L’humain inscrit en ses territoires par Marcel Gromaire

Gromaire: Famille sur un banc, aquarelle et encre, 1925. (c) Centre Georges Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost

À parcourir l’œuvre de Gromaire, il apparaît d’entrée que l’humain est sa préoccupation majeure. La femme et l’homme, les vieux et les jeunes, les laborieux et les noctambules sont les sujets essentiels de ses toiles, dessins et gravures. Il les isole, concentrant sa créativité sur les corps, parfois les insérant dans des fragments de décor rural ou citadin.

Pour Gromaire (1892-1971), « la réalité n’a pas à être copiée mais réinventée » voire transmutée. Il restera durant l’ensemble de son parcours artistique un continuateur du courant social surgi à la fin du XIXe siècle actualisé grâce à des procédés picturaux modernistes.

Relais démocrate au cœur du passé-présent

Le travail du Nordiste est réaliste puisque l’artiste avoue quelque défiance vis-à-vis de l’abstraction. Cependant la composition de ses œuvres possède quelque chose de la rigidité rigoureuse de la géométrie autant dans les aspects anatomiques que dans les objets ou bâtiments. Assez peu convaincu par les aplats sans pour autant être matiériste, il traite d’habitude les matières comme la chair, l’eau, les tissus, le béton, les nuages… selon des procédés impressionnistes, voire tachistes.

Cette alliance amène à un résultat personnel situé à côté des novations esthétiques du moment, un résultat non assujetti aux critères consacrés par les pratiques artistiques anciennes et, comme le souligne Maïthé Vallès-Bled, qui mène à «une sorte d’intemporalité » qu’elle associe à la démarche d’un Permeke.

Le souci de s’apesantir sur les détails révélateurs d’une identité semble étranger aux préoccupations du peintre. Son rapport à la réalité est plus global. Les êtres qu’il peint apparaissent en tant qu’individualités dotées d’une existence propre rendue visible par le corps charnel qui les constitue. Son attrait pour le nu féminin s’explique sans doute parce que ce thème, picturalement perpétuel dans l’histoire de l’art, permet de traduire la vie à travers l’anatomie, de magnifier « l’exaltation sexuelle », d’être une sorte, comme l’écrit Amandine Delcourt, «d’émancipation du carcan des interdits sociaux ». Il le considère comme « la plus belle justification cérébrale de la sexualité puisque le barbare torrent sexuel s’épanouit en une jouissance de l’esprit, sans rien perdre de sa qualité précieuse». Les volumes charnels, les tensions ou les relâchements musculaires, la coloration de la peau sous des luminosités différentes s accentuent de l’énergie interne qui habite les corps. 

Généralement, Gromaire ne s’attarde donc pas sur les particularités qui permettraient au premier regard de reconnaître la personne qu’il a représentée. Bien sûr, cela n’élimine pas les portraits proprement dits qui se réfèrent immédiatement aux modèles. Ses autoportraits en attestent, tout en condensant le fondamental. Idem pour le sévère banquier Georges Zérapha son beau-frère ou le pensif marchand d’art Adolphe Basler, sa rêveuse épouse ou celle tout aussi songeuse de son mécène Girardin, les malicieux frères Lœb. De son côté, Marcel Duchamp, gravé selon plusieurs états successifs, apparaît méditatif et concentré ; outre les traits qui l’identifient, il est surtout gratifié des réseaux de hachures dont se sert l’artiste pour créer volume et lumière.

Les autres humains répartis tout au long de sa carrière, sans être anonymes, se « trouvent fréquemment métamorphosés en archétypes » constate Philippe Bouchet. Ils possèdent cette massivité qu’on retrouve chez Permeke et chez Léger. Celle qui confirme leur présence terrestre physique, celle qui – frôlant le caricatural et restant en-deçà des dramatisations expressionnistes – souligne, outre leur carrure, des éléments tels que les mains costaudes ou effilées.

Il y a par conséquent, au cœur de cette production, une attention permanente pour que tous ces individus transmettent chez ceux qui les regardent la notion d’appartenance à la collectivité, à l’humanité, une « humanité aux traits durcis ». Cette réalité se lit à travers des œuvres aussi singulières que Le Boxeur de 1922, Le chant nègre de 1925, L’illusionniste de 1929, Chômeur de 1936.

Trois sortes de regards selon Gromaire (Marins en bordée, 1923. Eau-forte. Don de Madame Gromaire au musée de Roubaix 2017 © Leprince ADAGP, Paris, 2019)

Elle se perçoit d’autant mieux lorsqu’il s’agit de groupes dans Le repas paysan (1921), La loterie foraine (1923), La guerre, Les terrassiers (1925), Les jeux de plage (1927), L’hélice (1937), Orage sur le blé (1938) ou L’abolition de l’esclavage (1950), Les émigrants (1958). Certaines œuvres sont imprégnées dès lors d’une charge symbolique plus ou moins forte mais toutes accordent une place particulière à la population des moins nantis, aux citoyens ordinaires, aux métiers les plus humbles. Cela reste perceptible également lorsqu’il est question de l’univers plus factice des plaisirs ambigus et vénaux des nuits festives.

Relais entre le vu et le regardé

« C’est l’impact humain sur le monde qui prime » souligne Marine Roux. Même lorsqu’il s’adonne au paysage, thématique loin d’être dominante dans sa production, Gromaire montre comment l’homme a transformé l’environnement au point le plus souvent de gommer sa présence sur la toile. Borinage (1952) montre l’emprise des bâtiments et des structures industrielles sur l’espace qu’ils ont totalement accaparé, tressant des lignes obliques et verticales sur toute la surface du tableau, lequel ne comporte que des angles, à l’exception du rond de la roue encagée au sommet du châssis à molettes. L’esquisse préparatoire étant elle-même plus agressive dans la dynamique des traits acérés qui se chevauchent. Même si ces procédés graphiques ne sont pas chaque fois aussi appuyés, Notre-Dame de Paris et sa série new-yorkaise sont conçues de manière similaire.

La volonté de ne pas pousser le réalisme à un paroxysme photographique amène à se poser la question du regard exprimé par Gromaire. Le regard est manifestation d’un état intérieur ; il est aussi action vers autrui et vers le monde environnant soit visible sur le tableau, soit extérieur à lui. L’œil, chez la quasi majorité de ses personnages, n’est en rien celui du Désespéré de Courbet, celui de Goya peint par Portana ou de L’homme au turban rouge de Van Eyck qui observent ceux qui viennent les admirer et semblent les interroger ou espérer une complicité.

Sur les toiles de Gromaire, il ne s’agit pas du regard qui dévoile ce que la personne portraiturée pense, révèle de son caractère. Le dimanche en banlieue, par exemple, s’avère un parfait assortiment synthétique des manières usitées à travers toute sa production. Des visages peuvent être dépourvus d’yeux au profit d’une surface colorée (Les jeux sur la plage) ou à peine zébrée de quelques traits obliques (eau-forte Nu se mirant et Danse). En général, ils sont ou fermés, ou dissimulés derrière de longs cils maquillés (Place Blanche ou Girls), occasionnellement cachés sous l’ombre d’une orbite proéminente ou de la frange d’une chevelure (Etude de nu au manteau). Dans plusieurs cas, ce sont des ovales noirs (Les bords de Marne), des traits rectilignes épais (L’illusionniste ou Nu au balcon) ainsi que l’estampe Martyr de la Résistance. Ce qu’ils sont censés révéler se trouve à l’intérieur, inaccessible à celui ou celle qui s’attarde devant le tableau. Il est aussi une série d’œuvres peintes ou gravées où, sur un visage féminin, un des deux yeux se dissimule derrière des cheveux ébouriffés, suscitant une impression un peu canaille de provocation sensuelle.

Il arrive qu’ils soient regard portés vers autre part, hors champ de l’espace existant de la peinture (Abolition de l’esclavage) comme s’il existait un avenir, un horizon d’un futur escompté ou redouté. Plus traditionnellement, il arrive que la facture picturale ou graphique se rapproche des représentations réalistes et détaille des composants tels qu’iris et pupille. Ce sera un rond sombre fiché sur fond clair (La Martiniquaise). Mais ce réalisme est plus fréquent dans les gravures et les dessins  où les traits sont fins (Nu couché à plat ; Marins en bordée ; Portrait de Marcel Duchamp).

 Il y aurait donc une étude à entreprendre au sujet de cette particularité du travail artistique de Gromaire en fonction des objectifs humanistes qu’il poursuivait. Cette rétrospective L’élégance de la force embrasse tous les genres abordés par l’artiste y compris tapisseries, vitrail et art monumental, met en valeur ses thématiques, remet à sa bonne place son œuvre dans la perspective de l’histoire de l’art du siècle passé. Elle est complétée par une annexe consacrée à l’élégance seule à travers le travail textile délicat sur la soie que poursuit  Sophie Hong.

Michel Voiturier

Expositions : « L’élégance de la force » et « Des feuilles du mûrier le temps fait des robes de soie » jusqu’au 20 septembre 2020 à la Piscine, rue de l’Espérance 23 à Roubaix [F]. Infos : +33(0) 320 69 23 60 ou www.roubaix-lapiscine.com

Catalogues : Maïthé Valles-Bled, Florence Chibret-Plaussu, Jean-François Gromaire, Marine Roux, Philippe Bouchet, Bruno Ythier, Bruno Gaudichon, Nathalie Poisson-Cogez, Benjamin Findinier, Sophie Krebs, « Marcel Gromaire L’élégance de la force », Gand/Honfleur/Sète/Roubaix, Snoeck/musée Eugène Boudin/musée Paul Valéry/La Piscine, 2019, 344 p. (35€)

                 Amandine Delcourt, Marine Roux, Virginie Caudron, « Les Marcel Gromaire de la Piscine », Montreuil, GourcuffGradenigo, 2020,144p. (17€)

  Patrice Deparpe, Marine Roux, Thomas Zwierbinski, Isabelle Monod-Fontaine, Françoise Chibret-Plaussu, Alexia Morel, « Marcel Gromaire », Le Cateau-Cambrésis, Amis du Musée Matisse, 2018, 104 p (25 €)

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