LAURINE ROUSSELET. EXPÉRIENCE POÉTIQUE AVEC CAROLYN CARLSON

Sara Orselli et Laurine Rousselet@Laurine Rousselet

Texte par Véronique Bergen + Entretien entre Laurine Rousselet et Véronique Bergen en bas de page.

         Le mythique solo Blue Lady de la chorégraphe et danseuse américaine Carolyn Carlson fut créé en 1983. Le recueil poétique de Laurine Rousselet, Émergence, dessine le trajet qui va des émotions à la forme, des images nées du solo à des concrétions d’écriture. Arc-en-ciel tendu entre le corps en mouvement de la danse et le dynamisme du verbe, il fait l’objet d’un spectacle, d’une création éponyme qui réunit Laurine Rousselet à la lecture, la danseuse Sara Orselli et la musique de Jean-Jacques Palix. L’art relève du champ de la possession. Carolyn Carlson s’est emparée de Laurine Rousselet qui, à partir du plan affectif-esthétique de la rencontre avec Blue Lady, creuse un texte qui danse sur les silences de la chorégraphie et interroge le ballet de l’instant présent et de l’éternité jusqu’à leur point de fusion. Œuvre majeure de la danse contemporaine, œuvre ivre de libertés que Carolyn Carlson présenta au théâtre de La Fenice en 1983, Blue Lady inspire, quarante ans après sa création, l’émergence d’un rythme poétique, d’un souffle entre hachure et élan vertical.

Poésie et danse questionnent l’espace, ses courbures. La première explore l’espace de la page, les dialogues entre la main et la topologie du plan, la seconde l’espace de la scène, les échos entre le corps et ce sur quoi, ce dans quoi il se déploie. Les mots de Laurine Rousselet font saillance : l’anatomie des vocables recherche un lieu soustrait au bavardage, aux langues fossilisées, à l’étiage de la pensée. De même que le corps des danseurs, des danseuses est en quête d’un autre régime du corps-âme et du vivre, la poésie aspire à plonger la langue dans des états-limites, dans des postures inédites. L’énergie de la poésie et de la danse jaillit d’une attirance pour la pointe de l’instant, là où s’invente un pas, un infinitif. Doté d’une fonction magique dans l’économie poétique de Laurine Rousselet, omniprésent dans ses recueils, l’infinitif relève du talisman, d’un écrire-agir. Tout à la fois, il sous-tend et exprime ce qu’elle nomme le « crire », l’écrire-crier.

bâtir         aimer       délirer         danser

agglomérer

Émergence rassemble

années      explosions        expériences       

         Il s’agit de soustraire des éclats, des turbulences de « crire » qui fendent la connaissance par la stupeur, qui désoriente le dire par l’impalpable. Il s’agit de laisser émerger les branchements entre les plans de l’être, entre les paysages mentaux et cosmiques. Laurine Rousselet ne traduit pas Blue Lady en salves poétiques, elle a aspiré des images, des souvenirs, des forces qu’elle réexpire en souffles compacts en les inclinant vers une poétique du voyage de l’existence. Le recueil est rythmé par des virgules qui symbolisent graphiquement un mouvement décliné en trois traits sous lesquels figurent les noms d’une, de deux ou de cinq couleurs (vert, bleu, rouge, jaune, noir). La grammaire des teintes établit une correspondance avec les couleurs des robes portées par l’interprète de Blue Lady. La création de la chorégraphe danse en effet les quatre âges de la vie, disposés en quatre tableaux, de l’enfance à la vieillesse, en passant par la maternité. La poétesse prolonge ces métamorphoses, ces devenirs, elle étoile le quartet, les cycles de la vie, les aventures d’une conscience en phase avec les phénomènes de la nature, avec la rivière, avec l’arbre, avec l’animal, avec la lune.  

         Pas plus que la danse n’est une autre parole, l’écriture n’est une forme extrême de la danse. Chacune a ses matériaux, ses puissances créatrices propres, toutes deux longent des précipices et virevoltent sur des formes irréductibles auxquelles elles donnent naissance. Émergence recueille la matérialisation des songes, des rêves qui ont traversé Laurine Rousselet depuis qu’elle a été percutée par Blue Lady. Blue Lady remonte le temps, saute à pieds joints dans le livre, revient réincarnée par la danseuse Sara Orselli. Poursuivant sa formation de danseuse à l’académie de la Biennale de Venise dirigée alors par Carolyn Carlson, Sara Orselli danse régulièrement dans les créations de la chorégraphe (InannaWater borneauPresent MemoryMundus ImaginalisWe Were HorsesSynchronicityNow, Crossroads

to Synchronicity ou le solo Mandala créé pour elle). Au fil des poèmes, se déploie un royaume accueillant l’heure bleue, l’instant bleu annoncé par l’oiseau bleu : celui qui s’arrache aux soufflets de la durée linéaire, celui qui fait effraction et crée une différence en raison de sa charge intensive et de la part d’éternité qu’il recèle.

l’oiseau bleu n’est pas un songe

il serre de près et de loin

les fleurs de lilas troublantes d’amour

et cet Argus bleu-nacré gourmand de lumière

pour la réfléchir

Les textes délivrent des éruptions qui sont autant de dons, suivent le cheminement initiatique de Blue Lady, de l’aurore de sa naissance au crépuscule de sa vie. Ils ne miment pas ce que le corps dansant performe mais, entre gravitation et légèreté, ils composent avec le poids de la pensée, avec l’irrévérence de l’amour. Émergence fulgure comme le cinquième âge de la vie du solo de Carolyn Carlson. Il répond à l’appel de l’enfance, à l’appel lancé par Blue Lady et se grise de la vitesse des corps et du verbe en mouvement. Il bouscule le logos par les forges des pulsions et des sensations non taillées.

dans le corps  révélé il y a

animal        branches      arbre

lune        cosmos       affirmation

forces et transfiguration

l’œil ouvert

à l’orée d’un infini percé

         Toute création est une invitation au dépaysement, à la démesure de ce qui crée son propre plan d’existence. Depuis son corps en rythme, Laurine Rousselet écrit, sculpte les haut-reliefs d’un verbe qui ne recule ni devant son silence, ni devant son effroi, qui ne se tait pas face à l’action de la mort. Carolyn Carlson a tendu une main de feu à la poétesse qui, à son tour, nous tend une expérience poétique se tenant à la hauteur des mouvements psychiques. S’arrachant à la terre pour la retrouver autrement, le corps dansant et l’écriture conquièrent des postures entre grâce aérienne et ancrage dans le chthonien. Centrale dans l’œuvre de Laurine Rousselet, la question de l’instant s’organise entre pensée du « kairos », « amor fati » et accueil de l’instant-événement qui fait trouée. Sa rencontre avec les créations de Carolyn Carlson se loge sous le signe de l’instant qui étire son épiphanie, ses puissances et ses effets dans l’espace du « toujours », en direction d’une coalescence entre ce qui fut et ce qui est, entre les plis du passé et la texture du présent. Nous sommes à la fois en 2022 et en 1983. C’est l’imaginaire, la puissance-en-langue de la poétesse qui investissent ces pages. Mais c’est tout autant Carolyn Carlson qui y court, qui y interprète la Dame Bleue, dont le souffle, les élévations les ritardandos, les mouvements lents, saccadés, spiralés, diagonaux, circulaires griffent la piste poétique. Les deux gestes — chorégraphie muette de l’écriture et solo fondateur de Blue Lady (repris par le danseur Tero Saarinen en 2008) — fusionnent, s’interpénètrent, se fécondent dans un équilibre entre naissance perpétuelle et renaissance, entre absence et présence, entre osmose et clinamen.

         Avec la danse et la musique, la poésie de Laurine Rousselet partage l’art du temps, de sa conjugaison à l’infinitif de l’éternité et à l’indicatif du fugace. Toutes trois ont en commun une perception aiguë de l’éternel retour différentiel de Nietzsche (de nombreuses créations de Carolyn Carlson, qui est également calligraphe, poétesse, s’inspirent de Nietzsche). Dans Correspondance avec Bernard Noël. Artaud à La Havane parue en 2021, Laurine Rousselet écrit à Bernard Noël le 12 avril 2018 : « A travers tes lignes, le sens circule continument, la vérité réinterrogée. C’est toujours comme si j’assistais à une augmentation de la conscience ». C’est précisément une augmentation de la conscience et une amplification des champs de l’inconscient que la lecture d’Émergence génère.

Dans le vide qui sépare les corps se dresse une voix poétique. Les pas qui résonnent entre les archipels de phrases renvoient à une expérience : expérience des résonances d’un être à l’autre, entre les amants, entre les formes du vivant, entre les arpenteurs de volcans poétiques et de volcans chorégraphiques. La langue de Laurine Rousselet ne cède jamais devant l’invisible parce qu’elle est désir de langue et langue du désir.

Flux News n°88, avril-juin-juillet 2022.

ENTRETIEN AVEC LAURINE ROUSSELET

par Véronique Bergen.

Véronique Bergen : Laurine, ton dernier recueil poétique, Émergence, construit une pensée du verbe à partir de Blue Lady, célèbre solo de la chorégraphe et danseuse américaine Carolyn Carlson, qu’elle a créé en 1983. Quelle est l’expérience sensorielle, esthétique qui, en amont, a impulsé l’écriture d’Émergence ?

Laurine Rousselet : Chère Véronique, le premier rapport de réciprocité qui remonte est celui-ci : le mot « danse(s) » m’est apparu il y a très longtemps, à l’intérieur de « l’écriture organique » de Marcel Moreau avec qui j’ai eu une grande rencontre ; la présence d’un corps verbal dans un corps charnel. C’est avec Ivresse que Marcel faisait danser le corps sensuel. Je me répète souvent cette phrase extraite de Égobiographie tordue : « Faire un enfant à la Nuit, soutenir l’insoutenable, s’égaler aux dieux, fêter par des danses et par des chants la mort de la Raison, échapper à la constipation générale et atmosphérique ». Encore, et cela est important pour l’enchaînement, si pour Marcel Moreau Dieu n’est pas, le sacré est bien réel. Combien de fois l’ai-je entendu me parler de l’art du flamenco ? de la danse et de la tauromachie ? Tout était primauté de l’instinct, du viscéral, de la pulsion et du charnel. De cet enfièvrement ressortait sa force du langage. Dans ces années de jeunesse, je m’étais mise à lire Le Théâtre et son double d’Antonin Artaud, immanquablement. J’étais partie avec lors de ma résidence d’auteure à La Havane en 2009. J’ai absorbé sa pensée alchimique en choisissant mon titre De l’or havanais, dévoré les textes qui composent Les Tarahumaras. Neuf ans  après, Bernard Noël et moi nous interrogions à notre manière sur l’« écriture-corps » (rêve d’un « corps sans organes », réduit à un souffle) d’Antonin Artaud dans Correspondance avec Bernard Noël, Artaud à La Havane publiée l’an dernier, et dans laquelle, nous évoquions notamment La Danse du Peyotl de 1937. L’un des articles inédits que j’ai trouvé, et que nous donnons à lire en français, est intitulé « La corrida et les sacrifices humains ». C’est à Cuba que j’ai rencontré Bernard Noël en 2005 où il m’a offert son Artaud et Paule. Cela pour signifier que c’est toujours la vie qui est en jeu, le sens qui est en question et le rapport des deux avec le temps. J’ai donc lu intensément l’écriture de Bernard qui est physiquement éprouvante. J’ai commencé par Extraits du corps, Le lieu des signes, Les États du corps. La perception devient chez lui une présence incrustée dans son corps, un organe même de ce corps. Je découvrais un pendant de l’état physique de l’expérience d’écrire. Je me sentais très proche de lui puisque mes poèmes cherchent aussi à franchir la séparation par dissociation entre expérience et expression. Il n’y eut pas de saut à réaliser pour rencontrer Carolyn Carlson (en 2018) qui est à elle seule l’incarnation de l’instantanéité, l’expression de l’intensité. Être présente devant elle, c’est être présente au surgissement de la « parole » et de la pensée dans l’espace du corps. Penser à Carolyn c’est, entre autres, rejoindre cette phrase de Bernard : « Mon seul désir est de provoquer une émotion – une pensée émue dont l’ouverture accueille le sensible et le réfléchi, la rencontre et le coup d’aile… ».

Véronique Bergen : Peux-tu évoquer le spectacle Émergence que tu as conçu avec la danseuse Sara Orselli et le musicien Jean-Jacques Palix ? As-tu rencontré Carolyn Carlson lors de la réalisation du projet ? Qu’est-ce qui t’a happée, raptée dans les créations de Carolyn Carlson, dans son solo Blue Lady en particulier ? Comment as-tu conçu l’opération de transfiguration du mouvement du corps dansant en mouvement d’écriture ? Quel est ton rapport à la danse, à l’œuvre de Carlson ?

Laurine Rousselet : J’ai obtenu la résidence d’écrivain à l’Université d’Orléans pour l’année 2019-2020, la thématique était le corps en mouvement, mon projet portait sur le « Blue Lady » de Carolyn Carlson. Émergence annonçait le « travail de restitution ».

au crépuscule du soir

le chant prend son envol

la légèreté du corps de Blue Lady

vertical       aérien et heureux

sa puissance ascensionnelle

orientation  absolu        invitation

transcendance

dans l’intimité de son être

la parole libérée du langage

l’indicible échange

J’ai correspondu avec Carolyn tout au long de l’engendrement du poème, et bien avant cela, par bonheur. La présence de Carolyn s’est posée comme un miroir réfléchissant. Elle se définit avant tout comme une poète visuelle. Tout ce qui apparaît à l’horizon de son réel est affilié dans et par la poésie. Si elle est d’abord chorégraphe et danseuse, elle écrit des poèmes, calligraphie, dessine. Sa présence au monde est à l’écoute de l’être qui s’avance dans l’ouvert. Elle dit : « La danse est méditation ». Lorsque je la vois danser, c’est comme si s’inscrivait autour de son aura la phrase de Gaston Bachelard : « Le monde reflété est la conquête du calme ». Son éloquente préoccupation passe par la transmission et entre dans une volonté d’élévation de l’humanité. Son œuvre entière est d’offrande universelle. Sa quête ausculte les dimensions du temps, la perception de l’espace, du vide en soi et entre les choses. Si la quête de Carolyn est poétique et spirituelle ; elle se dit volontiers mystique, à l’écoute des signes, elle est également philosophique. Le mot d’ordre de son processus de création demeure : « Saisir l’instant d’éternité ». Je transite et continue de me réciter cette phrase d’Hubert Haddad, apprise il y a vingt ans : « La poésie, c’est nos coordonnées dans l’univers ». Pour terminer (brièvement), il s’agit en elle-même de la question de l’âme et du souffle reliant les êtres entre eux et les hommes aux éléments naturels (le cosmos). Tout comme Carolyn, je pense que l’espace de la liberté engage une acceptation de la profondeur insondable de l’être autant que de l’univers. La réalité est pluralité.

la force universelle est en toute chose

approfondir au soleil levant

les qualités et développements

de faisceaux de lumière près des nuages

descendre le regard jusqu’à ses pieds

 avec délicatesse observer les détails

d’une simple tige

d’une corolle

courbes et reliefs

la discontinuité permettant l’inspiration

son renouvellement

La danse contient des itinéraires de déambulation, de combinaison, engendrés par des jeux de reflets, contiguïtés, analogies, etc. Cristalliser l’image. Comme pour le poème, elle éveille au champ de l’intériorité qu’elle attise et exalte. Il est toujours question de la rencontre entre l’œil physique (le regard porté vers l’extérieur) et l’œil mental (le regard intérieur). Le réel n’est-il pas une question de regard ? Regard sur l’envers des choses ? Nous avons alors sous les yeux le corps d’un danseur ou d’une danseuse, un corps réel et un corps qui n’est pas commun. Un corps qui se situe entre le rêve et la réalité. Lorsque j’ai rencontré Sara Orselli la première fois, Sara qui est comme la fille spirituelle de Carolyn, elle donnait corps au solo « Mandala » créé pour elle. Et qu’ai-je vu ? J’assistais à la naissance de formes, d’images par un corps, doué de virtuosité, qui était le passage par où tout affluait, une concentration des invisibles, le réceptacle d’un mystère ; mystère de la création, mystère de la vie. La vue coulait dans ses bras se transformant en gestes, en branches. Il faut comprendre la maîtrise, la concentration extrême qu’elle exerce sur ses élans très pensifs. Sara dépose essentiellement son intériorité dans l’espace. Comme le disait Bernard : « Le visible est le lieu des signes et non pas la surface de la réalité ». Écrire et danser sont des contemplations partagées. Sara et moi éprouvons des émotions intimes que nos contemplations absorbent. Et nos pensées émues, si j’ose dire, se ressemblent beaucoup. Voilà pourquoi il y a échange. Avec Sara, partager la confiance va de soi des coulisses jusqu’à la scène. La poésie n’est-elle pas une transparence d’être au monde ? Le « je » et « l’autre » n’existent jamais séparé(e)s. Vogue l’infinité de l’amour et de la réciprocité…

Véronique Bergen : Sous quels signes places-tu le dialogue entre les champs esthétiques ? Es-tu partie de la pulsation, du rythme, de l’espace ou de la question de l’instant ?

Laurine Rousselet : Toute création réinvente inévitablement la communication puisque écrire est l’histoire d’une expérience. Comment trouver une forme unique qui correspond à un moment unique ? Le sujet (Blue Lady) était vaste. Me vient à l’esprit une citation de José Ortega y Gasset : « Je suis moi-même et mes circonstances. » Dire d’abord que si mon écriture s’est développée en un poème, c’est parce que mon appétence pour les longs poèmes date de mon « entrée » en poésie. J’avais dix-sept ans, je lisais passionnément Marina Tsvétaïeva. Et je connais toujours par cœur ses longs poèmes « Sur le cheval rouge » et « Le poème de la montagne ». Je suis donc partie d’un vide, de sa présence énorme en moi. De façon sûre, ce vide prépare. J’ai beaucoup lu pendant des mois, pris des notes. J’ai regardé des vidéos avec Sara Orselli à l’œuvre, j’ai écouté des bandes sons de Jean-Jacques Palix qu’il m’envoyait. J’ai communiqué avec Carolyn, comme je l’ai déjà dit. Je ne savais pas où j’allais. Je n’attendais rien. Puis l’événement a eu lieu. L’inconnu a surgi. J’ai débuté le poème Émergence un samedi matin à 10h, je l’ai terminé le lendemain à midi. Toujours l’élan du cœur fait autorité. Je termine avec cette parenthèse d’Hélène Cixous dans Le livre de Promethea, parenthèse qui s’écrit en moi en capitales : « (— Le récit ? Quel récit ? Si c’était un récit ! Mais justement ce n’est pas un récit, c’est du temps, c’est le temps brûlant, palpitant d’heure en heure, c’est le temps qui bat dans la poitrine de la vie.) »

Véronique Bergen : Pourrait-on dire, en reprenant le concept de déterritorialisation de Gilles Deleuze et Félix Guattari, que tu as déterritorialisé Blue Lady, une œuvre majeure de la danse contemporaine, en la transmuant en parole poétique ?  Quelles sont les limites internes à l’exercice de l’écrire que tu as dû franchir ? Et les singularités de chaque plan de création qu’il t’a fallu écouter afin de ne pas illustrer/ traduire l’espace de la danse dans l’espace du poème ? 

Laurine Rousselet : Comment célébrer une rencontre ? Se déroulent les pulsions, les impulsions, et le désir monte, et le poème comme la danse sont des rêves d’envol, et toute vérité du corps est en quête de lumière… Je veux la vérité à partir de l’ébranlement. Autant dire que je veux la relation. Le territoire de Émergence transpose la commotion de l’âme ressentie. On le sait, le moi poétique se trouve toujours en délocalisation constante. Alors, comment radiographier Blue Lady ? Par un désir total de captation. Comme je l’ai dit autrement, le temps débute toujours par un vide, un arrêt. Qui dit profondeur dit également retour aux sources. J’ai songé à la nature, j’ai songé à mon enfance par régression :

le temps ne calcule pas l’approche

et le ciel d’orage sombre est inépuisable

il paraît que le chemin abrupt

pour aller à la rivière

est désormais impraticable

c’est Amalia qui me l’a dit

la déclivité parlait au nom de la mort

à l’âge de neuf ans

et je volais    roulais sans frein

au-dessus de caillasses énormes

sans même les envisager

jambes trop courtes

pour pédales inaccessibles

tout occupée à la vitesse

au dépassement

par tous les pores

je chérissais une réalité sans nom

Il n’y a jamais appropriation. Il s’agit toujours d’un travail de restitution. L’acuité du regard s’est exercée avec une grande connivence. Avant tout, le réel est un champ de communication, un espace d’introduction et de possible réversibilité. Par là même, Blue Lady devient complice de mon territoire. Le soin porté à la symétrie se passe dans notre relation. Je pourrais dire que j’ai investi Blue Lady en conservant ma terre tout au long de mes transformations, mutations. Nous nous transportons toujours « de soir en soir, de bar en bar », comme le chantait Barbara à Gérard Depardieu le cherchant dans L’Ile aux mimosas, nous déplaçons toujours nos racines en nous faisant accompagner et guider par des lointains élus. Donc, il y a étreinte et la langue embrasse au présent tout le passé et l’avenir. J’ai aussi visualisé ma mort en voyant la « Black Lady » de Carolyn.

le temps marque la mort

le poids se fait sentir


des mésanges près de l’église


sont alignées sur la murette


tout autour


les couleurs sont nombreuses et épaisses


il n’y a rien à gommer depuis l’enfance

toutes les traces s’effaceront d’elles-mêmes

la grande allée de buis accompagnera


du Mas la dernière ivresse

Le Blue Lady de Carolyn est pour moi une emphase oculaire qui appelle le désir d’embrasser le tout de l’expérience. S’emparer du vide telle une étoffe, tel un matériau à travailler dans une augmentation ou une lumière de la conscience. Voilà le lieu où je me suis établie. N’est-ce pas encore entourer d’amour le réel ? Si le mouvement est souverain, tout est affaire de Souffle. Attendu que l’échange existe, il s’est agi pour moi de transvaser l’être dans le verbe par le souffle. Respirer le monde. Le Blue Lady raconte les quatre âges de la vie d’une femme. Le repère sensible des couleurs (le rouge pour le printemps, le jaune pour l’été, le bleu pour l’automne et le noir pour l’hiver) suit les quatre saisons de l’humanité en suivant la nature telle qu’elle est. Tout éclate dans une extraordinaire ferveur des sens. La transgression et la métamorphose sont des spontanéités créatrices. Le corps écrivant en travail n’est-il pas lui-même le lieu de la transmutation, du change érotisant ?

LAURINE ROUSSELET. EXPÉRIENCE POÉTIQUE AVEC CAROLYN CARLSON

par Véronique Bergen.

         Le mythique solo Blue Lady de la chorégraphe et danseuse américaine Carolyn Carlson fut créé en 1983. Le recueil poétique de Laurine Rousselet, Émergence, dessine le trajet qui va des émotions à la forme, des images nées du solo à des concrétions d’écriture. Arc-en-ciel tendu entre le corps en mouvement de la danse et le dynamisme du verbe, il fait l’objet d’un spectacle, d’une création éponyme qui réunit Laurine Rousselet à la lecture, la danseuse Sara Orselli et la musique de Jean-Jacques Palix. L’art relève du champ de la possession. Carolyn Carlson s’est emparée de Laurine Rousselet qui, à partir du plan affectif-esthétique de la rencontre avec Blue Lady, creuse un texte qui danse sur les silences de la chorégraphie et interroge le ballet de l’instant présent et de l’éternité jusqu’à leur point de fusion. Œuvre majeure de la danse contemporaine, œuvre ivre de libertés que Carolyn Carlson présenta au théâtre de La Fenice en 1983, Blue Lady inspire, quarante ans après sa création, l’émergence d’un rythme poétique, d’un souffle entre hachure et élan vertical.

Poésie et danse questionnent l’espace, ses courbures. La première explore l’espace de la page, les dialogues entre la main et la topologie du plan, la seconde l’espace de la scène, les échos entre le corps et ce sur quoi, ce dans quoi il se déploie. Les mots de Laurine Rousselet font saillance : l’anatomie des vocables recherche un lieu soustrait au bavardage, aux langues fossilisées, à l’étiage de la pensée. De même que le corps des danseurs, des danseuses est en quête d’un autre régime du corps-âme et du vivre, la poésie aspire à plonger la langue dans des états-limites, dans des postures inédites. L’énergie de la poésie et de la danse jaillit d’une attirance pour la pointe de l’instant, là où s’invente un pas, un infinitif. Doté d’une fonction magique dans l’économie poétique de Laurine Rousselet, omniprésent dans ses recueils, l’infinitif relève du talisman, d’un écrire-agir. Tout à la fois, il sous-tend et exprime ce qu’elle nomme le « crire », l’écrire-crier.

bâtir         aimer       délirer         danser

agglomérer

Émergence rassemble

années      explosions        expériences       

         Il s’agit de soustraire des éclats, des turbulences de « crire » qui fendent la connaissance par la stupeur, qui désoriente le dire par l’impalpable. Il s’agit de laisser émerger les branchements entre les plans de l’être, entre les paysages mentaux et cosmiques. Laurine Rousselet ne traduit pas Blue Lady en salves poétiques, elle a aspiré des images, des souvenirs, des forces qu’elle réexpire en souffles compacts en les inclinant vers une poétique du voyage de l’existence. Le recueil est rythmé par des virgules qui symbolisent graphiquement un mouvement décliné en trois traits sous lesquels figurent les noms d’une, de deux ou de cinq couleurs (vert, bleu, rouge, jaune, noir). La grammaire des teintes établit une correspondance avec les couleurs des robes portées par l’interprète de Blue Lady. La création de la chorégraphe danse en effet les quatre âges de la vie, disposés en quatre tableaux, de l’enfance à la vieillesse, en passant par la maternité. La poétesse prolonge ces métamorphoses, ces devenirs, elle étoile le quartet, les cycles de la vie, les aventures d’une conscience en phase avec les phénomènes de la nature, avec la rivière, avec l’arbre, avec l’animal, avec la lune.  

         Pas plus que la danse n’est une autre parole, l’écriture n’est une forme extrême de la danse. Chacune a ses matériaux, ses puissances créatrices propres, toutes deux longent des précipices et virevoltent sur des formes irréductibles auxquelles elles donnent naissance. Émergence recueille la matérialisation des songes, des rêves qui ont traversé Laurine Rousselet depuis qu’elle a été percutée par Blue Lady. Blue Lady remonte le temps, saute à pieds joints dans le livre, revient réincarnée par la danseuse Sara Orselli. Poursuivant sa formation de danseuse à l’académie de la Biennale de Venise dirigée alors par Carolyn Carlson, Sara Orselli danse régulièrement dans les créations de la chorégraphe (InannaWater borneauPresent MemoryMundus ImaginalisWe Were HorsesSynchronicityNow, Crossroads

to Synchronicity ou le solo Mandala créé pour elle). Au fil des poèmes, se déploie un royaume accueillant l’heure bleue, l’instant bleu annoncé par l’oiseau bleu : celui qui s’arrache aux soufflets de la durée linéaire, celui qui fait effraction et crée une différence en raison de sa charge intensive et de la part d’éternité qu’il recèle.

l’oiseau bleu n’est pas un songe

il serre de près et de loin

les fleurs de lilas troublantes d’amour

et cet Argus bleu-nacré gourmand de lumière

pour la réfléchir

Les textes délivrent des éruptions qui sont autant de dons, suivent le cheminement initiatique de Blue Lady, de l’aurore de sa naissance au crépuscule de sa vie. Ils ne miment pas ce que le corps dansant performe mais, entre gravitation et légèreté, ils composent avec le poids de la pensée, avec l’irrévérence de l’amour. Émergence fulgure comme le cinquième âge de la vie du solo de Carolyn Carlson. Il répond à l’appel de l’enfance, à l’appel lancé par Blue Lady et se grise de la vitesse des corps et du verbe en mouvement. Il bouscule le logos par les forges des pulsions et des sensations non taillées.

dans le corps  révélé il y a

animal        branches      arbre

lune        cosmos       affirmation

forces et transfiguration

l’œil ouvert

à l’orée d’un infini percé

         Toute création est une invitation au dépaysement, à la démesure de ce qui crée son propre plan d’existence. Depuis son corps en rythme, Laurine Rousselet écrit, sculpte les haut-reliefs d’un verbe qui ne recule ni devant son silence, ni devant son effroi, qui ne se tait pas face à l’action de la mort. Carolyn Carlson a tendu une main de feu à la poétesse qui, à son tour, nous tend une expérience poétique se tenant à la hauteur des mouvements psychiques. S’arrachant à la terre pour la retrouver autrement, le corps dansant et l’écriture conquièrent des postures entre grâce aérienne et ancrage dans le chthonien. Centrale dans l’œuvre de Laurine Rousselet, la question de l’instant s’organise entre pensée du « kairos », « amor fati » et accueil de l’instant-événement qui fait trouée. Sa rencontre avec les créations de Carolyn Carlson se loge sous le signe de l’instant qui étire son épiphanie, ses puissances et ses effets dans l’espace du « toujours », en direction d’une coalescence entre ce qui fut et ce qui est, entre les plis du passé et la texture du présent. Nous sommes à la fois en 2022 et en 1983. C’est l’imaginaire, la puissance-en-langue de la poétesse qui investissent ces pages. Mais c’est tout autant Carolyn Carlson qui y court, qui y interprète la Dame Bleue, dont le souffle, les élévations les ritardandos, les mouvements lents, saccadés, spiralés, diagonaux, circulaires griffent la piste poétique. Les deux gestes — chorégraphie muette de l’écriture et solo fondateur de Blue Lady (repris par le danseur Tero Saarinen en 2008) — fusionnent, s’interpénètrent, se fécondent dans un équilibre entre naissance perpétuelle et renaissance, entre absence et présence, entre osmose et clinamen.

         Avec la danse et la musique, la poésie de Laurine Rousselet partage l’art du temps, de sa conjugaison à l’infinitif de l’éternité et à l’indicatif du fugace. Toutes trois ont en commun une perception aiguë de l’éternel retour différentiel de Nietzsche (de nombreuses créations de Carolyn Carlson, qui est également calligraphe, poétesse, s’inspirent de Nietzsche). Dans Correspondance avec Bernard Noël. Artaud à La Havane parue en 2021, Laurine Rousselet écrit à Bernard Noël le 12 avril 2018 : « A travers tes lignes, le sens circule continument, la vérité réinterrogée. C’est toujours comme si j’assistais à une augmentation de la conscience ». C’est précisément une augmentation de la conscience et une amplification des champs de l’inconscient que la lecture d’Émergence génère.

Dans le vide qui sépare les corps se dresse une voix poétique. Les pas qui résonnent entre les archipels de phrases renvoient à une expérience : expérience des résonances d’un être à l’autre, entre les amants, entre les formes du vivant, entre les arpenteurs de volcans poétiques et de volcans chorégraphiques. La langue de Laurine Rousselet ne cède jamais devant l’invisible parce qu’elle est désir de langue et langue du désir.

Une version du texte, sans l’entretien, est parue dans Diacritik.

Laurine Rousselet, Émergence, Ed. L’Inventaire, 80 p., 12 euros. Illustration de couverture : tableau de Carolyn Carlson.

Signalons la parution en 2021 de l’ouvrage de Laurine Rousselet, Correspondance avec Bernard Noël. Artaud à La Havane, Ed. L’Harmattan, col. Créations au féminin,152 p., 16,50 euros.

Spectacle Émergence,

Création par Laurine Rousselet

Texte : Laurine Rousselet / Danse : Sara Orselli
Musique : Jean-Jacques Palix / Éléments scéniques : Serge Kantorowicz, Denis Tricot
Traduction en italien : Francesca Maffioli.

Une version du texte, sans l’entretien, est parue dans Diacritik.

Laurine Rousselet, Émergence, Ed. L’Inventaire, 80 p., 12 euros. Illustration de couverture : tableau de Carolyn Carlson.

Signalons la parution en 2021 de l’ouvrage de Laurine Rousselet, Correspondance avec Bernard Noël. Artaud à La Havane, Ed. L’Harmattan, col. Créations au féminin,152 p., 16,50 euros.

Spectacle Émergence,

Création par Laurine Rousselet

Texte : Laurine Rousselet / Danse : Sara Orselli
Musique : Jean-Jacques Palix / Éléments scéniques : Serge Kantorowicz, Denis Tricot
Traduction en italien : Francesca Maffioli.

1 Comment

  1. Il y a toujours quelque risque à s’exprimer après une écriture aussi souple et épurée que celle de Laurine Rousselet. Le texte de Véronique Bergen est dans une fascinante irrévérence, il ne souligne ni ve vante, mais ramasse et aiguille. Je connais le crire de Laurine depuis longtemps, j’ai eu plaisir à le voir se refléter dans un précieux cristal.

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