Patrimoine d’hier comme écrin à celui de demain

Daniel Locus, « Table Talk », 1994 – 2006, photographies sur toile, installation aux dimensions variables

Petite révolution estivale dans le monde de l’art à Tournai où les politiques n’ont toujours pas vraiment compris que dans une région sans industrie véritable, le tourisme est un moteur économique performant et le sera encore davantage dans les années à venir. Que, dans cette dynamique à booster, la culture, l’art en général et l’art contemporain en particulier a un rôle à jouer.

Ils sont trois, jeunes, historiens de l’art passionnés, Robin Legge, Jeanne François et Lola Pirlet. Ils ont l’ambitieux projet de remplacer la défunte triennale de la tapisserie par une autre qui sera… annuelle puisqu’une année serait dévolue à l’art contemporain, une autre au design et au textile et enfin la troisième à l’architecture et à l’art urbain. Le tout résolument associé à des lieux du patrimoine, de façon à réconcilier passé et présent, histoire et avenir. D’où le nom donné au projet : Intersections.

La première édition est consacrée à deux artistes belges qui ont pu soit avoir un rapport extérieur avec des endroits reconnus de Tournai, soit associer leurs créations au contenu de certains musées. Dany Danino (1971) est dessinateur, graveur et peintre. Daniel Locus (1951) est photographe et vidéaste. L’un autant que l’autre ont puisé dans leur production mais ils ont également créé pour la circonstance des œuvres nouvelles en dialogue direct avec les collections au sein desquelles ils sont invités.

Au surplus, dans les espaces muséaux, grâce à une présence rapprochée, il est intéressant de comparer des œuvres du fonds permanent et leurs interprétations ou métamorphoses actuelles, de confronter aussi les pratiques en tant que techniques mais encore en tant que perception esthétique dans la mesure où l’histoire de l’art est passée par bien des stades évolutifs entre les époques antérieures et notre présent.

Dany Danino, traits et pinceaux

Dany Danino, « La chute des anges rebelles » (détail) 2016, bic, © Philippe De Gobert
Il y a un héritage évident du baroque chez Danino. Ses travaux au bic, sur les traces de Jan Fabre qui a pas mal pratiqué ce procédé singulier, doivent une part de leur qualité à la finesse du trait que ce stylo induit. Cela donne une délicatesse au dessin qui l’apparenterait quelquefois à de la dentelle. Pour autant, il n’en dédaigne pas des plages plus denses qui s’étalent comme des îles ou des continents.

L’artiste est d’abord figuratif. Lorsqu’il s’inspire, par exemple, de « L’Atelier » de De Braekeleer du Musée des Beaux-Arts, l’essentiel du sujet de la peinture originelle se retrouve. Mais il est reformulé plastiquement avec des libertés graphiques, des surfaces laissées en blanc, donc avec une transcription inédite qui ne joue pas au trompe-l’œil puisque elle montre clairement ses différences. « Hommage à Gallait, Meunier et Fantin-Latour », brassage synthétique des éléments appartenant à chacun des ces trois artistes, se réalise avec des surimpressions d’un sujet sur l’autre. Le trait, là, en devient foison, prolifération, conversions. Et rappelle, çà et là, une facture de bande dessinée. On retrouvera semblable pêle-mêle dans « Figures démultipliées ».

Un aspect original du travail de Danino est « Fosse commune » aux cimaises du TAMAT. Ce sont des dessins tracés sur des passe-partout, ces cartons qui entourent une gravure encadrée. D’ordinaire, ils restent blancs, vierges afin de mettre en valeur l’œuvre qui sera placée dans le vide du centre. Or, ici, ce centre est vide et les contours sont en majeure partie support de dessins. Inversion par conséquent du rôle de cet accessoire d’encadreur puisque, au lieu que le regard soit focalisé sur une réalisation artistique, il est invité à se contenter du creux, du néant, de l’absence.

L’utilisation de tissus suspendus s’apparente aux suaires. Quand ils sont superposés recto-verso, notamment sur le thème du Christ et de sa crucifixion, ils prennent une importance spatiale renforcée par la relative transparence des matières mêlant le graphisme de deux dessins initialement indépendants. Mais c’est le triple vélum de l’église St-Jacques qui donne l’idée la plus accomplie de l’art du dessinateur : un gigantesque crucifié flottant au dessus de nos têtes. Ce corps torturé laisse percevoir sur sa peau des éléments architecturaux de la ville, des paysages, des personnages, des symboles ; et la couronne d’épines du supplicié se confond avec une chevelure dramatiquement ébouriffée.

Au musée d’Histoire naturelle, des dessins sont rehaussés d’aquarelle et le crayon feutre accompagne le stylo bille. Au bleu initial – qui, soit dit en passant, s’avère identique à celui des motifs décorant la célèbre porcelaine de Tournai – cher à l’artiste s’ajoutent des coloris nouveaux. Les animaux inscrits sur le papier sont en regard de ceux, naturalisés, qui constituent la collection du lieu. L’image en deux dimensions accompagne les bêtes conservées en trois, presque sculptures en somme.

La peinture de Danino s’appréhende en tant que matière. Sans aller jusqu’aux superpositions de couches chères à Eugène Leroy, elle ne se contente pas du lisse. Il lui faut de l’épaisseur. Les quatre tableaux « Cologne détruite » en témoignent ou son « Champignon nucléaire ». Cette démarche picturale, une fois encore, se complète de la comparaison avec l’originel tel que « Les Marais » d’Ensor.

Daniel Locus, instantanés et poses

Les transpositions, chez Daniel Locus, sont singulières. Qu’il s’inspire de la peinture « La mort de Marat » de David ou d’un autre méfait historique, il en donne une sorte de synthèse elliptique allusive qui va au-delà de ce que serait une visualisation réaliste : elle fait, en effet, appel à l’imagination du visiteur. Le député révolutionnaire assassiné, c’est simplement un bras posé sur une table recouverte d’un tapis rouge. Le guillotinage de Louis XVI, une tête emmaillotée dans une bande velpeau, posée elle aussi sur une nappe, mais de type toile cirée. Quant à Naïm Khader, militant palestinien sauvagement éliminé, ce qui l’identifie, c’est une étiquette de morgue attachée à son pied.

Le photographe pousse encore plus loin sa conceptualisation. Le panorama de la bataille de Fontenoy qu’il a installé au musée d’Histoire militaire est un paysage verdoyant dont on ne distingue que les nuances de vert d’arbustes ou de prairies totalement flous. Il porte, au centre, une indication en lettres blanches, celle du nom du village. Ce n’est donc nullement un lieu identifiable qui nous est proposé, c’est avant tout un endroit quelconque transformé en emplacement historique grâce au nom qui lui est attribué. Processus devenu familier depuis l’urinoir-fontaine de Marcel Duchamp ou le ‘ceci n’est pas une pipe’ de René Magritte et qui rejoint le ‘mentir vrai’ de Louis Aragon pour la littérature.

Le floral est un thème coutumier en art. Sans s’en emparer afin d’user des bouquets comme des vanités d’autrefois, tableaux destinés à rappeler allégoriquement la mort, Locus affectionne de les fixer au moment où les fleurs sont en train de se faner, de passer du stade de la vitalité colorée à celui d’une décrépitude qui n’est pas sans beauté. Ainsi l’objectif a figé l’éphémère, la fragilité, le passage du temps et ses conséquences.

Les impressions sur assiette visibles au TAMAT ont, en toute logique, trait à l’action de se nourrir. Elles sont une mise en abyme du convive qui voit, ainsi qu’en un miroir, un double de soi-même, appartenant au monde artistique, en apprentissage des bonnes manières, surpris tandis qu’il (elle) se frotte la bouche avec une serviette.

En qualité de vidéaste, Locus tente d’aller au-delà des apparences. « Interférences » visible à l’étage du beffroi, semble être l’interview de quatre des conservateurs de musées de la cité. Chacun y va de ses options culturelles personnelles en ce qui concerne sa fonction. Or, quatre écrans diffusent simultanément les dires du quatuor. Résultat : les paroles s’entrechoquent, se croisent, se télescopent et leurs propos ne sont plus perçus que partiellement, les mots appartenant dès lors à un magma sonore, une musique collective, un chœur parlé compact dont les messages restent partiels, brouillés. Chose courante dans la vie journalière lorsque des conversations se brassent au mitan du brouhaha des mondanités ou des cités urbaines.

Au musée de Folklore et des Imaginaires, une vidéo rapporte la jeunesse du vidéaste sous le titre « Je joue » égrenant des mots hachés émotionnants dans la salle des enfants abandonnés. Au bureau du Tourisme, c’est une traversée fluviale de Tournai qui relie cette manifestation au patrimoine, tout comme « Roland », tourné à partir de la tapisserie ancienne de « La Bataille de Roncevaux ». Ou ce travelling à l’intérieur d’un tableau narrant « La Défense de Tournai par la princesse d’Epinoy » qui entraîne le spectateur au coeur du temps.

Lorsque le périple s’achève par l’église St-Jacques, chacun repartira avec, en mémoire, cette phrase projetée par Locus sur le sol paroissial : ESPACE DE LIBERTÉ//LIBERTÉ DE PENSÉE. Phrase qui résume assez le propos de ce premier volet de cette première des Triennales de Tournai, dont il subsistera, outre quelques œuvres dispersées, un anonyme et remarquable « Guide du Visiteur », trilingue, bourré d’informations et de commentaires pertinents et sous-titré « Daniel Locus Dany Danino le faussaire et l’aveugle ».

Michel Voiturier

Parcours expos « Le faussaire et l’aveugle » jusqu’au 22 septembre 2019 en dix lieux de Tournai. Infos : +32 69 22 20 45 ou https://triennaleintersections.be/

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