« Nympha Stumeadiana » par E2 (Sterput)

Stu Mead, sans titre, 1990-94

Troubles imprimés

Entretien avec Stu Mead

Fascination conjointe des auteurs, des éditeurs et de l’artiste lui-même pour ces troubles que ne cessent de produire les imprimés sur les images explicites qui hantent les esprits (et inversement, l’effet produit par les images troubles sur les imprimés) : à l’occasion de son exposition à E2 (Sterput), à Bruxelles, l’artiste américain Stu Mead (qui vit et travaille à Berlin) publie un éclatant catalogue, Nympha Stumeadiana, avec une préface très intéressante de Déline Luca. Ce catalogue audacieux allie une architecture éditoriale élémentaire propre aux auteurs de publications autonomes ainsi que des faits historiques (texte de présentation) et les orientations de l’artiste et de ses contemporains, qui déterminent conjointement cette concomitance inextricable entre les images et leurs formes imprimées. En décryptant les images, tout en évoquant le parcours de Stu Mead qui s’est déterminé par des publications autonomes plutôt que par un cheminement assujetti à un modèle prédéfini, Déline Luca révèle avec précision au lecteur comment ces images ne peuvent pas être dissociées de l’imprimé, quand bien même elles ont tout autant valeur de tableau. M’entretenant avec Stu Mead à l’occasion de cette parution, nous pouvons évoquer ensemble les sources au cœur de ces tableaux qui se résumeraient, une fois imprimés, à des images compulsives (pour le lecteur comme pour l’auteur) si la candeur indéfectible ne tensait pas ces images devenant tout à la fois poèmes et supports dérisoires de vices et vertus.

Annabelle Dupret : Je trouve un point de rencontre trouble entre deux tendances très distinctes qui apparaissent de concert dans chacune de vos peintures. Je veux évoquer la candeur et l’innocence qui rencontrent le voyeurisme ou le spectacle par exemple. Cela ne semble pas du tout être un désir de scandale qui guide cette rencontre, mais vraiment, plutôt, un désir de forme et de couleur et un désir indicible de situations érotiques explorées par ces voies. De la même façon, il y a l’aspect scénique qui crée simultanément deux univers : l’un d’un grand classicisme (architecture, culture, école musicale, innocence par exemple etc.) et l’autre tout à fait voyeuriste qui explore des formes, des situations perverses (toujours par les formes et les figures), et donc le degré d’excitation qu’elles suscitent à nos yeux. Il y a aussi l’érotisme extrême que crée la rencontre de situations comme saisies sur le vif avec des compositions d’une symétrie troublante… On pourrait dire que l’équilibre rencontre le trouble.

Stu Mead : Je n’ai pas beaucoup pensé à ces questions auparavant donc je ne sais pas par quelle voie aborder la réponse, mais je pense que vous avez raison. Cette idée de contraste pour rendre quelque chose de plus dramatique est significative. Dans chaque film, ou dans chaque chanson, on trouve ces éléments de contraste. Mais je pense sincèrement que je n’y pense pas tout à fait délibérément. Cependant, je suis attiré par des éléments de tendances classiques. Par exemple les anciennes architectures, les anciens bâtiments etc. Tout en adorant aussi l’idée moderniste de briser cela. Votre approche qui évite la seule question de sujet sexuel m’intéresse énormément. Et, oui, cela va bien au-delà de l’idée de choquer.

Oui. Et inversement, ce serait une erreur d’y voir exclusivement une question de composition et de couleur. On pourrait dire qu’il y a chaque fois une tension, une tension entre deux pôles en quelque sorte.

Je pense qu’il y a une tension dans ma vie. Je ne souhaite pas que les gens pensent que je suis handicapé quand ils regardent mon travail artistique. Mais ça m’affecte dans le monde. La question du laid et du beau, du coup, sont des choses qui m’aspirent beaucoup, dans le sens où la laideur aurait une attirance pour la beauté et inversement.

Cela crée un trouble, un trouble à l’adresse du regardeur également. Un élément fort présent dans votre travail est aussi la présence du regardeur dans les scènes. Une autre tension présente est aussi l’extrême équilibre des compositions, avec épisodiquement par exemple des scènes composées avec une grande symétrie. Auriez-vous des éclairages à donner sur le parallèle qu’on peut faire entre votre travail et l’illustration pour enfant ?

Oui, je suis par exemple très intéressé par l’illustration de jeunesse antérieure à ma génération. Des approches plus anciennes. Ces esthétiques me fascinent. Même certaines choses de Walt Disney. J’aime beaucoup des anciens styles d’illustrations. Aux États-Unis, elles sont devenues très populaires dans les années cinquante. Par exemple pour produire des Paperback books. Les couvertures étaient à chaque fois peintes par des illustrateurs qui avaient le talent d’un style à la fois très simple et condensé. Et le but de ces illustrations était affiché : que le lecteur soit attiré par leur popularité et qu’il achète ces livres. Et j’aime beaucoup cette esthétique simplissime. En plus de cet élément, je souhaite préciser que j’aime beaucoup les contes de fées et les histoires pour enfant. J’en ai lu énormément autour de mes vingt ans. J’étais très attiré par leur aspect symbolique, également leur interprétation freudienne. Et tout cela est arrivé à moi au même moment, c’est-à-dire quand j’ai commencé à étudier l’art. C’était déjà latent, autrement, quand j’étais enfant, quand j’étais adolescent.

On peut aussi faire un parallèle avec « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll ?

Oui, c’est très surréaliste. L’héroïne est une jeune fille. Bien entendu. J’adore ce personnage et, évidemment, les deux livres. L’héroïne, cette fille qui traverse tous ces étranges cauchemars etc. Les illustrations également. J’aime beaucoup les illustrations originales de John Tenniel. Un jour, j’ai acheté un livre au « Regard Moderne » (Librairie à Paris, rue Gît-le-Cœur), il y a des années, avec des centaines d’illustrateurs qui avaient abordés ce livre.

Et la version illustrée par Lewis Carroll lui-même ?

Ce sont de belles illustrations, mais il était bien meilleur encore en tant que photographe ! (rires) Il faut préciser que je suis extrêmement attiré dans mon travail par la douceur et l’innocence. En tant qu’images. Je le suis d’autant plus, vu l’ère dans laquelle on vit. On peut voir au même moment exposée une innocence en face de ce qui ne l’est pas, de quelque chose qui est sombre. Je crois que c’était quelque chose de typique dans la culture du XXème siècle. Évidemment pas partout, mais si on pense à Picasso, il y a exactement ça : cette chose extrêmement douce et innocente et en même moment brisée, retournée. Vous voyez, il mettait les deux en un ! (rires) Plus tard, dans le rock aussi, on retrouve cette innocence extrême et en même temps cette pénombre, cette sexualité. À mon sens, c’est juste quelque chose qui est dans la culture. Ce ne sont pas des choses auxquelles je pense beaucoup. Je vous les dis juste comme elles me viennent à l’esprit. Aujourd’hui, c’est plus dur pour moi de faire des œuvres que lorsque j’étais jeune.

Ce que vous dites à propos de l’innocence et du Rock est très précis, et je pense que c’est quelque chose qu’on n’expose peu souvent. C’est évidemment lié à la jeunesse, mais aussi à la candeur. Le plus souvent, la presse n’en évoque pas cette facette.

Oui, c’est tout à fait vrai. Et je pense que, pour ma génération (je suppose que vous êtes bien plus jeune que moi), cette découverte était une sorte de conte de fée car on était sortis de la guerre. Le massacre de la deuxième guerre mondiale était fini pour nous et il y avait une sorte d’euphorie. Et donc, mon enfance a véritablement été magnifique. Mais parallèlement à ça, il y avait plein d’autres choses qui se produisaient dans le monde: les assassinats et les manifestations, la guerre du Vietnam et ça s’amplifiait. Je vivais donc au cœur d’un mariage étrange entre l’innocence de la jeunesse et la monstruosité du monde.

Ça m’invite à parler de la jeune génération d’aujourd’hui. Elle est toute différente. Je me demande si elle ne doit pas se protéger à l’excès des assauts extérieurs. Et la question des émotions, dans tout cela, est cruciale. Je pense que, aujourd’hui, qu’une résistance importante se situe dans le manque de liaisons entre des générations d’artistes distinctes, ce qui fait disparaître certaines cultures visuelles et contre-cultures dans des niches dont elles peuvent très difficilement se dégager.

Oui ! Tout à fait ! Je pense que c’est une chose intéressante. Quand j’étais jeune, je faisais en quelque sorte partie de l’esprit du temps. J’étais complètement immergé dedans en quelque sorte. Mais aujourd’hui, je suis dans l’esprit de l’ancienne génération. Nous ne sommes plus connectés à ce que les choses sont aujourd’hui, leur manière de se produire. Je n’ai aucune idée de la façon dont les jeunes générations réagiraient à mon travail.

La question de l’accessibilité des œuvres est cruciale.

Oui ! C’est vrai (rires). Mais je suis très heureux qu’Émilie Ouvrard m’ait accueilli dans sa galerie E2 Sterput à Bruxelles. Elle réunit tout un réseau de personnes qui se connaissent à travers différents pays et qui traversent des expériences artistiques communes et collectives. C’est le cas du « Dernier Cri » à Marseille et de beaucoup d’autres groupes d’artistes. Oui, je sens un très grand support de ces personnes. Elles traversent toutes à leur façon la génération « Flicker ». Aux États-Unis, on a cette expression pour désigner cette génération des années quatre-vingt et nonante qui sont arrivées après la culture Punk. Mais aujourd’hui, ces gens font partie du Moyen-Age !

Nympha Stumeadiana, une sélection d’œuvres de l’artiste américain Stu Mead, avec un texte de Déline Luca («Stu Mead, le dernier nympholepte»), catalogue d’exposition de l’exposition “Divines“, éditions E2/Sterput, 2020.

Lire aussi : « Ceci n’est pas une petite fille », Libération, « Les 400 culs », le blog d’Agnès Giard

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