Ode à l’interdépendance du vivant

À l’invitation du BPS22 de présenter un panorama rétrospectif et actualisé de sa production artistique, Laurence Dervaux (°1962, Tournai) s’est retrouvée confrontée à un sentiment de finitude, un thème qui l’occupe depuis de nombreuses années mais qui n’est jamais abordé sous l’angle individuel. Dépassant son appréhension première, elle a accepté de travailler à l’élaboration d’un parcours que l’on pourrait qualifier d’initiatique, voire de radiographique, du fait de sa capacité à nous faire voyager à l’intérieur de nous-même pour révéler tant la beauté que la vulnérabilité de notre existence terrestre.

Laurence Dervaux (1) : Le verre est omniprésent dans mon travail parce qu’il induit, d’office, une notion de fragilité et, de ce fait, une notion de prévenance : faire attention afin de ne pas prendre le risque de le briser. Le verre, d’apparence fragile, est une matière solide qui peut traverser des siècles. Des verreries sont transmises de génération en génération sans pour autant s’altérer. En définitive, lorsqu’un verre se brise, c’est rarement dû à ses propriétés, c’est généralement la manipulation humaine qui le fragilise. D’autre part, cette matière relève d’un procédé qui s’apparente au changement d’état abordé dans mon travail, dans le sens où elle passe d’un état solide à un état liquide pour à nouveau se solidifier et devenir une matière sèche qui reste liquéfiable, approchant, également, celui du cycle de la vie.

Au premier étage du Musée, dans un espace de passage relativement réduit, l’installation Fluides humains (2006-2007) se présente sous la forme de quatorze tables sur pieds, disposant chacune d’une ou plusieurs sculptures en verre éclairées de manière zénithale ; un agencement théâtralisé qui renforce la vulnérabilité des organes humains représentés et qui, de facto, nous impose lenteur et précaution dans la déambulation.

L.D. : Pour la conception de Fluides humains (2006-2007), je suis allée à la rencontre d’un souffleur de verre pour laboratoire, basé en Hauts-de-France, et qui travaille selon un procédé technique tout à fait différent de ce que j’avais l’habitude d’expérimenter jusqu’à présent. Lorsque je suis arrivée chez lui avec mon projet de sculptures, il a d’abord décliné cette proposition inhabituelle avant de décider de tout de même tenter l’expérience. Nous avons ainsi travaillé ensemble à l’exécution des sculptures exposées ; ce fut un long travail d’essais et de recalibrages réguliers, de mon côté comme du sien, qui a nécessité de nombreuses venues sur site pendant près d’une année entière. Tandis qu’il manipulait la matière, je donnais des instructions quant à la régulation et à l’intensité du souffle émis au regard de ses effets sur le verre. Et si l’on prête attention aux détails, on constate que les sculptures possèdent toutes leur propre bulle d’air, comme si elles contenaient encore le souffle du souffleur. Cette bulle permet la formation de gouttes de condensation qui, en tombant, vont créer une onde de vie à l’intérieur de chacun des organes.

« Quand l’enfant naît, ses veines transportent une certaine quantité de sang, mais celles de l’adulte en transportent bien davantage, et s’il s’en perd au long de la vie, par accident ou selon les lois de la nature pour ce qui est des femmes, il s’en recrée aussi en permanence. Le sang est indispensable à la vie, il en est le support, et sa présence dans le corps en est le signe, car il est d’expérience triviale qu’un corps vivant saigné à blanc devient un corps mort, et froid. Sang et vie sont chaleur.« 2

L.D : Il y a des pièces que je souffle moi-même, mais pour les pièces techniques ou de grand format, je travaille en collaboration avec des maîtres verriers. Réalisées selon la technique du soufflage à la canne, les sculptures en forme de gouttes – dont vingt-six sont exposées dans la grande halle du Musée –, résultent d’un véritable travail de collaboration initié entre 2005 et 2006 avec les souffleurs de verre d’une entreprise située à La Louvière, ce qui a donné lieu à la création de sculptures aux qualités formelles uniques. Bien que présentée à de maintes reprises, une partie de cette installation a fait l’objet d’une réactualisation inédite, intitulée pour l’occasion Chaque sculpture représente la quantité de sang contenue dans un corps humain adulte ou enfant (2023). Avec l’aide de l’équipe du Musée et de mes assistants, nous avons accroché des câbles sur lesquels nous sommes venus bobiner de la matière textile que j’avais précédemment teinte à l’atelier, dans le but de construire des formes sculpturales qui, tels des pansements, font allusion à de la chair humaine ensanglantée. Quant à la disposition des vingt-six gouttes renfermant, de manière symbolique, le sang contenu dans un corps humain, certaines ont été volontairement suspendues à seulement quelques centimètres du sol, ce qui suggère possiblement la rupture qui conduirait irrémédiablement à l’écoulement, et donc à la perte du précieux liquide ; un instant fugace et lourd de sens que j’ai immortalisé dans la vidéo Be Passing (2010) – présentée au premier étage de l’exposition – et qui diffuse en boucle la chute d’une fiole de sang qui se brise.

L.D : La dualité vie-mort est constante dans mon travail et se caractérise, entre autres, par la présence du diptyque intitulé Fougère – Eau contenue dans les mains (2006), deux petites pièces disposées l’une à côté de l’autre sur un des grands murs de l’exposition. Choisie pour ses qualités intrinsèques, cette fougère exprime à elle seule la résilience puisqu’il s’agit de l’une des trois premières plantes à réapparaître à la suite de l’extinction des dinosaures et, mille ans plus tard, la première à essaimer. Fragile de par sa taille et son acclimatation forcée dans un environnement clos, elle nécessite désormais soin et attention pour bien grandir. En contrepoint et placée à hauteur de bouche, une sculpture en résine porte l’empreinte de paumes humaines tentant de retenir un volume d’eau, devenu fossile. C’est l’onde gravée à sa surface qui nous fait un instant hésiter sur la vraisemblance de ce bol primitif, sorte de signal d’alerte sur l’état d’assèchement du monde.

L.D : Dans sa dimension tant symbolique que physique, l’eau est présente dans nombre de mes travaux, et est assurément l’élément central de l’installation immersive élaborée spécifiquement pour la Salle Dupont. Destinée à accueillir le public dès son entrée dans l’exposition, La quantité d’eau contenue dans dix-huit corps humains(2023) est caractérisée par, notamment, dix-huit imposants vases de la taille d’un humain adulte qui, au moyen d’un dispositif de miroirs et de liaisons minutieusement agencé, s’active de manière autonome pour créer sur les parois murales des reflets lumineux aux formes plus ou moins organiques. Au rythme d’un goutte à goutte produit par capillarité, les reflets s’animent d’oscillations aléatoires. Dans la pénombre, trois effets lumineux se distinguent : le rouge pour le sang, le jaune pour l’urine et le marron pour les matières fécales. Il s’agit des trois couleurs que nous retrouvons tout au long de l’exposition car, comme l’ensemble des fluides générés par notre mécanique interne, qu’ils soient considérés comme nobles ou non, tous sont essentiels à notre survie. Fonctionnant par capillarité, ce système ne requiert aucune technologie et peut être observé, écouté si l’on prend le temps de s’y attarder. Le titre de l’installation nous informe froidement que chacun de ces vases représente le corps de dix-huit personnes différentes et l’on comprend, dès lors, que le liquide contenu au départ, qui s’amenuise au fur et à mesure de son passage d’un vase à l’autre, jusqu’à s’évaporer quasiment complètement, évoque l’écoulement du temps, le vieillissement et, in fine, l’immatérialité de la vie humaine, à l’image des spectres lumineux dansant sur les murs. »

« On fait de l’art pour ne pas faire oublier aux autres qu’ils ne doivent pas perdre leur temps« 

Brognon Rollin (3)

            La pratique de Laurence Dervaux trouve une relative parenté avec celle développée par le duo d’artistes Brognon Rollin dans son attention centrée sur l’humain en dialogue avec une expérience de la durée, toute à la fois grave et poétique, et plus spécifiquement, dans son recours systématique au langage factuel via les légendes des œuvres ou cartels explicatifs qui, dans les deux cas, sous-tendent une démarche en prise directe avec le réel. S’attardant ainsi sur près de vingt années de créations déployées dans la quasi-totalité du BPS22, cette mise en exposition et en dialogue d’un pan important du travail de l’artiste a également le mérite d’accorder une place non négligeable à la respiration, comme un écho à la pulsion de vie capturée à jamais dans les très nombreuses verreries.

Clémentine Davin

(Le texte dans son entièreté est à découvrir dans le FluxNews 92)

(1) Propos issus d’une rencontre avec l’artiste lors du montage de son exposition au BPS22, quelques jours avant son ouverture publique.

(2) Citation de Françoise Héritier, extraite de son ouvrage intitulé Masculin/Féminin – La pensée de la différence, édité par Odile Jacob en 1996, p. 133

(3) Citation extraite d’un dialogue entre les artistes et Lino Polegato, à l’occasion de leur exposition « L’avant-dernière version de la réalité » au BPS22 à l’automne 2021, in FluxNews n°86, p.31.

BPS22 – MUSÉE D’ART DE LA PROVINCE DE HAINAUT

Boulevard Solvay, 22

6000 Charleroi

Du mardi au dimanche, 10:00 > 18:00

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