Roger Ballen et Die Antwoord, c’est la rencontre improbable entre un géologue américain devenu photographe par passion autant que par nécessité existentielle, et un duo Sud-Africain de hip-hop au style aussi percutant qu’indéfinissable. L’exposition de Roger Ballen à La Centrale (nous y reviendrons) coïncidant avec les quarante ans de l’Ancienne Belgique, ce fut l’occasion de les rassembler tous les trois pour un concert unique en son genre, impressionnante performance scénique autant visuelle que musicale.
L’image a joué un rôle déterminant dans le succès international de Die Antwoord – et pas seulement celle renvoyée par les looks à la fois trash et sophistiqués de Yo-Landi Vi$$er (Anri du Toit) et de Ninja (Watkin Tudor Jones). C’est grâce à leurs clips élaborés, diffusés sur YouTube, qu’ils vont conquérir leur première audience. Tourné dans un décor conçu par Roger Ballen, Enter the Ninja (2010) va rapidement totaliser des dizaines de millions de vue, et devenir un véritable phénomène du Web. Mais auparavant, Die Antwoord s’était déjà largement inspiré du travail de Roger Ballen pour leur tout premier clip, Wat Pomp, paru un an après la formation officielle du groupe en 2008. Le côté amateur de la production saute aux yeux, surtout si on la compare avec ce qui suivra peu de temps après. Il s’agit pourtant d’un moment charnière, qui reflète une situation inédite dans le domaine musical et artistique au sens large : un groupe de hip-hop naît en se fondant sur l’esthétique d’un artiste plasticien, qu’il n’a par ailleurs jamais rencontré.
Die Antwoord va en effet trouver sa raison d’être dans le travail de Roger Ballen, et plus spécifiquement dans son ouvrage Outland, paru en 2001, et que découvre Yo-Landi en 2005. Elle et Ninja – dont le surnom proviendrait de l’une des photographies de la série – sont en effet subjugués par l’univers qu’a créé le photographe au départ de portraits des laissés-pour-compte de la société sud-africaine. Dans son projet précédent (qui l’a fait connaître sur la scène internationale), Platteland (1994), Ballen livrait déjà un regard sans concession sur une minorité blanche bien loin d’incarner l’idéal suprémaciste prôné par le régime de l’apartheid. Outland poursuit cette plongée parmi les oubliés, les déglingués, et les estropiés, mais se double d’une dimension poétique, parfois tragi-comique. Roger Ballen commence à élaborer de véritables mises en scène, qu’ils peuple d’objets divers, d’animaux et de ses propres dessins – ceux-là mêmes que Die Antwoord vont copier et introduire dans le clip Wat Pomp.
Ninja raconte comment Yo-Landi, trop intimidée, lui demande à l’époque de se faire passer pour elle et d’écrire en son nom au photographe… qui refusera longtemps toute collaboration, ne comprenant pas ce qu’il viendrait faire dans un univers dont il ignore absolument tout (y compris l’existence de YouTube). Dans une interview accordée à Vice en 2013, il raconte : « En 2010, des gens m’écrivaient et m’appelaient pour me demander si j’avais vu ce groupe qui utilisait mes images, mes dessins, et qui était un phénomène sur le Net. Les gens me demandaient ce que j’en pensais, alors j’ai regardé qui c’était, et je suis tombé sur Yo-Landi et Ninja. » Et à la question de savoir si le fait que tout cela ait été réalisé sans son accord il répond, pragmatique : « Pour chaque fan de photographie, il y a 10.000 fans de musique. En gros, si Die Antwoord diffuse l’esthétique de Roger Ballen, ça permet à Roger Ballen d’atteindre un public beaucoup plus large. » La collaboration se fait alors officielle, et culmine avec la réalisation du clip I Fink U Freeky (2012), extraordinaire symbiose entre la musique de Die Antwoord et les images de Ballen. Celui-ci aborde l’univers du clip vidéo en photographe obsédé par la perfection: Ninja raconte comment chaque plan est ausculté, chaque image analysée, et le tournage maintes fois recommencé.
Après toutes ces années, Ninja et Yo-Landi se réfèrent toujours respectueusement au photographe comme à « Mr. Ballen », et n’hésitent pas à dire (ou à laisser dire, comme ce fut le cas lors de l’introduction du concert à l’AB), que Die Antwoord existe grâce à lui. Cela peut paraître exagéré, mais seulement si l’on aborde le groupe sous l’angle unique de la musique. Le duo est en effet bien plus que ça, une véritable performance conçue pour ne durer le temps de cinq albums (la fin de Die Antwoord serait donc pour bientôt). Ninja était déjà très actif avant 2008 sur la scène rap et hip-hop sud-africaine, mais c’est la rencontre avec l’univers de Roger Ballen qui vont le convaincre, lui et Yo-Landi, d’explorer sous un angle artistique les marges de la société et en particulier la culture « Zef », que le groupe résume par : « t’es pauvre mais t’as de l’imagination. T’es pauvre mais t’es sexy et t’as du style. » Des clips tels que Baby’s on Fire (2012) et Fatty Boom Boom (2012) exploitent cette veine sous l’angle de la parodie et viennent confirmer, si besoin en est, que Ninja et Yo-Landi jouent à incarner (fort bien) des personnages (sans craindre de froisser le politiquement correct). Mais c’est surtout le côté sombre et inquiétant de l’univers de Roger Ballen, hanté par mort, dans lequel rôdent souvent des rats, qui va trouver chez eux un écho décisif : Fok Julle Naaiers (2011), Pitbull Terrier (2014), ou encore Tommy Can’t Sleep (2017), en sont quelques exemples les plus marquants. Citons encore Ugly Boy (2014), qui oscille entre le côté bling-bling, second degré assumé, de la culture Zef, et un monde plus ténébreux issu des images de Roger Ballen – une dichotomie à l’image de Die Antwoord.
Ce sont ces deux facettes d’un même projet artistique qui ont été présentées lors du concert à l’AB, en soulignant comment l’esprit de Roger Ballen, tout en introspection, souffle sur l’univers en apparence très extraverti de Die Antwoord. Sur un écran géant transparent qui occupait tout le devant de la scène, fut d’abord projeté le Theatre of the Apparitions (également montré à la Centrale), suivi pas une sélection de séquences effectuées dans les différents clips, tandis que commençait un concert placé sous le signe du noir et blanc. Puis, alors que s’estompait la participation de Roger Ballen, le concert est monté en puissance, les lumières se sont faites de plus en plus colorées et présentes, jusqu’à l’apothéose du rappel avec Enter the Ninja : à ce stade, plus personne ne se demandait depuis longtemps ce que le groupe devait, ou non, au photographe – ils étaient dans leur propre dimension, spectaculaire.
P.-Y. Desaive
Infos:
Roger Ballen – The Theatre of the Ballenesque
Commissariat : Carine Fol & Stéphane Roy
Ronny Delrue – Roger Ballen – Correspondances
Commissariat : Carine Fol & Philippe Van Cauteren
Exposition : 14.11.2019 > 14.03.2020
CENTRALE for contemporary art
Place Sainte-Catherine 44, 1000 Bruxelles
MER > DIM 10:30 > 18:00
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