L’ancolie est une plante liée à la tristesse. Elle aurait aussi le pouvoir de guérir de cette maladie liée au capitalisme : l’avarice. De la sorte, l’actuelle expo installée dans la villa Empain mêle ce double aspect : les œuvres sélectionnées font la part belle à l’inquiétude chagrine et elles sont porteuses d’un généreux partage d’émotion.
Pour qui ne les connaît pas, il y a d’abord les lieux. Minutieusement rénovés par la Fondation Boghossian, ils illustrent la beauté de l’art déco tel que conçu par l’architecte Michel Polak qui a aussi signé à Bruxelles les galeries Saint-Hubert et le Résidence Palace. Les formes géométriques sobres des locaux et du mobilier s’allient aux matériaux inestimables que sont les marbres, les bois précieux d’Inde ou d’Amérique du Sud, le granit et le verre polis…
Au rez-de-chaussée
Chaque œuvre s’harmonise avec l’ensemble architectural. L’installation en noir et blanc réalisée par Abdlekader Benchamma dans le secrétariat envahit les murs, transformant la pièce en une grotte recouverte de motifs qui rappellent aussi bien les mouvements des marées océaniques que les aspérités minérales d’habitations troglodytes. La tapisserie conçue par KRJST (Justine de Moriamé, Erika Schillebeeckx) déverse sa cascade bleutée de matériaux tactiles depuis la coursive du haut. Alors que Claudio Parmiggiani étale ses têtes décapitées de statues antiques comme si l’art d’autrefois était jeté au rebut.
Dans une autre pièce, le même sculpteur associe en un raccourci elliptique saisissant une tête similaire posée sur un livre ouvert face à un réveil à l’ancienne pour rassembler en une même image l’idée d’un art supposé immortel et vecteur d’émotions même altéré par la durée, la notion d’ouvrage imprimé censé véhiculer de siècle en siècle des connaissances, la mesure du temps inventée par l’homme pour tenter de gérer son existence.
Embrayant sur la notion de littérature, Pascal Convert aligne des centaines de livres en verre. Ils contiennent des fragments désormais illisibles des pages qui ont échappé à la combustion lors de la confection durant la cuisson de chaque volume. Photographe à ses heures, l’artiste expose des photos monumentales, d’une précision sidérante, panorama impressionnant des sites archéologiques de la vallée de Bamiyan, saccagée par les ignares djihadistes. Une autre photo, signée Mimmo Jodice visite une bibliothèque dévastée, rappel de celle de Pergame, disparue avec l’empire romain, et les autodafés toujours menaçant des régimes totalitaires.
L’escalier qui mène à l’étage mène également vers deux tableaux de Farah Atassi. Leur aspect figuratif est davantage allusif que descriptif. Une géométrisation de l’espace provoque déjà une remise en question de la vision. S’y ajoute une rythmique visuelle composée de signes graphiques comme autant de notes jouées au piano par un jazzman be-bop.
À l’étage
Dans l’intimité de la petite chambre située au nord, veillent deux Chirico irradiant la luminosité fantomatique vespérale ou matinale des crépuscules. Ses personnages d’outre-temps semblent sous la surveillance impavide d’un être installé par Giacometti semblant méditer sur sa solitude écorchée. Des gravures de Delvaux se figent en un moment de pénombre mentale ; alors que deux autres représentants emblématiques de la déréliction, l’écrivain en mal d’écriture et le touriste balnéaire en face d’un océan dont l’infini le sidère, sont croqués chacun par un Félicien Rops en verve.
La salle d’armes révèle des extrêmes. Une jetée effilée comme un navajo se jetant dans l’immensité maritime nimbée d’une lueur d’outre-mort manifeste les angoisses sous-jacentes de Spilliaert. En guise de pendant, une toile de Schwontkowski, animée des mêmes tonalités renforcées ici par l’oxydation de métal mélangé aux pigments, ironise avec un humour plutôt noir sur le suicide. Une photo qualifiée de réalisme traumatique par son auteur Geert Goiris renforce encore l’étrangeté des atmosphères ainsi rassemblées : elle isole une ruine insolite surgie de l’eau du côté des côtes de Lettonie. Quant à El Anatsui, il utilise des éléments de récupération qu’il agence en éboulis ou en récif vertical afin de rappeler qu’au-delà du gaspillage, il existe des métamorphoses témoignant de cycles.
Une chambre d’ami contient des bribes temporelles. On Kawara archive des dates en une dizaine de volumes qui sont livrés en version audio tandis qu’alentour sont disposées les pierres sélectionnées sur une plage grecque par Lionel Estève. Elles forment une dispersion géographique ou cosmique, traces éparses marquées d’une coloration dans laquelle elles auraient baigné en un temps dissous quelque part ailleurs. Elles s’accommodent d’un autre paysage, celui d’Etel Adnan, sorte de haïku visuel qui avoisine le cliché couleurs d’une île solitaire, veuve d’archipel englouti remarquée par Melik Ohanian.
Des textes picturalisés attendent ceux qui traversent la « chambre de monsieur ». C’est Remy Zaugg qui interpelle les visiteurs pour leur dire que les tableaux nous regardent (selon le double sens de voir et de concerner). C’est également ce que fait Beuys avec ses autoportraits. Et plus encore Giuseppe Penone dont les yeux ont été remplacés par des miroirs. De son côté, Kippenberger propose des lithos où le corps est soumis à des déformations conséquentes à la maladie, au vieillissement, causes inévitables de malaises et d’isolement.
Voilà pourquoi, sans doute, trouve-t-on dans la salle de bains, cette sculpture de Samuel Yul qui suspend dans l’espace un visage de porcelaine éclaté, la tête d’un individu devenue soudain galaxie, image d’un bigbang initial créant d’un élément unique un monde multiple. Marwan, proche d’Eugène Leroy, a peint des taches; mais en s’en éloignant, on se rend compte qu’une figure apparaît, reconstituée par l’œil dès qu’il associe des éléments disparates. À proximité, Kiki Smith introduit le rêve, femme en lévitation sous des étoiles, cohabitation poétique d’un univers infini confronté à la puissance de l’imaginaire.
La salle de bains de madame s’attarde sur le quotidien. En effet, Barbara Bloom atteste de jeux d’enfance ou de société dont les règles sont absentes. Dans le proche boudoir, c’est Lamia Ziadé qui ramène au souvenir qu’elle ranime via l’imitation du réel à travers des céramiques. Dans la chambre voisine, un torse féminin de Permeke offre un regard indiscret mais tendrement sensuel sur le corps dévoilé en écho visuel avec des nus de Paul Delvaux figés au cœur d’un rêve glacé. Mariene Dumas s’aventure davantage vers l’intime clandestin d’une femme enfilant un bas noir avant ou après l’amour.
Avant de redescendre, il faut passer par le couloir de nuit qui réserve la surprise d’un humour salvateur grâce à une parodie de Mondrian au moyen d’accessoires de rangement en plastique coloré réalisé par Mathieu Mercier. Et grâce à une brève vidéo ironique d’Eli Cortinas qui nargue les traditionnels happy end des films d’amour.
Dans le jardin de la villa, Boltanski a planté des tiges métalliques dotées de clochettes japonaises. Leur sensibilité aux vents leur permet de ‘greloter’ comme si elles étaient la voix des âmes en souffrance dans l’au-delà de la mort. Sa consœur Tatania Wolska renoue avec la nostalgie de l’enfance par l’intermédiaire de l’agencement d’une cabane entre deux arbres, totalement baroque, faite de broc et de bric. Ceci pas bien loin d’une piscine où l’on plongerait volontiers.
Ce parcours à travers tant de propositions porteuses de sens, où rien n’est médiocre, où tout est la preuve de la vitalité créative de l’art, se serait bien accommodé de l’étiquette de cet intraduisible mot portugais qu’est saudade, point de rencontre entre le souvenir joyeux et la tristesse d’une immuable absence.
Michel Voiturier
« Melancholia » à la Villa Empain, Fondation Boghossian, 67 avenue Franklin Roosevelt à Bruxelles, jusqu’au 19 août 2018. Infos : +32 2 627 52 30 ou https://www.villaempain.com
Catalogue : Louma Salamé, « mel a nc ho l i a », Bruxelles, Fondation Boghossian, 2018, 170 p.
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