Peter Saul, une exubérance comico-tragique en technicolor

Une perception de Donald Trump (Art Appreciation, 2016, acrylique sur toile, Coll. Foundation Aishti, Beyrouth, Liban © 2020 Peter Saul/ Artist’s Rights Society (ARS), New York.)

Pour ce contestataire impénitent et impertinent, la couleur est un élément de séduction. Il est de ceux qui enrobent leur causticité avec des emballages bigarrés, se définissant lui-même en tant que « spécialiste des tableaux très dérangeants peints façon glamour ». Cela chante aux yeux, cela grince à l’esprit.

Peter Saul est homme de la profusion. Il affectionne l’entassement, l’accumulation. Il associe les références à la culture, essentiellement étasunienne, que ce soit dans le corpus de la b.d., du dessin animé, des westerns, de la publicité, des manières de vivre et d’être mais aussi dans des poncifs de l’histoire de l’art. L’actualité politique, nationale autant qu’internationale, s’avère cible de choix. La déviance des comportements collectifs n’échappe pas à sa vindicte : surconsommation permanente, addictions en tous genres, inconséquences écologiques, abêtissements médiatiques, conditionnement à la passivité citoyenne via le culte des super-héros, sabotages de la démocratie, suprématie de l’argent…

Une provocation esthétique délibérée

Il ne s’agit cependant pas que d’un jeu de massacre mais bien, constate Annabelle Ténèze, d’ «un art attentif au chaos du monde ». Entre le manichéisme de Guignol et la bêtise meurtrière d’Ubu, Saul dénonce des comportements individuels et collectifs avec une virulence libératoire. Il s’éloigne volontairement du postulat généralement admis de restreindre l’art à la notion de beauté. Impératif qui détourne l’art de jouer son rôle de catalyseur de la réalité en sa globalité et récuserait une fois pour toutes des œuvres comme Portrait de vieille femme grotesque de Quentin Metsys, Les désastres de la guerre de Goya ou le Guernica de Picasso.

 Mais l’apparence kitsch de l’univers qu’il évoque oblige le public à s’interroger sur des habitudes, des stéréotypes, des dérives, des dévoiements sans néanmoins que l’approche du message puisse être décodée jusque dans ses détails. Il y a bien des pistes qui s’avèrent révélatrices mais ne permettent que rarement d’être exploitées dans leur globalité puisque des éléments contradictoires s’y glissent. Le peintre ne cherche en effet nullement de moraliser, de philosopher, d’expliquer.

Demeure le plus souvent un doute, une incertitude, l’inattendu d’une anomalie susceptible de fissurer un raisonnement trop rationnel. Les apparences colorées tapageuses possèdent le pouvoir d’attraction du conditionnement publicitaire ; en revanche, les distorsions et les vulgarités provocatrices auraient tendance à repousser, à éloigner l’envie de partager la colère, la dénonciation par l’artiste d’une société consumériste, matérialiste, compétitive, vénale, liberticide en fonctionnement permanent derrière la façade des valeurs des droits humains théoriques.

Ce que John Yau résume chez Peter Saul comme un « mélange d’humour et d’indignation » entremêle dérision et causticité, parodie et raillerie avec des moyens graphiques qui empruntent leur impétuosité à la caricature la plus mordante et la plus anticonformiste. Les outrances pullulent dans les déformations anatomiques, les actions exacerbées. C’est l’appartenance à une lignée qui s’étend de Bosch à Daumier et à Siné en passant par Basil Wolverton, Larry Welz, Will Elder ou Robert Crumb et les drilles de Charlie Hebdo ainsi que de Hara Kiri.

Un aperçu sociétal ravageur

La forme est fondamentale chez Saul. Lorsqu’on parcourt ses œuvres de jeunesse, on perçoit combien il a bénéficié des audaces de ses prédécesseurs avant-gardistes cubistes, futuristes,  dadaïstes et surréalistes. Il adjoint des collages matiéristes ou typographiques à ses compositions, il morcelle des éléments narratifs car il ne dédaigne pas l’anecdote sans pour autant s’y appesantir ; il ajoute des phylactères ou des commentaires écrits ; il parsème l’espace de logos ou signes graphiques idéologiques ; il navigue de l’évocation réaliste aux métamorphoses fantasmatiques ; il préfère l’allusif ou l’analogique à la minutie descriptive.  

Au fil des œuvres exposées, se dessine une vision critique d’une bonne part de l’histoire étasunienne en particulier et mondiale en général à travers des allusions nombreuses à des événements qui ont marqué l’époque : guerres du Vietnam et contre l’Irak, luttes à l’encontre du racisme et du sexisme, procès où la justice fut autre qu’équitable, personnages politiques et médiatiques contestés ou incontestables.

Certains présidents des USA notamment Bush ou Trump mais aussi Fidel Castro, Mohammed Ali, Angela Davis se retrouvent sujets de ses peintures. Quant aux personnages de fiction, ils sortent des dessins animés comme Donald Duck, Mickey Mouse ou de bandes dessinées comme Superman. Et, concernant une culture plus traditionnelle, il y a des allusions à des tableaux célèbres allègrement parodiés tels la Joconde, Guernica, le Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard de Louis David, La mort de Sardanapale de Delacroix…

On découvre aussi nombre de caractéristiques de l’existence ordinaire au sein d’une civilisation de la surproduction par l’intermédiaires d’objets envahissants au point de devenir quelquefois tentaculaires ou phagocytaires : automobiles, routes, avions, armes, réfrigérateurs et autres ustensiles ménagers, hamburgers et sodas, boîtes de conserve, emballages plastic, liasses de dollars, bâtiments dont des banques, papier toilette, seringues et tuyauteries tant domestiques que médicales, cigarettes et alcools…

Cet ensemble rétrospectif significatif est, d’une part, un exemple éloquent de ce que s’avère un artiste profondément engagé dont un des objectifs est resté de poursuivre une tradition de ‘peinture d’histoire’ riche jusqu’au XIXe siècle où elle disparut au profit de la photographie. Non seulement le fond se décode subversif mais la pratique bouscule les traditions autant que les modes plus ou moins éphémères de l’histoire de l’art récente. D’autre part, la succession chronologique des œuvres traverse, après les avoir quelquefois précédés, plusieurs courants artistiques récents : pop art, figuration narrative, folk art, funk, bad painting, more. Peter Saul démontre sa fidélité à son principe  que «Ne pas être choquant c’est accepter d’être un meuble ». 

Michel Voiturier

« Peter Saul » jusqu’au 23 août 2020 au Delta, avenue Golenvaux 18 à Namur. Infos :  081 7767 73 ou https://www.ledelta.be/

Catalogue : Annabelle Ténèze, John Yau, Peter Saul, « Pop Funk Bad painting et More : Peter Saul », Toulouse/Namur, Les Abattoirs/Delta, 2019, 223 p. (35€) [bilingue : français/anglais]

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