Giacometti, la chair en duo et duel avec le temps

Alberto Giacometti, Les femmes de Venise, 1956 Fond. Giacometti Paris © Succession Alberto Giacometti 2019

La célébrité de Giacometti (1901-1966) est telle que la majorité des gens ont l’impression de bien connaître son œuvre tant elle est marquée par un style reconnaissable entre tous. Son parcours est cependant plus varié et diversifié. Des êtres filiformes, composés de matière fragmentée et agglutinée. Des personnages squelettiques, étirés, posés sans le monde comme témoins d’une humanité plus ou moins écorchée. Plus ou moins fragile.

La réalité du travail de ce sculpteur est évidemment plus complexe. On avait eu l’occasion de s’en apercevoir lors d’une déjà remarquable expo au Château de Seneffe en 2000. Si on parcourt la biographie de cet artiste suisse, on se rend compte qu’il est passé par de successives influences. Il a débuté par un attrait pour une figuration traditionnelle qu’elle soit classique, qu’elle soit liée à l’histoire égyptienne ou grecque ancienne ou de la Renaissance. Il a connu une période où se sont côtoyés cubisme et surréalisme.

Sa sensibilité a cherché des moyens d’expression qui convenait au mieux à sa propre personnalité autant qu’à cette période du XXe siècle profondément marquée par l’horreur de deux conflits mondiaux qui ont remis en cause une certain humanisme. Les individus y ont appris ce qu’a engendré une idéologie de la haine et du rejet dont les camps de concentration et d’extermination ont été le symbole le plus visible.

Il a constamment été obsédé par le problème que pose la représentation, sa dimension par rapport au modèle réel, sa disposition dans l’espace. L’interrogation qui se pose demeurera toujours un problème dont l’équation serait : voir – percevoir – représenter. Voilà, pourquoi, même si ses sculptures ne sont jamais véritablement monumentales, il en existe aussi de minuscules. Ces portraits-là, sont moins connus.

Ils sont pourtant d’un évident intérêt. Ils permettent de percevoir la difficulté de restituer des détails de visage, ce à quoi le sculpteur s’efforce d’arriver en dépit de la surface réduite de la statue et qui est souvent de facture très différente, plus lisse que celle des figurines grumeleuses auxquelles le public est habitué.

Les étapes initiales

Les premières périodes de Giacometti comprennent une variété formelle assez grande. La fin des années 20 et le début de la décennie suivante offrent un aspect figuratif certain qui côtoie des métamorphoses proprement surréalistes. La statuaire égyptienne y a aussi son rôle, montrant à quel point des éléments d’histoire de l’art liés à une période lointaine sont susceptibles d’influencer un jeune artiste lorsqu’il la découvre. Comme il y a des réalisations très stylisées qui rappellent une sorte d’élan propre à son aîné Brancusi et des compositions proprement cubistes.

Ce qui se constate, c’est que Giacometti se dévoile dans une thématique où se rejoignent des antinomies telles que vie et mort, plaisir et souffrance, sensibilité et violence. C’est flagrant dans le domaine de l’érotisme, précisément à travers des fables en trois dimensions où le couple a des similarités avec des insectes ou à travers des agencements symptomatiques où interviennent des ustensiles guerriers, œuvres dans lesquelles se décode « la tension altérante du désir réduit à une pulsion de cruauté ».

La primauté à la matière

Ce que le public connaît, ce sont ses créatures filiformes plantées quelque part, immobiles ou en position de marche. Ce sont elles qui l’ont rendu célèbre. Elles sont représentatives de la manière de travailler de l’artiste qui pétrit sa terre et agglomère des morceaux presque bruts pour former une enveloppe à la fois charnelle et décharnée. En général, il n’accumule pas, contrairement à quelques rares figurines qui, à l’instar de L’homme au chandail flirtent avec l’obésité ; il aurait plutôt tendance à enlever des fragments plus que d’en rajouter.

De cette pratique résultent des aboutissements très spécifiques qui permettent parfois des solutions inattendues. Ainsi, cette Grande tête mince (1954) pourrait s’intituler ‘Face vue de profil’ autant que ‘Profil vu de face’. Lorsqu’on s’en approche par le côté, on voit un profil typé ; lorsqu’on l’aborde de face, on découvre un visage dont le profil n’est plus apparent. Rien à voir avec une simple illusion d’optique. C’est la manière de traiter la matière qui réussit ce tour de force.

Une dimension théâtrale

Une huile de 1932, Le Palais à 4 heures du matin a des allures de scène théâtrale. Elle permet sans doute de faire un lien entre l’univers giacomettien et celui de Samuel Beckett. Si on considère que le travail que cet écrivain a effectué sur la langue parlée est une sorte de dit du non-dit, il est concevable d’affirmer que le plasticien a donné forme à l’informe. En d’autres termes, la parole tâtonnante, erratique, ressassée du dramaturge rejoint l’apparence parcellaire, pétrie, écorchée, meurtrie du traitement donné à la terre par le plasticien.

À observer l’aspect qui est donné à l’anatomie humaine (animale dans quelques œuvres non présentes en cette sélection), on se rend compte que la chair est conçue comme une substance dont l’aspect se modifie en fonction de sa durée, de sa soumission aux aléas des maladies, du vieillissement, des épreuves physiques telle que la torture. Elle finit par ne plus avoir en ce cas-ci son originelle fonction comme les mots qui semblent n’avoir plus le sens attendu pour communiquer dans le discours des créatures beckettiennes. Chez l’un : l’impossibilité de dire ; chez l’autre : l’incapacité à représenter car on ne copie jamais que « le résidu d’une vision ».

Examiner les créatures de Giacometti fait penser à ces corps rescapés de camps nazis qui, après la fin de la seconde guerre mondiale, ont donné lieu à tant de témoignages photographiés, filmés, dessinés que les citoyens de cette époque ont vus, qu’un certain nombre ont côtoyés dans leur entourage. Il est probable que, consciemment ou pas, l’artiste ait transposé dans son travail sculptural cette fragilité du vivant promis à la déchéance physique, naturelle ou non, à la souffrance pathologique ou tortionnaire, à la mort de toute façon.

Il met cela en scène. Les Cage et quelques autres de même acabit sont à ce propos révélateurs. Ce sont des lieux scéniquement déterminés. Celles et ceux qui y sont enclos ou qui sont contraints de les traverser veulent avancer, aller ailleurs. Et s’il n’y a pas claustration, il peut y avoir enlisement, embourbement, frontière, démarcation.

La destinée transitoire

L’étalement de la condition humaine dans sa dimension temporelle possède évidemment quelque chose de tragique. On ne trouve guère chez Giacometti d’expression de joie de vivre. Sa lucidité l’empêche de se contenter de la légèreté. C’est patent dans les peintures et les dessins.

Le malaxage du matériau propre à la statuaire devient ici accumulation de traits esquissant la présence. Le geste demeure perceptible du travail en trois dimensions à celui en deux de l’huile et du fusain ou de l’encre. La place du regard s’y avère essentielle.

Dans l’hiératisme de postures traditionnelles, les personnes portraiturées ont l’air statufiées. Dans la bichromie de lignes nerveuses, parallèles ou entrecroisées, elles surgissent comme si leur chair, leurs membres ou leur habit étaient le résultat de leur existence. Pour les yeux, ils sont ronds ou ellipses.

Plusieurs exceptions présentent des corps réduits à l’un ou l’autre signe graphique ; ils prennent d’ailleurs l’allure de calligraphies parfois reproduites en peinture sur des plâtres. Et la comparaison possible entre les bustes du poète Jacques Dupin et le tableau peint par Francis Bacon éclaire de manière éclatante à quel point le style d’un artiste n’est pas celui d’un autre.

Des réseaux associés

En complément à cette expo si exceptionnelle par les œuvres ainsi que par sa scénographie, des liens sont soulignés entre Giacometti et d’autres approches. La première est un hommage rendu par Annette Messager. Son installation étend au sol, au sein d’une semi-obscurité, quantité d’objets hétéroclites trempés dans un noir de goudron. Des lampes en mode circulaire envoient leur jet de phare maritime au-dessus de ce champ de bataille ou de dépotoir résultant de quelque tsunami, créant des ombres mouvantes sur les murs de la salle. Parmi elles, on distingue celles de statues miniaturisées pastichées de Giacometti, survivants en train d’arpenter ce lieu d’apocalypse.

Non loin, l’art brut est convoqué. Les dessins de Carlo Zinelli offrent des accointances avec l’esthétique du sculpteur. Notamment une barque dont les passagers sont de petites silhouettes maigrelettes en ribambelle. Ainsi que sa si particulière manière de former au pinceau à l’encre noire des êtres de profil stylisés à l’extrême.

En contrepoint supplémentaire, Raoul Ubac et ses griffures sur ardoise, sur pierre, sur sable. Aussi, dispersées, les relations entretenues avec le poète Jacques Dupin, les livres d’artistes réalisés en collaboration avec lui et d’autres écrivains. Sans oublier la présence amicale de Miro. Enfin, la photographie est d’autant plus présente que l’atelier d’Alberto est un sujet assez prisé. Du coup, se succèdent les clichés signés Brassaï, Marc Vaux, Arnold Newman, Sabine Weiss, Ernst Scheidegger, Arthur Jackson, René Burri, Paul Facchetti, Richard Winther. Grâce à eux, c’est une visite particulière, presque indiscrète, dans le quotidien créatif, de la façade à la rue Hyppolyte-Maindron jusqu’aux recoins maculés de plâtre en passant par les actes que le sculpteur accomplit.

Michel Voiturier

« Giacometti, une aventure moderne » au LAM à Villeneuve-d’Ascq jusqu’au 11 juin 2019. Infos : +33 (0)320 1968 68 / 51 ou www.musee-lam.fr
Catalogue : Damien Castelain, Sébastien Delot, Catherine Grenier, Christian Alandete, Jeanne-Bathilde Lacourt, Marie-Amélie Senot, Émilien Sizia, Lucie Garçon, Christophe Boulanger, Savine Faupin, Corine Barbant, Anne Lacoste, Stéphanie Verdavaine, « Alberto Giacometti, une aventure moderne », Paris/Villeneuve-d’Ascq, Gallimard/LAM, 2019, 232 p. (35 €)

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