Panorama 21 : intersections arts sciences au Fresnoy

Félix Luque et Inigo Bilbao, "Junkyard" © Le Fresnoy — Studio national des arts contemporains

Cette année, les créations des élèves et des professeurs intervenants sont mises en analogie stimulatrice avec des objets ou des œuvres plus ou moins traditionnels issues des musées régionaux. Elles ont pour raison d’être d’éveiller un rapport susceptible de rapprocher des productions ou des créations du passé avec les travaux actuels constitués avec des technologies novatrices et des procédés soit neufs, soit anciens revisités.

Ce grand brassage produit une accumulation fabuleuse d’impressions, d’images, de réflexions. Ce n’est pas toujours en évidente adéquation avec le discours. Il arrive donc que certaines intentions théoriques ne soient guère explicitées par ce qui est montré car leur essence se situe davantage dans la recherche que dans la (dé)monstration.

Annie Zadek accueille les visiteurs par l’intermédiaire d’une enseigne néon sur laquelle, en façade du lieu, elle fait défiler une liste de ses peurs qui, puisqu’elles naissent dans la société au sein de quoi nous vivons, sont souvent les mêmes que les nôtres. Une façon de rappeler que l’art est une pratique en liaison étroite avec la réalité du moment.

Entre réel et virtuel

L’emprise de l’industrie automobile sur le monde a suscité une réflexion complexe chez Luque et Bilbao. Leur installation de bagnoles en partie désossées et empilées suscite inévitablement la double image de cimetières de voitures et de parkings automatiques à étages. C’est-à-dire tout à la fois les déformations produites par les accidents, les dépouillements partiels de réemploi, les entassements polluants, les expérimentations technologiques, la prolifération de véhicules mortifère pour  la mobilité. Les vidéos qui les accompagnent mettent l’accent sur les connexions symboliques entre automobile et érotisme, course permanente, fuite en avant, existence réduite au tourner en rond, leurre de la vitesse libératrice, défi en instance de mort ou d’atteintes à l’intégrité physique.

Thomas Depas s’inquiète des éventualités de l’intelligence artificielle menant à une emprise grandissante sur notre existence, menace de plus en plus perceptible des institutions nationales ou internationales sur nos libertés élémentaires. Elle génère des mondes imaginés susceptibles d’être perçus plus réels que la réalité.

Ainsi, Jonathan Paquet immerge dans un lieu que Matisse a peint, un appartement donnant sur la mer à Collioure. Le visiteur s’imprègne de l’atmosphère tandis que son casque visuel lui permet de meubler la pièce des objets du tableau absents dans la réalité de l’installation. Le va-et-vient entre réalité de la visite, factice de l’installation mimétique et insertion du virtuel transplanté de la peinture au leurre du lieu forme une sorte de vertigineuse mise en abyme. À son tour, Alice Goudon  entremêle en vidéo réalité et fantastique au point de les confondre.

Les photos numériques d’Olivier Sola sont des avatars de la lumière solaire aux alentours du cercle polaire. Travail de manipulation électronique de la luminosité astrale, ces représentations immatérielles d’un phénomène optique prolongent dans le domaine virtuel les traditionnels couchers prisés des impressionnistes et de nombres de peintres ou photographes figuratifs. Elles interpellent au sujet de la représentation, entre autres à travers la différence de sensation face au lisse de la surface d’une photo et face aux plis et froissements d’un papier vite déformé par des manipulations successives.

Eliane Aisso entraîne le visiteur dans l’intimité d’une communion avec les êtres chers (ou non) partis dans un au-delà de croyants. D’étranges sculptures sont rassemblées pour communiquer avec ceux qui sont devenus invisibles mais jouiront du privilège de se réincarner selon la tradition religieuse du Bénin. En complément, une demi-douzaine de photos de personnages fantomatiques et hiératiques censés être des intercesseurs entre le monde concret et le surnaturel.

À l’instar du peintre Paul Delvaux qui installait des femmes nues dans des lieux publics, Rony Tanios fait déambuler un adolescent dénudé à l’intérieur de son lycée. Comme personne ne semble s’apercevoir de cette tenue incongrue, cette tranche de vie ordinaire prend des allures oniriques, qualifiées de surréalistes par d’aucuns. Le scénario s’ancre néanmoins dans une interrogation à propos de la singularité, des normes imposées, de la solitude à assumer.

Les photographies monumentales, suspendues et déroulées de Fanny Béguély imposent des surgissements que l’on dirait d’incandescence. Il convient de les regarder, de s’en imprégner comme ces signes ésotériques dans lesquels des devins interrogent les puissances cachées. À percevoir aussi comme des signaux d’une nature qui finirait (si ce n’est pas en train de se faire) par s’autodétruire à cause des humains ayant trop joué aux démiurges. Félicie d’Estienne d’Orves est fascinée par les couchers de soleil sur Mars, insertion dans la lignée des paysagistes impressionnistes lorsqu’ils peignaient les crépuscules. Comme l’écrit Jean-Hubert Martin, elle « met en scène un revenant martien avec des paysages de pierre et de papier».

Thiago Antonio immerge le visiteur dans un cosmos d’objets en verre soufflé (allusion aux pratiques alchimistes) qui, suspendus dans l’espace, forment une sorte d’organisation planétaire de figures et couleurs diaprées. Yann Tomaszewski  opère un retour vers une géologie minérale renouvelée en alignant des sculptures hybrides quelque peu inquiétantes, suscitant une attirance comme tout qui est vénéneux. À partir de l’aluminiumd’antennes TV obsolètes, Vincent  Pouydesseau reproduit des tubes métalliques, recrée des concrétions aux allures quelquefois coralliennes. L’ensemble a conservé la possibilité de capter des ondes. En s’y promenant, on y provoque des flux qui modifient la coloration des objets. D’un paysage naguère hérissé au faîte des toitures, l’artiste fait un espace mi-lunaire mi-aquatique imaginaire et attrayant.

Camila Rodriguez Triana « Résilience » © Le Fresnoy — Studio national des arts contemporains

Camela Rodriguez Triana s’est emparée de livres traitant de la colonisation de l’Amérique selon le seul point de vue du colonisateur. Elle exorcise cette déformation partisane en maculant leurs pages avec de la boue locale, en brodant le nom de ses ancêtres amérindiens avec du fil d’or.

Technologies et perceptions

Profitant de la méthode du speed-dating,  Alexandre Suire incite deux visiteurs à s’installer l’un devant l’autre autour d’une table, à engager une conversation après s’être munis de casques audio. Les voix seront peu à peu déformées par l’intermédiaire d’un ordinateur. L’expérience étant de jauger l’effet produit sur la sensibilité de l’autre personne.

Les sculptures transparentes que Claire Williams a conçues sont remplies de gaz. Des informations transmises par l’Institut météorologique belge donnent des indications sur l’activité solaire ; ces infos sont transformées en mouvements et sons et deviennent perceptibles dans les sculptures et dans le corps des visiteurs dès qu’ils posent leurs coudes sur le grand disque plat qui accueille l’ensemble de l’installation. Une façon d‘être en contact perceptible avec des forces invisibles de notre univers.

Yosra Mojtahedi, « Vitamorphose » © Le Fresnoy — Studio national des arts contemporains

Yosra Mojtahedi aurait sans doute pu être une émule du Dr Frankenstein et du mythe qui en découle, sur lequel Faye Formisano se penche dans un film. Mais ici sa ‘créature’ n’a rien de monstrueux, d’agressif. Elle est seulement composée de deux matières l’une inerte en plâtre,  l’autre  en silicone réactif à des présences détectées par des capteurs. Bravant le tabou du corps tel qu’il sévit encore aujourd’hui dans son Iran natal, sa sculpture se comporte à la manière d’une peau stimulée par des caresses. Expérience davantage scientifique qu’artistique, Adrien Téqui utilise une texture vivante régulièrement nourrie par un mécanisme programmé, qui n’est ni animale ni végétale mais est en constante expansion.

Pierre Pauze offre une observation complexe de mise en jeu de comportement à partir d’une drogue stimulant les réactions amoureuses conçue pour cette recherche. Des participants ont été filmés lors d’une soirée dansante sous l’influence de dilutions de cette substance. Par ailleurs, des réactions cellulaires ont été observées et les formes qui en résultent apparaissent en néons. Ceci constituant la partie spectaculaire d’une expérimentation aléatoire à propos de la mémoire de l’eau supposée avoir conservé les traces de la drogue.

Se basant sur le système KANO qui est censé prendre en compte les désirs conditionnels de clients, Clément Vieille a élaboré une sorte de bureau idéal, nanti d’objets prototypes concrétisés par imprimante 3D. Le tout en relation avec des sphères mathématiques du XVIIe siècle, analogie d’évidence entre le passé et notre époque. D’où une fascination engendrée notamment par l’usage du bois qui confère à la structure une présence sensuelle particulière.

Documentaire et imaginaire

Nicolas Gourault propose une installation particulièrement complexe qui s’inscrit au croisement de plusieurs disciplines : documentaire, film d’animation, bilan scientifique d’observat1ion d’un événement, interview… Il a en effet conçu une perception multiforme pour revenir sur le fait divers tragique de la mort de 96 supporters au stade d’Hillsborough en 1989, en analyser le déroulement, le confronter à des témoignages. Cette comparaison entre réel et virtuel prend des allures déconcertantes. L’usage d’une technologie destinée à simuler des comportements de foule, notamment en recherche publicitaire, se pare de science-fiction ou de fantastique par l’apparence artificielle des personnages incarnés alors qu’en parallèle surgissent les récits des témoins de la catastrophe. 

En 50 minutes de projection, Ugo Arsac part vers l’exploration d’un univers souterrain, forcément mystérieux. Wang Bing  a filmé undocument social  sur les ateliers de tissage en Chine et la difficulté de s’en sortir. Guangli Liu s’intéresse à une autre cité chinoise où on travaille l’antimoine dans un climat de misère sociale et écologique. Yuyan Wang observe le labeur de ceux qui travaillent la pierre et se retrouvent en permanence dans un brouillard de poussière.

Blanca Camell Gallay  traverse Barcelone afin d’y retrouver la mémoire qu’elle en a, ce qui l’amène à percevoir les changements d’une ville de plus en plus envahie par les touristes. Durant un quart d’heure, Chloé Belloc synthétise sa promenade la nuit avec son autiste de frère. Une déambulation à propos de deux visions du monde. Le passage d’un personnage ambigu, une travestie mexicaine, d’un carnaval local à celui de Dunkerque s’avèrent pour Fernando Colin Roque un moyen de se poser des questions sur la vie face à la mort.

Le duo Fleuryfontaine traite de façon ludique une forme d’existence testée par des individus refusant de quitter leur habitation  durant des périodes plutôt longues.  Il en ressort une certaine dérision  face à une démarche radicale de coupure avec un quotidien collectif mais aussi une interpellation sur la place de l’individu à propos d’une période où tout va trop vite, devient trop communautaire.

Mili Pecherer emmène dans une fable aux limites du fantastique d’une femme qui part, telle une bouteille à la mer, à l’aventure vers ailleurs. Sa quête, au cœur de paysages désertiques et d’actions parfois confuses avec un troupeau de béliers peu à peu décimé, se dirige vers la lucidité de percevoir que personne n’est jamais vraiment innocent. La légende de la sauvegarde de la paix mise en images par Moïse Togo relie les traditions ancestrales et la modernité.  La séparation entre deux frères réfugiés dans des régions différentes engendre une recherche pour correspondre, se retrouver éventuellement à travers les images de Thanasis Trouboukis, entrecoupées par celles, fantomatiques, de navires et de flots.

 Dans une atmosphère où la lumière invente un décalage subtil avec le réel, Alex Verhaest filme une  femme que ronge une  culpabilité vaguement judéo-chrétienne. Les liens familiaux sont ceux de tensions nées des rapports filiaux bousculés sur fond de mort prochaine. Nataliya Ilchuk installe sa caméra dans l’intimité d’une gamine, de sa mère enceinte, du frère enfin né. Leurs relations dans l’intimité, tactiles et ludiques, tendres et cruelles se tissent par des gestes et des bruits vocaux, en une sorte de poème visuel. Au travers d’un cocktail de vues réalistes ou abstraites, des séquences figuratives brutes ou de flou érotique, de jeu d’acteur ou de dessins anciens, de voix off ou sous-titrée, de poésie ou d’aphorismes ou d’information historique, Janaina Wagner travaille l’image et le son pour approcher les fantasmes du loup-garou dans un virtuose « Licantropia ».

Marina Smorodinova s’est lancée dans un film expérimental sur la vie en immeuble partagé. Les décors y sont alternativement réalistes ou dessinés, les personnages translucides ou opaques, les actions jouées dans leur gestuelle quotidienne ou chorégraphiées. Cette alternance se poursuit avec paroles et silences, réalisme et déformation. Tout semble décalé par référence au réel. Cette tranche de vie s’ouvre sur un imaginaire capable de fantasmer à propos de ce qui peut créer des failles entre liberté individuelle et obligations collectives. Une interrogation qui surgit aussi à travers les images de Melisa Liebenthal  où l’individu parvient malaisément à se situer tant par rapport aux autres qu’à lui-même.

Michel Voiturier

Expo « Les revenants : Panorama 21» au Fresnoy, 22 rue du Fresnoy à Tourcoing [F] jusqu’au 29 décembre 2019. Infos : +33 (0)320 28 38 00 ou  https://www.lefresnoy.net/fr/expo/panorama-21

Catalogue : Jean-Hubert Martin, «Les revenants », Tourcoing, Le Fresnoy, 136p.(bilingue français – anglais)

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