Jean Dubuffet (1901-1985) a poursuivi longtemps un travail complexe de créations susceptibles de servir de matériau de base à une nouvelle production. En l’occurrence, il a pratiqué le surgissement d’œuvres d’apparence abstraite pour susciter des œuvres à résonnance figurative. Comme s’il passait de la réflexion à l’action, de la pensée à l’image, du mental au concret.
De Dubuffet, la génération qui connut 68 et ses remous en faveur d’un monde neuf a dévoré son « Asphyxiante culture ». Car le bonhomme était loin d’être conformiste. Beaucoup de gens se souviennent, eux, de l’inventeur de l’ ‘art brut’ et de l’élan qu’il a donné aux artistes marginaux. L’expo qui se présente ici montre un autre aspect de ses recherches.
Le rapport à l’impression
De sa découverte de la lithographie en 1944 jusqu’au début des années 60, l’artiste prolongera sa démarche afin de tenter d’approcher toutes les possibilités offertes par cette technique très particulière. Les premières ‘empreintes’ qu’il a réalisées sont consacrées aux phénomènes naturels. Cette appellation étant à comprendre non pas selon le sens trop souvent donné d’exception, d’extraordinaire mais dans son acception originelle de toute chose courante perceptible par les sens et susceptible d’être étudiée.
Ce sont donc des fragments restreints de réalité que Dubuffet donne à regarder : sol, minerai, eau, boue, végétation, reflet, mur… Ils apparaissent dès lors comme vus au microscope et s’apparentent à ce que montrent des tableaux abstraits. Ils offrent à l’œil des formes, des contrastes de clarté et d’opacité, des granulations, des traits capables de stimuler l’imagination. Cette potentialité se retrouve cernée dans les titres associés à chaque gravure.
Cette intrusion du langage dans une pratique plastique s’empare du mécanisme associatif de mots similaire à celui que pratiquent les poètes. Il y a d’abord l’étiquette analogique de substantifs : nébuleuse, paysage, torrent, rocher, crevasse, tavelure, illumination, feu, suie, chair… Tous ne sont pas concrets puisque la suggestion mène quelquefois à la perception subjective : décrépitude ou dégradation, fantasmes, insouciance, précarité, affirmation.
L’expression aboutit peu à peu du côté de la métaphore par le simple ajout d’un qualificatif inattendu (sol fantasque ou dramatique ou allègre – terre chamarrée – grâces ténébreuses – champ muet – eau radieuse – gravier perlier). Elle devient métaphore proprement dite avec l’ajout d’un complément (pouls fiévreux de l’ombre – orgues du sol – arbre d’ombre).
Ces centaines de lithographie, dont seule une vaste sélection est présentée, sont des œuvres en soi. Mais elles devaient également servir à en produire de nouvelles. Des tirages complémentaires sont découpés par Dubuffet, un peu comme les papiers de Matisse. Ces fragments, il convient de les considérer d’abord, ainsi que l’écrit Pieyre de Mandiargues, comme « un très vaste réservoir de formes, un conservatoire, un catalogue, une sorte d’herbier ou de musée naturel ». Il les assemble de différentes manières afin de reconstituer un nouvel ensemble formel qui servira à imprimer d’inédites créations.
Un des apports essentiels de ce travail, c’est que l’artiste tenait des cahiers dans lesquels il explicite de quelle façon il prévoit et réalise les assemblages. Sa minutieuse préparation, montrée de manière didactique, prouve à quel point ce qui passerait aux yeux des sceptiques pour de l’improvisation aléatoire s’avère en fait travail rationnel, étudié, conçu, organisé. Une succession de travaux amène à voir quelques tâtonnements. En effet, accoler des morceaux découpés laisse souvent apparaître le stigmate rectiligne des bords de coupe au détriment d’une véritable fusion.
Dubuffet parviendra, grâce au papier report, à éliminer tout relief superflu. Ce même artifice lui rendra plus facile tout travail d’écriture qui, pour être lisible, doit être d’abord réalisé en inversion (comme un texte placé face à un miroir) avant de réapparaître en vision normale lors de l’impression. L’aboutissement, c’est, par exemple, des personnages farfelus, sarcastiques, rigolos, voire rigolards. Ils résultent de morceaux coordonnés. La couleur leur donne un surplus plastique qui se restreignait avec le noir et blanc.
Le rapport à l’écrit
Outre la quête des titres à donner aux œuvres, Dubuffet s’amuse avec la langue autant qu’avec les formes. Ainsi invente-t-il ce qu’il baptise son ‘jargon’, une langue basée sur une transposition approximative de la phonétique des vocables : « se pacroua iab kes kej man nui ala mezon cante ifebo ». Ce qui se lit à haute voix afin de retrouver la musique des mots et de rendre sens aux sons : « C’est pas croyable qu’est-ce que je m’ennuie à la maison quand il fait beau ». Bref, un usage de précurseur sur la composition de pas mal de textos que véhiculent aujourd’hui nos portables par souci d’économie et de facilité plus que par désir ludique !
Il était logique que notre lithographe se soit auparavant acoquiné à des écrivains, particulièrement à des poètes. Dans la veine des « Empreintes », il va collaborer avec Guillevic en prolongeant ses poèmes concis par des images de murs. Celles-ci accompagnent les vers sans pour autant les illustrer. Elles sont l’occasion de mettre en scène des graffiti, des ébréchures ; elles visualisent une hypothèse via des silhouettes de dessins animés du genre de celles que populariseront plus tard les Shadoks de Rouxel et Couturier.
Un album intitulé « La lunette farcie » se compose d’une interaction phrase-dessin. Celui-ci reprend des textures similaires à celles des séries d’empreintes. Celle-là bouscule ses lettres sur la page de sorte à formuler des énoncés de type surréaliste. Un emboitage titré « Le mirivis des naturgies » intègre des néologismes que n’aurait pas reniés Henri Michaux ou Christian Dotremont.
Cette passionnante exposition rappelle l’inventivité survitaminée d’une bonne partie du temps des fameuses ’30 Glorieuses’ où cohabitèrent, entre autres la nébuleuse artistique autour d’Yves Klein, l’ébullition de Cobra, mouvances qui bousculèrent au grand galop ce qui subsistait de traditionalisme dans les arts de l’époque. Elle est complétée par les travaux actuels de la soixantaine de participants au 29e prix de la Gravure 2020 qui fait éclatante démonstration que la recherche et l’expérimentation de techniques les plus diverses et parfois terriblement novatrices restent un moteur dynamique de la créativité.
Michel Voiturier
« Le preneur d’empreintes » au Centre de la gravure, 10 rue des Amours à La Louvière jusqu’au 24 janvier 2021. Infos : 064 27 87 22 ou www.centredelagravure.be
Catalogue : Catherine de Braekeleer, Sophie Webel, Lorenza Trucchi, Laurent Busine, « Jean Dubuffet, le preneur d’empreintes », La Louvière, Centre de la Gravure, 2020, 128 p.
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