Bien que grande absente, la figure humaine est au fondement des deux expositions estivales de la Konschthal Esch qui a pris le parti d’aborder le passé sidérurgique d’Esch-sur-Alzette – baptisée la « Métropole du fer » – via le prisme du métal, un ensemble de matières de maniement se prêtant à des multiples usages. Une programmation originale et tous publics qui dialogue de manière remarquable avec l’actuelle « mise à nu » des espaces d’exposition du centre d’art.
Cet ancien magasin de meubles, acheté par la Ville pour être converti en espace d’art contemporain, a ouvert ses portes en octobre 2021. Première étape avant rénovation complète, les quatre étages laissent apparaître l’ossature originelle du bâtiment, constituée de dalles et colonnes en béton, surmontées de poutres métalliques. Au rez-de-chaussée, nous sommes accueillis par une gigantesque installation de Jeppe Hein intitulée Distance (2004). Dès qu’un.e visiteur.euse passe la porte d’entrée, un mécanisme actionne le départ d’une boule qui s’élance dans le méandrique circuit d’acier, générant de fait une dynamique aléatoire qui incite à lever les yeux et à suivre sa progression. Relativement simple et accessible à première vue, le parcours s’avère finalement jonché d’éléments perturbateurs, tant visuels que sonores. Déployé pour l’occasion sur trois niveaux de la Konschthal, il renferme quantité de courbes et détours qui en viennent à se confondre les un.e.s avec les autres. Il en va de même pour les boules, uniformément blanches et en tous points identiques. Quant aux trajectoires simultanées, elles produisent un son métallique qui se répercute sur l’ensemble des parois du bâtiment. Le dispositif protocolaire imaginé par l’artiste danois (°1974) a requis plus de deux semaines de montage pour être adapté à cette configuration inédite qui défie avec virtuosité les lois de la perception.
« L’œuvre occupe une position intermédiaire entre le travail et l’action, entre la nécessité et la liberté. [Hanna] Arendt utilise l’expression « l’œuvre de nos mains » afin de marquer la distinction entre le travail et l’œuvre ; une distinction que la modernité semble avoir complètement oublié. L’expression vient montrer que ce n’est plus le corps biologique tout entier qui est sollicité dans cette activité. L’œuvre ne répond pas à nos besoins primaires, mais à notre appartenance au monde, à notre impulsion à nous créer un monde proprement humain. Contrairement aux produits du travail, ceux de l’œuvre ne sont pas destinés à la consommation, mais à l’usage. Certes l’utilisation use les objets, mais beaucoup moins rapidement que le processus vital le fait avec les biens de consommation. La durabilité est donc le propre de l’œuvre. L’œuvre cherche à produire un monde permanent proprement humain qui défie le métabolisme avec la nature. Par sa maîtrise et sa technologie, l’homme s’oppose à la nature, il y objecte des objets permanents. »[1]
Le récit de Metalworks – designing & making se déroule sur l’ensemble du dernier étage du bâtiment. À l’entrée, un texte en introduit le propos avant de nous inviter à suivre la déambulation induite par la disposition des cartels, apposés à même le sol. À l’exception de l’Olympic Cauldron (2012) de Thomas Heatherwick, des Nuages (2016) de Ronan & Erwan Bouroullec et de l’Aluminium Gradient Chair (2014) de Joris Laarman Lab présentées sur socle, toutes les réalisations reposent sur leurs bases propres. Cette scénographie volontairement épurée favorise la circulation du regard et permet aux visiteur.euse.s, initié.e.s comme néophytes, d’identifier librement et sans prérequis les analogies pouvant exister entre les quarante et un objets disséminés dans l’espace. Oscillant entre les domaines de l’art contemporain, du design, de l’artisanat et de l’innovation technologique, chacune des pièces sélectionnées présente des caractéristiques uniques dûes au traitement spécifique appliqué au matériau, quelle que soit sa destination finale : essai, prototype, pièce unique ou vouée à être reproductible. Ainsi, rassemblés au gré de seize sections autonomes mais communicantes qui font prévaloir la technique – éprouvée ou en cours de développement – sur l’usage et la chronologie, le souhait des commissaires a été de mettre en évidence la diversité des langages créatifs et de rendre accessible à tou.te.s les nombreux processus qui y sont à l’œuvre. « Les designers de l’exposition témoignent d’un goût commun pour la recherche et l’expérimentation qui exploite les propriétés physiques et mécaniques des métaux. Des techniques anciennes (fonte, forge, martelage, rivetage, cintrage, etc.) sont réinterprétées et des hautes-technologies (électroformage, moussage), ainsi que des outils numériques (impression 3D), sont convoqués pour s’affranchir des limites techniques. Les objets qui en résultent ne forment pas un style ou mouvement identifiable mais ont des qualités sculpturales qui délaissent parfois le caractère fonctionnel. Le métal devient une matière poétique assumée qui séduit également pour ses qualités écologiques : il est durable et recyclable. »[2] Au travers de cette exposition que l’on peut qualifier de rétrospective, la Konschthal Esch nous immerge avec jouissance dans une histoire dynamique et mouvante du métal, un matériau qui n’en finit pas de nous surprendre et de se réinventer grâce à l’ingéniosité sans pareille des créateur.trice.s.
Clémentine Davin
Konschthal Esch
29-33, boulevard Prince Henri
L-4280 Esch-sur-Alzette
Entrée libre
Mer 11h-18h
Jeu 11h-20h
Ve/Sa/Dim 11h-18h
JEPPE HEIN
Distance
18.06 > 04.09.2022
metalworks
designing & making
18.06 > 04.09.2022
Commissariat : Georges Zigrand et Charlotte Masse
Avec la participation de : Ron Arad, Ronan & Erwan Bouroullec, Stefan Diez, Tom Dixon, Christophe de la Fontaine, Konstantin Grcic, Thomas Heatherwick, Jakob Jørgensen, Sigve Knutson, Joris Laarman Lab, Max Lamb, Xavier Lust, Philippe Malouin, Muller Van Severen, PELLE, Lewis Power & Anthony Forsyth, Studio Swine, Linde Freya Tangelder – Destroyers/Builders, Jonas Trampedach, Maarten Van Severen, Danny Venlet, Michael Young, Oskar Zięta.
Catalogue
metalworks – designing & making
21 x 26 cm, 160 pages, EN / FR
SternbergPress, 25 euros
[1] Citation de Sophie Cloutier – Université Saint-Paul (Ottawa), Centre de recherche en éthique publique et gouvernance –, in « Care, corps et politique : lecture arendtienne du concept public de care de Joan Tronto », chp. 3 L’œuvre de nos mains, mars 2015, disponible en ligne : http://www.implications-philosophiques.org/care-corps-et-politique-22/
[2] Citation de Joris Thomas, historien de l’art, extrait du catalogue de l’exposition.
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