HELMUT NEWTON. LA FÉTICHISATION DU VOIR

NMNM-exposition Helmut NEWTON

Flux News, n°89, septembre-octobre-novembre 2022.

Le XXIème siècle sera helmutnewtonien ou ne sera pas. Dans le champ de la photographie mais aussi de la vision du monde. La saisissante exposition que lui consacre le Nouveau Musée National de Monaco nous plonge dans le laboratoire mental et visuel du maestro de la photographie de mode. Guillaume de Sardes et Matthias Harder sont les commissaires de cet événement intitulé Newton, Riviera qui nous donne à voir des œuvres créées dans la Principauté de Monaco entre 1981 (lorsqu’avec sa femme June, il quitte la France pour Monaco) et 2004 (année de sa mort).

L’œil qu’il porte sur le monde de la mode, sur l’univers des célébrités, son art des portraits, du nu ont trouvé à Monaco un décor, un mode d’existence en phase avec ses obsessions intimes. Davantage qu’un cadre géographique ou social, Monaco s’offre comme un miroir, comme un révélateur qui entre en dialogue avec l’esthétique newtonienne. Les portraits de célébrités de Monaco, de la famille princière, de Caroline de Monaco en particulier, ou de stars séjournant sur la riviera monégasque (Charlotte Rampling, Isabelle Huppert, Monica Bellucci, Luciano Pavarotti, Paloma Picasso, David Bowie, Veruschka, Maurizio Cattelan, Karl Lagerfeld, Anthony Burgess…), les prises de vue en noir et blanc de danseurs et danseuses du Ballet de Monte-Carlo, les photographies de mode (avec Carla Bruni, Naomi Campbell, Claudia Schiffer, Nadja Auermann, Cindy Crawford…, pour Thierry Mugler, Versace…) ou encore les paysages sombres en noir et blanc recréent Monaco sous d’autres visages. C’est sur la Riviera qu’il magnifie son style reconnaissable au premier coup d’œil. Le regard qu’il porte sur le microcosme de la jet set, du faste, sur le monde la fête, du luxe et des faux-semblants se traduit par une esthétique froide et fantasmatique. Son imaginaire interroge le corps et l’argent, l’artifice et l’inconscient du monde de la mode, de la frivolité et des beautiful people.

Révolutionnant la photographie de mode dont il bouscule les codes et dont il est le prince incontesté, Newton fit passer le vêtement au second plan au profit d’une scénographie narrative élaborée. La griffe Newton l’emporte sur la griffe des couturiers. Il éloigne la photographie de mode du langage de la publicité et y injecte un érotisme provocant qui flirte avec la sous-culture BDSM. Construction rigoureuse et théâtrale, fétichisation de la femme puissante, énigmatique, jeux de citations cinématographiques, picturales, références aux films d’Erich von Stroheim, à ses accessoires fétiches (monocle de Paloma Picasso, minerves…), d’Hitchcock ou de Fritz Lang sont autant de traits qui définissent la quintessence de son style. Newton se méfiait des analyses, des intellectualisations, des théoriciens qui disséquaient ses créations. Sa logique de la sensation est celle de l’élégance froide.

Né à Berlin en 1920, en plein essor de l’expressionnisme allemand, d’origine juive, l’artiste dut fuir l’Allemagne nazie en 1938. Dans le catalogue de l’exposition, Catherine Millet analyse l’influence de la pépinière berlinoise des années 1930, par exemple de Laszlo Maholy-Nagy, sur Helmut Newton. « Il est en vérité évident que c’est toute l’esthétique de cette époque qui a profondément marqué sa façon de capter le monde visible. Contraste puissant des noirs et des blancs, basculement du point de vue et donc usage de la plongée et de la contre-plongée, silhouettes se découpant dans un environnement structuré (balustrades, grillages, escaliers, piscines, murets) ou sur fond de ciel (idyllique parfois, dramatisé d’autres fois) : ce sont là des topos bien repérés du modernisme » (Catherine Millet).

Dans son essai, Guillaume de Sardes ressaisit l’œuvre de Newton à partir de deux motifs, l’un, évident, celui de la photographie de mode et du portrait du gotha, l’autre, plus enfoui, celui d’une filiation avec le surréalisme. Brouillant les pistes, Newton affirmait qu’il détestait une seule provocation, celle de l’image surréaliste, laquelle, ajoutait-il n’a pas sa place dans son univers. Or, cet ami de Brassaï déroule une scène mentale qui présente une troublante proximité avec la subversion actée par André Breton, Paul Éluard, Man Ray, Hans Bellmer, Marcel Mariën, Max Ernst et tant d’autres. Déréalisation proche du surréel cherché par le mouvement surréaliste, fascination pour la nuit, les miroirs, les poupées, les mannequins, interrogation sur la pulsion scopique, le voyeurisme, la femme, mise en scène de corps entravés, bondagés, jeux sur les échelles (petits plongeurs en plastique ou soldat aux côtés d’une femme géante…)… tant, dans les motifs que dans la forme, éclatent les échos, la parenté entre le surréalisme et la sophistication newtonienne. Construite en tant qu’icône, la femme est mise en scène dans la tension entre son idéalisation et ses incarnations qui ne cessent de flirter avec le mythique.    

Une photographie est avant tout une composition. L’artificialité des poses, l’hiératisme de femmes-statues, le glamour d’une féminité arrogante, sculpturale, surjouant la séduction culminent dans une grammaire d’objets et de situations : talons aiguilles, maquillage, parures sophistiquées, piment de vulgarité, vertige de l’exhibitionnisme recueilli par l’œil voyeur du photographe et du spectateur, piscines, chambres d’hôtel…. Ses célèbres diptyques Femmes habillées, Femmes nues, « Naked and Dressed », ses Polaroïds, ses portraits, ses scènes de crime dans la série « Yellow Press » offrent de multiples niveaux de lecture (sidération visuelle, réception fantasmatique assumée, recherche des références, des citations, attention à la construction ou à l’humour, à l’audace visuelle, à une sexualité fétichiste…). La mise en scène qui dame le pion au  hasard laisse percevoir un suspense policier, un déséquilibre, un élément troublant tapi dans un décor de sexe et d’argent ou évoque de façon explicite, via des clins d’œil formels, un compagnonnage avec la peinture. C’est au niveau de l’intervention du hasard dans le processus créateur qu’il se sépare du surréalisme. La quête du hasard objectif, son accueil sous le mode de la flânerie composent la tonalité de fond d’un courant artistique érigeant la création en mode d’exploration de l’inconscient. A contrario, chez Newton, la précision maniaque de la scénographie, le travail sur les poses, le primat de la forme laissent le hasard au vestiaire. Anti-mallarméen, le déclic photographique travaille à invalider la formule du Coup de dés — « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard » et parie pour l’abolition de l’aléatoire. L’entrave du hasard et l’entrave des corps sous les prothèses, les cordages, les chaînes participent d’un même appel au surgissement d’une beauté autre. Une beauté « explosante-fixe » dans le sillage de Breton, une beauté sulfureuse et magnétique.

La mode, l’argent, les rapports de domination font l’objet d’une érotisation. Sa remise en question des codes visuels et moraux élève l’exploration du fantasme en voie de libération du continent des désirs. Le « politiquement correct », les vapeurs du vertueux, de la « belle âme » hégélienne qui triomphent aujourd’hui l’exaspérait. Dans un entretien, il confiait « Le terme « politiquement correct » m’a toujours consterné, il évoque pour moi la « police de la pensée » de George Orwell et des régimes fascistes ». Il n’avait cure des censeurs, des pinailleurs, des érudits qui spéculent sur la différence entre érotisme et pornographie. Son « porno chic », ses Histoires d’O revisited en Histoire d’Ohhhh (1975), ses femmes tour à tour puissantes, dominantes, insolentes, attachées, harnachées, selle de cheval signée Hermès sur le dos, laissant apparaître le punctum de leur blessure, campent une esthétique émancipée du prisme de la psychologie. La politique court en sourdine sous l’empire du glamour : ce sont les affiches grand format diffusées par la police allemande en vue de rechercher les membres de la Fraction Armée Rouge qui inspirent à Helmut Newton l’idée des formats monumentaux pour ses « Cinq grands nus » (1980). Réactivant le schéma de « Naked and Dressed », le diptyque « On my Terrace (Dressed) »/« On my Terrace (Undressed ») délivre le tropisme de l’œil newtonien : dévêtir pour approcher du nu de la vie et vêtir afin de savourer le battement entre le manifeste et le latent, le donné et le caché. Son génie fait monter au visible les facettes cachées d’une réalité qu’il esthétise dans un summum d’artificialité.

Véronique Bergen.

Newton, Riviera,

Exposition à la Villa Sauber au Nouveau Musée National de Monaco (NMNM) jusqu’au13 novembre 2022.

Commissaires de l’exposition : Guillaume de Sardes et Matthias Harder
Scénographe : Christophe Martin
Exposition présentée en collaboration avec la Helmut Newton Foundation, Berlin.

NMNM. Villa Sauber.

17, avenue Princesse Grace.

98000 Monaco.

Catalogue Newton, Riviera, Ed. NMNM / Gallimard / Prestel, Français et version anglaise, 352 pages, 39 euros.

Préfaces de S.A.R. la Princesse de Hanovre, Björn Dahlström

Textes d’Ivan Barlafante, Alain Fleischer, Matthias Harder, Simone Klein, Charles de Meaux, Catherine Millet, Jean-Luc Monterosso, Guillaume de Sardes.

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