Petites perceptions pour d’inaccessibles secrets gaumais
Puissant souffle d’inspiration entre forêt et friche industrielle, le site des forges de Montauban laisse filtrer les images vibrantes de quatre créateurs : Dany Danino, Evelyne de Behr, Idda Ferrand, Hélène Petite y célèbrent d’infimes présences.
Le long du Gros Ruisseau, une parenthèse s’ouvre sur un étang, des ruines, une fumée attestant présence humaine sous la bruine. Empreint de nature blessée par l’homme quand la sidérurgie gaumaise y exploitait le minerais affleurant, le site désaffecté des forges abrite aujourd’hui le Centre d’Art contemporain du Luxembourg belge. Suite présumée de l’exposition estivale Y Croître, de bien curieuses et attirantes variations artistiques livrent cet automne une version très épurée de l’apparition du visible.
Evelyne de Behr (Bruxelles, 1975) ouvre la porte du Bureau des Forges : « Je n’étais plus venue ici depuis une quinzaine d’années, se souvient la plasticienne de l’inapparent. Je travaille en m’inspirant du lieu et l’aspect petite maison du Bureau me convient parfaitement. Pour élaborer l’installation, je suis partie des petites perceptions décrites par le philosophe allemand Leibniz, ces choses infimes qu’on reçoit sans les identifier mais qui nous imprègnent à jamais. Cela rejoint mon travail : je fais collection de savons ; ils représentent le temps qui passe et s’efface, l’usure lente sur le corps de mes enfants. Je les photographie un à un comme des objets de mémoire unique puis les dessine sur papier d’imprimerie. J’observe toutes les couleurs et nuances dans un lent processus temporel d’appropriation. »
Des scories, des joncs collectés in situ font office de jalons pour rappeler l’activité révolue. Ces éléments se mélangent à ce qu’Evelyne de Behr a apporté de chez elle : textiles, savons, éponge, vase, cendres du foyer, poils de chat … La fragile disposition des cendres retrace maintenant la ligne de faîte des halles au charbon en ruines, double mémoire de ce qui a été. Reliquat par combustion d’une matière, la cendre connut un regain enviable elle aussi au siècle de Leibniz (1646-1716) : certains crurent même qu’elle permettait la palingénésie, la renaissance des corps. « Je m’interroge sur le médium peinture, poursuit l’artiste, comment la 2D s’ouvre sur la 3D. Partant du questionnement du canevas, j’utilise le gesso servant à préparer la toile comme un plâtre très souple et fin, très tactile et sensuel, pour enrober les joncs et d’autres objets domestiques. Je rejoins l’approfondissement des petites perceptions, ce temps qui passe. L’aspect de linceul témoigne du rapport à la mémoire et à l’oubli. L’objet-peinture ainsi créé glisse d’une fonction de représentation à l’enveloppe de l’objet devenu support. »
Le temps imperceptible de la contemplation est sublimé par la photographe bruxelloise Hélène Petite. Still (installation, 2018) est une folle projection d’un paysage évoquant la proximité des lieux que l’on vient de traverser : une étendue d’eau cernée de sapins et de graminées. Dans la pénombre humide d’un container maritime de l’Espace Greisch, un plan fixe. Une photo ? Interrogeant le sens de l’espace et sa représentation, Hélène Petite titille l’œil du spectateur. Le plan fixe n’est qu’un leurre et son infime déroulement remet en question la nature essentielle de toute prise de vue ainsi que nos perceptions. Nous voici réels acteurs ébahis de nos découvertes.
Travaillant en lien direct avec l’environnement, la plasticienne française Ida Ferrand (vit et travaille à Bruxelles) grave les bâtis et les lignes dans une poétique de la ruine. Une métamorphose puissante de traits et d’ombres décline les fonctions initiales de la forge gaumaise, approche déjà éprouvée en décembre 2018 aux Forges de la Providence (Hainaut) qu’elle décrivait comme « une friche immense laissée à l’abandon, une bulle, un microcosme semi-artificiel qui fonctionne en vase clos, uniquement régi par les lois de l’entropie et celles de la nature qui reprend lentement ses droits. C’est un lieu où la catastrophe est déjà advenue », déclarait-elle lors de son intervention carolo. Ici comme là-bas, elle met à l’épreuve la friche et les mécanismes de décomposition pour entrevoir des futurs potentiels et fantasmés par les moyens, entre autres, de la gravure et de la photographie. Dans leurs variations et répétitions, ces « lieux brisés » deviennent les gueules cassées de l’industrialisation où pointe sèche et eau-forte confèrent à l’interrogation de l’image une dimension à la fois forte et fragile.
Enfin, l’univers fantastique de Dany Danino (1971, vit et travaille à Bruxelles) récemment exposé à Tournai (Triennale Intersections) sature les parois d’un autre container, réservant quelques perspectives sur les feuillaisons en voie d’extinction cyclique. Dans une bacchanale humaine, animale et végétale, l’artiste innerve ses sérigraphies de dorures à chaud comme une sève rédemptrice… ou mortifère. Cet or automnal, ce bleu -qui longtemps relevait de la seule pointe Bic-, entremêlent le rapport à l’eau ainsi qu’à une métaphore de la transmutation du minerai de fer enchâssé dans une forêt porteuse de sortilèges et de superstitions. Coq rappelant le Moineau pendu (2016) , flèche d’église, silhouette de bûcheron, cheval, renard, chasseur sont soumis à un tournoiement fantasmagorique qui dilue le vivant pour faire surgir toutes les présences souterraines de la nature et de l’âme.
La suite de sérigraphies a été réalisée à Paris chez l’imprimeur d’art Jérôme Arcay pour ensuite se prêter à la dorure à chaud dans l’atelier de Xavier Michel à Ath, Au Chiffon d’Encre. Jetant un pont entre le conscient et l’univers, entre le réel et l’esprit, la lutte des formes sur de grands espaces prend ici un sens particulièrement profond car elle appartient de multiples manières à l’aventure du Temps. Aussi, ces droites, courbes, flexions, sinuosités propres à Dany Danino entendent percer non sans violence le mystère des formes dites insaisissables, ces fluides organiques et ondes sismiques qui libèrent de son carcan toute forme enclose. Ici, plus qu’à Tournai, la présence du vide devient une respiration qui happe le visiteur dans un univers aux profondeurs insoupçonnées, une déchirure où s’entrevoit tout un arrière-monde.
Dominique Legrand
CACLB, site de Montauban-Buzenol, rue de Montauban, Buzenol, jusqu’au 20 octobre 2019. Visite du vendredi au dimanche de 14h30 à 18 heures ou sur rendez-vous. Entrée libre. www.caclb.be
A voir à Bastogne : « D’où vient le vent ? », exposition de sculptures-girouettes d’artistes contemporains, Jardin Saint-François, 10 rue de la Gare, jusqu’au 27 octobre 2019. « Signe, forme et surface : Roland Quetsh, Thé van Bergen » à L’Orangerie, 30 rue Porte Haute, jusqu’au 27 octobre 2019. www.lorangerie-bastogne.be
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