Luo Mingjun : Guanxi. Kate Waters : After You

Présentées au même moment par la galerie Aeroplastics, les peintres Luo Mingjun et Kate Waters explorent, de manière conjointe et complémentaire, des thématiques fort semblables.

Au premier abord, le contraste est pourtant frappant entre les couleurs vives des tableaux de Kate Waters et les tonalités blanches, grises et noires des œuvres de Luo Mingjun. Cette dernière, par le choix de ses médiums, incarne un paradoxe étroitement lié à son histoire personnelle : formée en Chine à la technique occidentale de l’huile sur toile, elle privilégie, dès son installation en Europe, le crayon, l’encre et le papier de riz, avant de renouer dans un second temps avec la peinture. Ainsi que l’a très justement écrit Dolores Denaro, les dessins de Luo Mingjun sont constitués de « poussière », dans la mesure où cette matière est, en Chine, porteuse de significations très fortes – dans la pensée bouddhiste, un grain de poussière égale une vie humaine sur la terre : « Globalement, l’artiste voit dans la poussière le symbole du passé. Chaque moment vécu appartient déjà à l’histoire dans l’instant qui suit. Seuls demeurent les vestiges de ce qui n’est plus. » Ces vestiges, Luo Mingjun les exhume par le biais de photographies liées à sa vie en Chine avant son départ pour la Suisse – images parfois intimes mais souvent banales, ou tirées des médias de l’époque. Le processus de réalisation est complexe : il ne s’agit jamais de simples reproductions, mais bien d’interprétations, à main levée, dans lesquelles certains détails sont omis tandis que d’autres acquièrent une importance nouvelle. Si, dans ses dessins, l’artiste laisse vierges les zones claires, elle procède exactement de la manière opposée pour ses tableaux, où c’est la peinture blanche, appliquée telle de l’encre de Chine, qui construit les plages de lumière.

Luo Mingjun a intitulé sa série « Guanxi », un terme chinois qui renvoie à l’idée de réseau, d’échanges entre individus. De son côté, la Canadienne Kate Waters a choisi le titre « After You », qui est également porteur de (multiples) sens. L’artiste souligne que l’expression peut se comprendre de différentes manières, qu’il s’agisse d’une formule de politesse (« après vous »), ou de l’évocation bien moins engageante d’un monde dans lequel la notion d’individualité et d’anonymat aurait disparu (« after you », soit après que le « you » ait disparu). Pour Kate Waters, cette dualité est la métaphore d’une époque tiraillée entre des concepts moraux antagonistes – altruisme ou individualisme forcené –, qu’elle envisage comme « un remake par Disney du 1984 de George Orwell » (la dissolution sous surveillance de l’individu au profit de la masse se fait dans la bonne humeur). Comme Luo Mingjun, Kate Waters a recours à l’esthétique photographique et, comme elle, il s’agit d’évoquer davantage l’absence que la présence (le tableau qui donne son titre à l’exposition représente d’ailleurs une terrasse de café vide, d’où les clients viennent de partir). Les deux artistes jouent avec les codes de la peinture classique (grands ou moyens formats, thèmes du portrait ou du paysage) pour évoquer la déconnexion et la disparition. Toutes deux utilisent des clichés qui relèvent d’une certaine forme de banalité, et ce même dans les portraits de personnes proches. Chez Kate Waters, ce procédé se double d’une réflexion sur la domination du numérique, tant du point de vue esthétique (floues ou approximatives, toutes les images se valent désormais) qu’éthique (nos faits et gestes sont en permanence capturés et numérisés). L’une de ses œuvres les plus récentes, One Fine Day (2014), est particulièrement emblématique de cette démarche : une réunion de famille au soleil, avec un homme à l’avant-plan qui tente de faire le tri dans les dizaines de photographies qu’il a prises ce jour-là. La force visuelle des tableaux de Kate Waters repose sur un paradoxe, qui voit une très grande maîtrise picturale mise au service d’images choisies précisément pour leur imperfection – un choix que revendique l’artiste, et qui garantit la cohérence de sa démarche.

Pierre-Yves Desaive

> 19.07.2014
Aeroplastics Contemporary

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