Interroger l’image via les arts numériques

Francesc Marti, Digital Icons, ©Transculture Box
Francesc Marti, Digital Icons, ©Transculture Box

L’expo « Digital Icons » organisée par Transcultures dans le cadre de la Biennale des cultures et émergences numériques Transnumériques, s’empare de la notion d’image pour remettre en question sa permanente manipulation à travers sa surmultiplication sur  les médias familiers ou professionnels.  Avec pour thématique particulière de cette 7e édition les « réappropriations artistiques et les détournements poétiques » de la représentation.

En tant que visiteurs ordinaires de musées et d’expositions, nous voyons d’habitude en premier lieu l’apparence « image » des œuvres à nous présentées. Notre réflexe face à une création proposée au regard, c’est d’y trouver des références à la réalité visible du monde dans lequel nous vivons. Ce pouvoir de l’apparence a pour conséquence initiale que nous percevons en général l’aspect anecdotique, superficiel de l’objet concerné. Cette réaction instinctive a comme conséquence que le(s) signifié(s) essentiel(s) n’apparaî(ssen)t pas et que la compréhension se focalise sur l’aspect émotionnel rassurant ou révoltant de ce qui est représenté.

La force de la propagande commerciale ou idéologique réside là. Elle s’apparente à placer sur un pied d’équivalence vision et réalité, à confondre impression et réflexion. On se satisfait d’une sensation. Lorsque des artistes travaillent sur l’image telle qu’elle prolifère sur le net, ils tentent d’attirer notre attention sur ce qui différencie réel et virtuel. Il devient alors nécessaire de connaître au moins un minimum à propos de la fabrication des œuvres afin de véritablement percevoir ce qui , de prime abord, risque de passer pour un objet iconique banal.

Les manipulateurs visuels de Wallonie-Bruxelles

Stephan Balleux  est peintre et dessinateur. En vue d’engager dans la temporalité une œuvre picturale, par essence figée sur son support, il associe ici un portrait vidéo à trois autres en aquarelle. Ces derniers ont un aspect pâteux comme si elles étaient modelées dans de l’argile, pétries de couches successives par une main laissant des traces en reliefs plus ou moins apparents. Il semble que ces visages soient à la fois construits et déconstruits. La vidéo confirme ce paradoxe car elle montre une figure en train de se modifier sans cesse sous nos yeux au gré des superpositions de peinture numérisées déformant la chair, en quelque sorte une représentation virtuelle du temps et des vicissitudes que subit un humain comme le suggérait le fameux portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde.

Stéphanie Roland se penche également sur la transformation mais dans son volet disparition réapparition. Elle étale des cartes de petit format qui semblent monochromes noirs. En fait, elles ont été traitées par un procédé thermochromique qui permet de faire resurgir l’image sous l’effet de la chaleur par toucher ou frottement digital.

Le spectaculaire est un apanage de Filip Sterckx, adepte de projections mapping dont les touristes sont friands lorsqu’elles transforment des monuments ou des lieux publics connus. Le choix de projeter un film sur une maquette miniaturise la démarche mais lui confère une atmosphère fantastique. Assister à une brève tranche de vie d’une famille à l’intérieur même de son habitat privé correspond à un voyeurisme de proximité que la vie réelle permet exceptionnellement. Le malaise qui en ressort est proche du mélange d’excitation et de culpabilisation qui se produit dans l’esprit de celui qui assiste à un spectacle de Peep Show, titre éloquent donné à cette pièce.

À l’inverse de ce réalisme décalé, Alain Wergifosse envoie le regard du côté de l’imaginaire fantasmatique même s’il possède de sérieuses références à l’univers des infiniment petits révélés par les microscopes. Ses formes fluides se métamorphosent sans cesse comme bactéries et virus appartenant aujourd’hui à des menaces sanitaires autant qu’à des merveilles naturelles.

Le collectif franco-belge ART2 Network s’introduit de manière quasi abstraite dans le concret du réel. Sous l’appellation Compas, sa mini-installation indique d’une part un lieu précis du globe tandis que d’autre part s’inscrit le nom d’une victime d’un féminicide avec la date de son accomplissement. Mausolée impitoyable, en sa nudité formelle, cette œuvre est une façon de rendre un ultime hommage posthume à des proies décédées en majeure partie par l’absence de solidarité citoyenne.

Un échantillonnage international

Alors que des millions d’images vagabondent sur la toile, il est intéressant de se doter d’une vision plus précise de cet afflux permanent au sein duquel il est impossible de s’y retrouver. Pour se rendre compte de perceptions particulières, certains ‘numéristes’ ou ‘numériqueurs’ offrent à leurs observateurs des indications permettant de prendre le temps d’un regard critique. Ainsi, Christophe Bruno (France) qui se situe dans l’héritage de la mouvance du « net.art ». Son Fascinum est un programme qui s’empare des images d’actualités les plus consultées dans divers pays et les affiche ensemble. Apparaissent donc, en temps réel, les clichés qui montrent l’intérêt des internautes pour un événement. Du coup, il devient possible de repérer des tendances universelles, notamment lorsqu’elles convergent du côté d’une pensée unique telle que génère la mondialisation.

Grégory Chatonsky (France) travaille aussi à partir d’éléments existant sur le net. Il a mené une enquête sur un site mormon rendant hommage à des personnes récemment décédées. Il a accumulé des données biographiques écrites ou iconographiques à travers les réseaux sociaux. En résulte une vidéo de plus de 7 heures. Les traces rassemblées défilent, parfois s’arrêtent sur des éléments devenus souvenirs mortuaires d’êtres disparus, sorte de monument funéraire virtuel.

S’il est une imagerie liée à l’histoire de l’art, ce sont bien les vanités, ces toiles d’autrefois rassemblant des objets divers et dont la signification ultime est qu’elles sont toutes destinées à disparaître.  Régis Cotentin (France) a sélectionné des éléments chez divers peintres. Sur sa recomposition, il use d’effets particuliers sur une partie d’entre eux de manière à focaliser l’attention vers des détails où des mouvements viennent détourner ce que la représentation a volontairement figé, rappel suggestif d’une vie avant la mort.

Lucas Bambozzi (Brésil) mise sur l’analogie en faisant défiler sur trois écrans une sélection d’images liées à l’histoire de l’art, en général assez connues du grand public.  Leur choix se concentre sur des représentations du corps en train d’accomplir une action. La plus évidente étant sans doute le célèbre Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp. L’enchaînement rapide des œuvres matérialise la notion d’activité présente dans les œuvres. Leur habituelle immobilité suspendue à des cimaises se métamorphose en dynamique rythmée de même que leur statut d’objet unique se modifie en cette multiplication infinie qu’est devenue leur présence sur les réseaux internet.

L’œuvre signée Alexandra Dementieva (Russie) se présente sous forme d’une fresque de tapisseries reprenant des transpositions tissées d’extraits d’une séquence d’un film de Woody Allen. La vision originelle a été transformée : non seulement elle a quitté sa présence virtuelle sur écran pour devenir matière textile concrète mais elle se trouve modifiée par des manipulations telles qu’il peut survenir lors de transmission brouillée au point de s’apparenter parfois à des compositions abstraites.  

Sur la trentaine de mini-écrans disposés en installation spatiale, Francesc Marti (Espagne) organise la projection simultanée d’extraits de film de Tartovsky. Ce brassage continuel d’images engendre une espèce de mixage aléatoire et spectaculaire des œuvres originelles du cinéaste russe. Le tout géré par des techniques granulaires de synthèse sonore et des algorithmes de générateur de nombres pseudo-aléatoires.

Le projet de Damien Bourniquel (France) s’avère particulièrement complexe. Il ambitionne en effet une fusion entre le visuel et le sonore sous diverses formes. Ses Portraits audacieux sont nés au cours d’étapes consécutives. D’abord, la photo d’un artiste suivie de sa transcription en signaux sonores visuels à partir d’un programme. Ensuite réalisation d’un 45 tours à partir de ce matériau, à écouter grâce à une platine ou une application « .wav ». Ainsi est-il possible d’entendre ce qu’on voit ou de visualiser ce qu’on écoute (par exemple https://www.youtube.com/watch?v=cyWVRhogS1g )

R.Luke DuBois (Etats-Unis) s’est servi des photos identitaires de millions d’étasuniens inscrits dans des sites de rencontres. Triées par sexe, elles défilent à grande vitesse sur deux petits écrans côte à côte, les visages devenant quasi imperceptibles.  L’alignement centré des yeux de chacun d’eux comme planté dans les nôtres suscite une impression ultra-fugace de connivence.

Le montage conçu par Kika Nicolea (Brésil) est d’un dynamisme assez déconcertant. Les séquences mêlent documentaire-fiction, nature-humains, tranquillité-insurrections, bruits-musiques, sonorités-écriture, enchaînements-ruptures, image-insertions, clichés-vocables, eau-feu… en un flux permanent. Ce brassage entraîne le spectateur dans des ambiances diversifiées aux frontières indécises entre idéologie et poésie, esthétisme et engagement. ( https://vimeo.com/394801373 )

Établissant un rapport avec l’écriture, Jacques Donguy  (France ) travaille sur de l‘aléatoire, dans la lignée des poésies expérimentales. La typographie inventive permet de se libérer de mises en page traditionnelles et rejoint les précurseurs des calligrammes ou du spatialisme.

Laure Prouvost, Metal Man - Entrance, collection privée © Transnumériques
Laure Prouvost, Metal Man – Entrance, collection privée © Transnumériques

De son côté, Laure Prouvost (France), issue de St-Luc à Tournai et installée un moment à Anvers, mise volontiers sur l’hybridité. Son très stylisé Metal Man- Entrance en trois dimensions a des allures de concierge en train de nettoyer un hall d’entrée d’immeuble. Son écran visage met au jour pensées et visions du personnage par le biais d’une succession de phrases écrites et de moments purement visuels. L’ensemble pose la question du technologique doté d’une sensibilité imaginative, prolongement des réflexions très contemporaines à propos de l’intelligence artificielle et à propos du paradoxe des sous-métiers où la médiocrité des gestes à accomplir n’empêche pas le cerveau de fantasmer tous azimuts.

Michel Voiturier

Expo visible au MiLL, 29 place communale à La Louvière jusqu’au 31 août 2020. Infos : +32 64 28 25 ou https://www.lemill.be/    

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