Le feuilleton de l’été

Devant son ironique barrage barbelé “Welcome”, Théo Romain a installé “Tout est à reconstruire” pour une Europe malmenée. © Intersections 2022.

A Tournai BORDER (2) : au Carillon

Premier des quatre sites à accueillir les œuvres de « Border », l’ancien restaurant du « Carillon » sur la grand-place tournaisienne. Désaffectée, cette magistrale réussite architecturale d’Henry Lacoste, révèle de multiples approches du thème des migrants.

D’abord, les visiteurs redécouvriront les fresques qui garnissent toujours les murs de l’établissement en style art déco avec toutes les anecdotes qui s’y rattachent. Elles racontent avec un humour- frondeur l’histoire hypothétique d’une bière locale. Ils verront l’architecture art déco typique que signe l’architecte Heny Lacoste (1885-1968). Ensuite, ils entreront de plain pied dans les créations qui s’inspirent de ce thème majeur de la géopolitique actuelle, celui des  problèmes sociaux, éthiques, économiques engendrés par les exils massifs de population hors de territoires malmenés par des conflits aussi ubuesques que dévastateurs.

Outre des images réalisées au cours d’ateliers créatifs par des enfants ayant eu l’occasion d’interroger des jeunes déracinés, Céline Cuvelier (1988) propose des assemblages fantasques en aquarelle, mêlant des éléments culturels, ethniques, des exilés gastronomiques, publicitaires en liaison avec la vision utopique fantasmée du pays vers lequel des exilés rêvent d’aller. Ce qu’ils suggèrent est le grand décalage entre la réalité vécue et l’espoir entretenu.

Dès qu’un objet est détourné de son usage, il se charge d’un potentiel symbolique ou émotionnel. De Darwin Chapelier, deux pièces témoignent de ces incendies qui ravagent les territoires en guerre, comme en 1940 à Tournai. Un piano noirci par des flammes qui persiste à jouer du Beethoven et une chaise de bistrot ayant pris couleur du charbon.

Sébastien Laurent (1983) ajoute sur une bouée de sauvetage un avertissement cynique : « Uniquement pour les riches ». Théo Romain (1994) extrait de son contexte une rampe lumineuse de véhicule de secours. Il la dresse à la verticale sur un mur d’où elle lance inutilement ses appels alternativement rouges et bleus. Plus loin, c’est un drapeau européen qu’il a installé, écrasé sous des éléments de chantier abandonné, dérisoire, avili, malmené. Un ironique « Welcome » intitule un ensemble de grillage, où la découpe par laquelle il serait éventuellement possible de s’infiltrer a la forme d’un graphique des Nations Unies calculant un pourcentage de migrants. Un procédé qu’utilise aussi Céline Cuvelier en décorant ses chaises longues de vacanciers par d’élégantes lignes, en réalité statistiques de l’évolution de la pollution.

Sofhie Mavroudis fait découvrir l’assourdissant “Silence des hirondelles” © Intersections 2022.

La transposition d’objets existants pour les disposer dans un contexte spatial où, bien qu’ayant conservé leur apparence, ils prennent une signification insolite, symbolique, politique… est un procédé courant dans l’art contemporain. Voilà ce que propose Sofhie Mavroudis (1978) en accrochant des tapis orientaux traditionnels à des hampes, comme des drapeaux. Venus de Syrie, Afghanistan, Iraq, Pakistan, etc., ils deviennent dès lors emblématiques de situations précaires de ces pays entraînés dans les tourmentes guerrières. L’artiste poursuit cette démarche avec une installation particulièrement porteuse d’un poids émotionnel lié à l’origine des chaussures d’enfants qu’elle aligne, comptabilise, étale… après les avoir recueillies dans le sable où la marée les avait déposées, anonymes, vestiges dérisoires de vies disparues dans l’océan lors d’une tentative de gagner un hypothétique pays d’accueil. Chacune, usée, abîmée, salie, déchirée, décousue, lacérée… devenant la métonymie d’une tragédie dont personne ne parvient à imaginer la fin.

Pour compléter son travail de réflexion sur les disparitions humaines engendrées par les flux irrationnels encouragés par la vénalité des passeurs, nourris de désespoirs profonds, engendrés par des conflits mercantiles ou fanatiques, la même plasticienne a rassemblé de petits sachets en plastique, numérotés, contenant une photo d’identité d’un enfant recherché sur les réseaux sociaux et un peu d’eau de la Méditerranée. Une panoplie d’inconnus, un inventaire funèbre, un échantillonnage qui confirme mieux qu’un discours. Au dernier étage, via la dispersion de cadavres d’oiseaux migrateurs en fibre de verre sur le sol en ciment d’un grenier, Mavroudis étonnera et impressionnera. Son « Silence des hirondelles » sidère comme tout ce qui touche aux massacres. Mais c’est un silence troublé par la vidéo d’Abdullah Al Hakawati (1978). Ironiquement appelée « Jour ordinaire », elle consiste en un long travelling avant à travers une nature florissante tandis que retentissent d’incessantes rafales de coups de feu. La caméra s’arrête enfin sur un pavement couvert de sang frais.

Le duo Wilfried Dsainbayonne (1993) projette une vidéo paradoxale, comme le sont beaucoup de situations en cas de conflits armés. Il se filme en train d’utiliser une de ces fusée fumigène qui permettent de repérer des naufragés sur un océan. Sauf que, utilisée dans un lieu clos tel qu’un bunker ou qu’un cachot, la fumée envahit le lieu jusqu’à faire disparaître la personne en difficulté, voire à l’asphyxier. En duo avec Léo Sudre (1990), ils évoquent à leur manière ces innombrables disparitions en mer. Ils coulent des objets en béton qui ont la forme des ustensiles de sauvetage gonflés d’air (gilet, bouée) leur donnant le poids qui, les entraînant à… couler au fond des eaux, deviennent, non plus instruments de secours mais des objets archéologiques, témoins historiques impuissants. Ces sculptures font pendant à ces clichés désolants de gilets polychromes entassés sur des plages, vestiges pollueurs davantage politiques que matériels. Ils sont signés Mathieu Pernot (1970) qui, au rez-de-chaussée, avait projeté des vidéos de camps de réfugiés.

Thomas Israel (1975) est intervenu sur des photographies douloureuses de migrants au moyen d’une écriture qui ne correspond nullement à des alphabets connus. La simple action d’ajouts de signes graphiques amène le public à regarder de manière différente les portraits. Comme si un message personnel nous était adressé dans une langue étrangère dont il faudrait élaborer la traduction pour parvenir à intervenir.

Dans un autre fonctionnement plastique, Alexia Creusen (Liège, 1975) se sert d’éléments visuels connus afin de nous inciter à les considérer autres que selon les habitudes qui nous habitent. Collés sur le plâtre blanc d’un mur, de petits carreaux de céramique dressent deux croissants de lune disposés face à face, un peu comme un halo en négatif lors d’une éclipse. Il est possible aussi d’y voir deux parenthèses : elles encadreraient alors un espace vide, territoire inoccupé suite à la fuite de ses habitants ou région en attente de peuplement ; elles signifieraient ce temps de latence que constituent les moments passés à attendre une quelconque reconnaissance administrative pour ceux qui débarquent en terre étrangère. L’artiste aligne aussi des tuiles blanches sur lesquelles transparaît le signal visuel du V en chevron dont on se sert pour indiquer un sens de roulage en sécurité routière. Ce qui ramène aux flux migratoires, aux incitations à aller de l’avant.

L’installation agencée par Mohammed Alani (1971) est essentiellement composée de morceaux de charbon. Matériau chargé, ô combien !, de sens à travers l’histoire des nations, non seulement à cause de sa valeur économique mais aussi par les immigrations organisées en vue d’importer des mains-d’œuvre bon marché. Il l’est aussi, de par sa couleur, porteur de multiples signifiés symboliques. Le contraste du blanc et du noir, la notion de vide et de plein, la densité et l’éparpillement additionnent des perceptions successives. Une autre installation, celle de Oussama Tabti (1988), évoque la génération première des immigrés magrébins, celle qui s’est fondue discrètement au sein des populations autochtones. En suspendant çà et là sur des cintres les vêtements très ordinaires que ces exilés portaient, il rappelle une présence fantomatique, presque fantasmatique, presque une disparition aux yeux de l’évolution historique de nos pays.

En haut, depuis la terrasse qui permet une vue panoramique de la Grand-Place, Cathy Weyders (1981) a suspendu une ridicule échelle de secours portative qui ne permettra à qui veut se sauver que de descendre d’un ou deux mètres alors que la façade culmine au-delà du septième étage ! Ceci dans un esprit similaire à   celui d’Alain Bornain qui fait flotter un drapeau européen en lambeaux.

L’actualité géopolitique est donc bien présente à travers les créations de ces artistes dont le travail atteste qu’ils sont préoccupés par le sort du monde, que l’art est un véritable moyen d’expression capable de dénoncer la laideur à laquelle aboutissent les actions humaines quand elles sont nourries d’inhumanité. Leur action de montrer engendre celle de penser et d’analyser.

Michel Voiturier

A Tournai, jusqu’au 11 septembre 2022 au Carillon, au MuFIm, au Beaux-Arts et au Tamat. Infos et renseignements notamment à propos des visites guidées :  Intersections – Triennale d’art contemporain de Tournai (triennaleintersections.be)

Revoir Border 1 : https://fluxnews.be/a-tournai-border-1/Revoir Intersections 1 :  https://fluxnews.be/patrimoine-dhier-comme-ecrin-a-celui-de-demain/

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.