Entretenir vaut mieux

Vue de l'exposition Entretenir vaut mieux, duo show de Marc Buchy et Katya Ev, New Space, Liège (BE), 2022 © Maxence Dedry

Tel un terrain de jeu puissamment ancré, le dialogue qui s’élabore à la New Space entre le travail de Katya Ev (°1983, Moscou, vit et travaille entre Paris et Bruxelles) et celui de Marc Buchy (°1988, Metz, vit et travaille à Bruxelles) possède la sortie du cadre en son fondement. Travailler la question des imaginaires, déconstruire et subvertir les ressorts du système capitaliste, redéfinir notre rapport au réel, questionner la circulation du savoir et, tout autant, investir l’interrelation des objets à l’environnement de même que penser le médium sculptural en lui-même sont quelques-uns parmi d’autres ressorts d’une proposition jouant à flux tendu entre le IN et le OUT. Dialogue à quatre voix sur un processus collaboratif riche et passionnant.

Où s’origine le projet de mettre en dialogue le travail de Katya Ev et Marc Buchy ?

Dorothée Duvivier : D’emblée, il m’intéressait de travailler avec un duo quand Alain De Clerck m’a proposé de réaliser une exposition à la New Space (située dans un ancien garage, rue Vivegnis à Liège), un lieu où peuvent s’expérimenter d’autres types de projet pour les artistes et les curateurs. J’ai rencontré Katya au HISK en 2020. Sa démarche performative m’a tout de suite fait penser au travail protocolaire de Marc avec qui j’avais travaillé un an plus tôt au BPS22. Tous deux développent des actions et des protocoles en marge et/ou autour de l’exposition. Au départ, il m’intéressait de les réunir autour de ces « gestes » qui perturbent le rôle de l’institution et questionnent tant le statut de l’art et de l’artiste que la légitimité et la liberté du visiteur. Et puis, évidemment, le projet a évolué….

Vous travaillez avec ce que vous nommez des « situations construites ». Pouvez-vous m’en expliciter les enjeux dans vos propositions respectives ?

Katya EV : Ce terme a été formalisé dans mon travail en 2018, notamment,  à propos de l’oeuvre Iceberg. Blue Room (2018) dont j’ai cherché longuement à qualifier le médium.  Le vocable “performance” n’était pas tout à fait approprié pour formuler ce qui s’y jouait.  C’est ainsi que je suis tombée sur cette formulation de Guy Debord. Pour moi, c’était une manière de caractériser une œuvre qui n’est ni une installation, ni une performance mais dont l’enjeu consiste à créer une constellation de paramètres qui laisse émerger l’expérience du visiteur.  La création d’un contexte qui ne serait pas que situé mais aussi paramétré jusqu’aux plus infimes détails comme peut l’être une pièce de théâtre.

En quoi  une « situation construite » circonscrit mieux ton travail que la notion plus courante de dispositif ?

KE : La notion de dispositif est très complexe. D’une part, il est difficile d’imaginer ce terme sans en référer à Michel Foucault et, d’autre part, c’est un terme qui se traduit difficilement. J’aurais pu parler de “dispositif performatif” mais la traduction en anglais ne fonctionne pas.  “Dispositif” se traduit par  “device”, un mot qui fait plutôt référence à une machine. Hors, dans mon cas, il s’agit beaucoup plus d’y convier des notions de relation et d’expérience. 

Marc Buchy : Je n’ai jamais employé le terme « dispositif ».  C’est Agamben qui a consacré un tout petit essai à ce terme mais j’avoue que sa compréhension complète m’échappe.  « Situation construite » émane des situationnistes. Guy Debord, les Lettristes…ce sont des personnalités que j’ai beaucoup lues et que je continue à explorer. Debord est venu sur « situation construite » comme une prolongation de ses intérêts pour le cinéma, avec des films de plus en plus radicaux, ou même sa peinture-texte clamant « Dépassement de l’art ». Pour ma part, ce qui m’intéresse dans la notion de « situation construite », c’est la possibilité de mettre en place des éléments assez poreux; entre intérieur et extérieur, quand je me place dans des situations d’apprentissage ou que j’instaure des collaborations avec d’autres personnes… des éléments difficiles à quantifier ou à clore. Une « situation construite », c’est mettre en place un cadre qui permet des allers/retours au-dehors et au-dedans de celui-ci. C’est donc assez vivant tandis que le terme « dispositif » m’apparaît comme quelque chose de plus fermé.

Chacune de vos propositions induit un rapport particulier au contexte d’exposition et à son environnement extérieur.

MB : La première fois que nous avons eu un rdv tous les trois dans l’espace d’exposition proprement dit, il faisait froid et on était en train de discuter quand j’ai vu la voiture d’Alain de Clerck rentrer dans le garage. J’en ai été marqué car, en effet, il est assez rare de pouvoir entrer un véhicule dans un espace d’exposition sans difficulté.  Cette image entrait en résonance avec cet intérêt marqué que j’ai pour la porosité des rapports intérieur/extérieur comme dans mon exposition au Luxembourg où des sculptures-échasses (µ, 2020) étaient proposées notamment pour être utilisées à l’extérieur.  Tout de suite, j’y ai vu la possibilité de jouer sur les flux. Et, c’est là qu’entre en jeu la possibilité d’y faire intervenir ma Twingo.  Souvent, dans mon travail, s’inscrit une part d’autobiographie un peu cachée ou suggérée dans des protocoles. Exposer cette voiture dont j’ai hérité de ma grand-tante – une voiture qui a eu plusieurs vies puisqu’elle a d’abord beaucoup dormi dans un parking de la région parisienne, pour désormais résider à Metz où mes parents s’en servent parfois et où je m’en sers essentiellement en vacances – et, désormais, l’intégrer à un protocole artistique me permet de m’inscrire moi-même et le public dans le flux de la ville de Liège et de jouer sur l’ancienne affectation du lieu.  C’est aussi un clin d’œil à Aline Bouvy qui y a exposé précédemment des voitures téléguidées dont on pouvait se servir à l’intérieur. C’est aussi, en regard, une question d’échelle qui est celle, ici, du réel d’une voiture possiblement conduite par moi-même et les visiteurs.  Au début, je voulais forcer les gens à conduire jusqu’à un point de vue que j’aurais prédéterminé mais cela m’est apparu trop scripté.  Désormais, c’est suggéré. La porte de la voiture est ouverte, les clés sont visibles au mur, la cassette audio positionnée pour être introduite dans le radio-cassette. Je préfère cette suggestion du possible. Les échasses au Luxembourg, dans la réalité, très peu de gens les ont utilisées en extérieur.  On n’échappe pas tout à fait à ce rapport d’autorité à l’œuvre et à ce qu’on se permet ou non de faire dans le cadre d’une exposition.  Tout dépend, dès lors, du rapport de conditionnement.  Le rapport de confiance m’intéresse aussi beaucoup.  Peut-être que ma Twingo disparaîtra le soir du vernissage…L’option est là.

Katya Ev, Ne rien faire contre rémunération, performance, New Space, Liège (BE), 2022 © Maxence Dedry.

J’ai cru comprendre que l’un des intérêts de réactiver Visitors of an Exhibition Space Are Suggested to ‘Do Nothing (présentée en décembre 2020 et janvier 2021 sur le site Gosset du Hisk) à la New Space était de s’immerger dans un tout un autre contexte et de possiblement toucher un autre public que celui de l’art contemporain…

KE : Dès son origine, cette pièce a été conçue dans l’idée d’être activée dans de multiples contextes.  Le protocole de départ consiste à proposer au public de s’asseoir confortablement et d’être rémunéré pour ne rien faire, en signant préalablement un contrat et en recevant ensuite une preuve de paiement. Ce même protocole peut être activé de manière diverse,  jouant avec différents paramètres qui le composent comme si c’était un puzzle;  l’espace, le(s) moment(s) de son activation, la manière de communiquer l’invitation mais aussi la nature du siège, l’identité de l’hôte.sse. Le fait d’activer la performance uniquement les jours de shabbat ou de le faire dans une église ou dans un train, donne à l’oeuvre une connotation et une lecture différentes, éclairant sous un prisme nouveau, par là même, la question essentielle du projet, à savoir, l’inaction et sa valeur marchande. La première occurrence du projet au Hisk jouait des codes spécifiques à son contexte : une exposition de groupe avec une ampleur institutionnelle et le public qui est le sien. La scénographie et la mise-en-situation de la performance mettaient en avant une esthétique néo-libérale (entre galerie d’art et start-up), un mobilier vintage, un site web  “fancy” et un formulaire de paiement en ligne. Ici, à Liège, il a fallu se poser la question de la manière de réactiver la performance en cohérence avec ce nouveau contexte.

DD : On est dans un quartier populaire (le quartier Saint-Léonard) qui attire des publics très diversifiés qui ne se côtoient pas nécessairement. Cette situation géographique particulière fut une amorce de résolution pour activer la performance, mettre en place des stratégies particulières à l’attention du public local et transformer une série de potentialités en atout.

KE : Cette nouvelle version intègre et joue avec l’esthétique du lieu d’accueil tout en y envisageant aussi une nouvelle manière de propager dans la ville de Liège l’invitation à venir “performer”. J’ai donc conçu un affichage proposant de “ne rien faire contre rémunération” en reprenant le graphisme des affiches du type « à louer ». Celui-ci a fait l’objet de mon intervention dans le cadre d’Art au Centre liant de la sorte les deux expositions. Nous avons également disséminé des annonces noir & blanc et des stickers le plus largement possible dans la ville.  Il s’agissait de trouver le ready-made le plus juste en regard du contexte spécifique. Le numéro de téléphone renseigné donne accès à la prise de rendez-vous de manière neutre et sans renseigner qu’il s’agit d’une performance ou d’une exposition. En conséquence, beaucoup de personnes viennent littéralement ne rien faire contre rémunération. Les questions posées par les gens au moment de la prise de rendez-vous dévoilent de multiples imaginaires autour de la notion de ne rien faire. 

DD : Finalement, on pourrait aussi tout simplement s’assoir dans la voiture et ne rien faire.

MB : Il s’agit effectivement de deux propositions assises qui se font face et qui proposent des choses très différentes

KE : Du voyage physique au voyage mental…

MB : Au tout début, j’envisageais de garer la voiture devant le garage, à l’extérieur ce qui aurait dû inciter encore plus le visiteur à partir. Du coup, n’aurait été visible, dans l’espace d’exposition que les deux bandes blanches qui enserrent actuellement le véhicule et une lampe dont le détecteur est inversé et qui s’allume non pas à la faveur d’un mouvement mais, tout au contraire, quand rien ne bouge. Le fait que la voiture soit finalement à l’intérieur permet un dialogue intéressant avec la proposition de Katya. La lampe, quant à elle, a finalement basculé à l’extérieur du garage. D’emblée, la question de la présence/absence est au cœur de la proposition.

Comment s’est réfléchi, au sein même de l’espace, la conception du display extrêmement tendu et les points de jonction entre vos deux propositions?

MB : Il s’agissait pour nous de travailler des rapports de masse et de volume avec une attention à l’avant et à l’arrière du véhicule qui contiennent différentes propositions.

DD : La question de savoir si on garait la voiture en marche avant, comme si elle rentrait dans l’espace, ou en marche arrière, comme si elle était prête à en sortir, s’est également posée.  Le rapport qui en découlait quant à la position du fauteuil de Katya n’était plus le même. 

MB : Positionnée comme elle l’est finalement, elle permet la vue sur une phrase peinte du garage «  Entretenir vaut mieux » qui donne le titre à notre exposition.

KE : Le seul ajout à ce qui préexiste sur les murs est le mot « RIEN » aux abords du fauteuil.  La scénographie de ma performance s’est formalisée, entre autres, en réponse aux choix posés par Marc.  Par ailleurs, à  l’origine, il a même été question de mettre deux fauteuils à disposition du public afin de rendre possible l’expérience de ne rien faire, solitaire au départ, collective et partagée. On pensait également mettre des délimitations géométriques irrégulières en bandes réfléchissantes autour des fauteuils afin de ménager, toutefois, une zone d’intimité suffisante pour favoriser le retour à soi qui est l’un des enjeux de la proposition. Finalement, un seul fauteuil a été privilégié et on a déplacé le bureau et le.a hôte.sse sur la mezzanine afin de mettre en avant la tension inscrite dans le face à face proposé entre ma proposition et celle de Marc.

Twist et Tango explore à te lire Marc et, tu viens de le confirmer, le médium sculptural poussant ses acceptions dans ses retranchements.  Peux-tu développer ton propos dans ces différentes lignes de fond ?

MB : Qu’est-ce que faire une sculpture? C’est travailler une matière et lui donner une forme dans le temps. La question devient aussi de savoir comment étendre la question de la plasticité. Cette voiture permet d’explorer l’espace et le temps de façon active. A l’intérieur, il y a aussi une sorte de sculpture sociale en y faisant participer les visiteurs. Et plus loin encore, ce qui a eu lieu récemment dans cette voiture, à savoir, la discussion que j’ai mené avec Jan Masschelein, sociologue-chercheur, professeur à l’Université de Leuven dans le département de pédagogie. Dans ce cas, je vais chercher chez Ben Kinmont ce qu’il nomme « third sculpture ». La sculpture, ici, c’est ce qui s’est créé entre les deux personnes qui ont discuté et dont le dialogue est donné en partage via l’audio-cassette. Ben parle alors de « sculpture pensante ». La plasticité du cerveau, si vous voulez…  Ces différents éléments sculpturaux vont d’une certaine façon du micro au macro…. comme un zoom arrière à l’échelle de la ville que tu peux partir explorer avec la voiture.  

KE : La question sculpturale est également très importante dans mon travail. Dans le sens décrit par Marc mais aussi par rapport à la relation des corps et des objets dans l’espace au sein de la performance. Le fauteuil en cuir noir, massif, est intéressant dans sa physicalité et dans son rapport à l’espace. La nature de celui-ci a déterminé son choix qui apparaît comme une évidence au sein du garage. 

MB : A l’échelle de nos pratiques artistiques respectives (protocolaires et non spectaculaires), l’immensité du lieu était un défi. Finalement, nous constatons que nos deux propositions ont une réelle présence physique qui s’inscrit bien dans le rapport à l’échelle et à l’esthétique offert par l’espace.  Elles permettent aussi au lieu d’exister pleinement pour ce qu’il est. 

Entretien mené par Pascale Viscardy, le 23 mars 2022.

La suite de l’interview est à lire dans le prochain Flux News #88 (A paraître en mai 2022)

Marc Buchy – Katya Ev

Entretenir vaut mieux

Sous commissariat de Dorothée Duvivier

New Space (234 rue Vivegnis, 4000 Liège)

Jusqu’au 8 mai 2022

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