COMÈS. LE CONTEUR DES MILLE ET UN NOIRS

         Sept ans après sa mort, Didier Comès, le magicien du neuvième art, est à l’honneur au Musée BELvue et à la Maison Autrique. Thierry Bellefroid et Eric Dubois, les commissaires de l’événement Comès. D’Ombre et de Silence qui se tient au Musée BELvue, ont choisi de montrer plus d’une cinquantaine de planches muettes du grand maître du noir et blanc, accompagnées d’originaux de Corto Maltese d’Hugo Pratt et de planches de Christophe Chabouté. La Maison Autrique nous offre l’occasion de découvrir les planches originales du thriller du désir et des fantasmes, Eva, un album que Comès publie en 1984 après son mythique Silence, ses albums L’Ombre du corbeau, Le Maître des ténèbres, La Belette.

         Percussionniste jazz, né en 1942 à Sourbrodt dans les cantons de l’Est, Didier (Dieter de son vrai nom) Comès est un des grands sorciers de la bande dessinée belge. Après des débuts marqués par un style foisonnant aux couleurs psychédéliques, par un trait virtuose qui explore l’univers de la science-fiction, du fantastique au travers des trips intergalactiques d’Ergün l’errant (Le Dieu vivant et Le Maître des ténèbres), Comès révolutionne sa grammaire narrative, se renouvelle graphiquement. L’Ombre du corbeau traduit un changement esthétique, la grande entrée dans l’univers du noir et blanc au fil d’un trait encore assez fin, qu’il épaissira par la suite. Né dans une région rattachée aux cantons de l’Est, où la bataille des Ardennes fit rage, l’ombre des deux guerres mondiales plane sur les créations de Comès, la boucherie de la guerre 14-18 mise en scène dans un climat onirique, une initiation à la mort dans L’Ombre du corbeau, la Deuxième Guerre mondiale explosant dans son onzième et dernier album Dix de der paru en 2006. Silence fera souffler un vent de renouveau sur la bande dessinée, distillant un chef d’œuvre singulier très éloigné de ce qui se fait à l’époque.

Dans sa remarquable monographie-catalogue Comès. D’Ombre et de Silence (Casterman), Thierry Bellefroid analyse la manière dont Comès importera le langage cinématographique dans le monde de la BD et recréera les outils du septième art (gros plan, zoom, panoramique…) en les mettant au service de la narration. Une autre influence marquante qui poussera Comès à décanter son dessin, s’aventurer vers l’épure, voire une forme d’abstraction comme dans Eva, fut celle d’Hugo Pratt avec qui il entretint une longue amitié. L’ensorcellement des cases muettes, Pratt et Comès en sont les grands officiants. C’est en lui-même, par le seul jeu de contrastes entre les noirs et les blancs que le dessin parle. Une articulation du N et B qui, sous l’influence du dessinateur José Munoz, s’orientera vers une grammaire de masses d’un noir dense et profond et de trouées de blancs. En chaque album, le choix stylistique, la réinvention graphique sont imposés par le sujet, les thèmes évoqués : loin d’être un simple emballage, un oripeau, la forme est dictée par le contenu, dans une co-imbrication intrinsèque des deux dimensions.

Paysages ruraux ou sylvestres hantés, affrontements entre mondes citadins et ruraux, conflits entre villageois, secrets de famille, rebouteux, hommes-cerfs, êtres traversés de failles, violence des pulsions… le conteur Comès use du silence du noir et du blanc, des cases muettes pour donner corps, rendre vie à Silence, le sourd-muet, souffre-douleur d’Abel Mauvy, aux créatures en marge, aux exclus de la société, nains, autistes, gitans… Afin de faire monter sur la scène du visible les marginaux, les laissés-pour-compte, le monde des fantômes et des esprits, pour approcher les âmes errantes, les entités perdues entre le monde des vivants et celui des morts, il lui faut trouver des philtres graphiques, un alambic esthétique.

Interrogeant les énigmes de l’enfance, les zones opaques du passé, le théâtre intime des fantasmes, Comès accomplit un double geste. D’une part, il entraîne ses personnages dans un voyage initiatique au cours duquel ils s’éveillent à la conscience, à des états psychiques paranormaux, regagnant des connexions avec les animaux, les arbres, les esprits des disparus. D’autre part, il agence par sa sorcellerie des albums qui précipitent les lecteurs dans un labyrinthe de non-dits et de révélations. Ce que Goetz, Silence, Anne, Neige, Ambre… traversent, les lecteurs en font l’épreuve.

Le silence des planches, le silence qui monte de ses livres comme des personnages qui les peuplent incarne un silence païen, mythique. Peindre, dessiner, mettre en forme le silence, c’est laisser monter au jour le mystère d’êtres aux généalogies complexes, aux états psychiques troublés, c’est rendre hommage aux paysages enneigés, aux dieux animaux, aux divinités arboricoles des forêts ardennaises ou d’ailleurs, écouter le continent obscur des instincts, des désirs.

Chez Comès, le réel est zébré par des franges d’onirisme, déstabilisé par des phénomènes ésotériques. Êtres médiumniques, les chats de Comès courent dans ses albums, branchés sur les énergies de la terre, les âmes des défunts, les lignes telluriques. Le fantastique, l’irrationnel sont la vérité d’une raison qui les refoule comme elle met à l’index les êtres qui s’en défient ou s’en écartent. De la poésie écologique, cosmique de La Maison où rêvent les arbres au voyage chamanique des Larmes du tigre, du huis clos entre androgynie, gémellité, inceste et automates (Eva) et aux traumatismes de l’enfance, du théâtre d’une surréalité fantasmée qui double une réalité insoutenable (L’Arbre-cœur), Comès campe l’a-logique des envoûtements, des silences qui plombent la grande Histoire et les petites histoires, questionne sans relâche le mutisme de son père, ce géniteur germanophone enrôlé dans l’armée allemande qui se taira à son retour du front de l’Est.

         Comme l’écrit Christophe Chabouté, ce créateur de bande dessinée souvent présenté comme le fils spirituel de Comès, auteur entre autres de Purgatoire,  Henri Désiré Landru, Construire un feu, de la souveraine adaptation de Moby Dick, « Didier Comès sait montrer tout ce qu’on ne voit pas… Il sait nous faire écouter tout ce qu’un silence peut raconter ».

Véronique Bergen.

Exposition Comès. D’Ombre et de Silence au musée BELvue

7, Place des palais, 1000 Bruxelles

jusqu’au 3 janvier 2021, Fonds Comès de la Fondation Roi Baudouin.

Exposition Comès à huis clos à la Maison Autrique

266,chaussée de Haecht 1030 Bruxelles

Jusqu’au 2 mai 2021.

Catalogue-monographie de Thierry Bellefroid, Comès. D’Ombre et de Silence, Casterman, 145 p., 29 euros.

Casterman publie l’intégrale de l’œuvre de Comès :

Ergün l’errant (réunissant ses deux premiers albums Le Dieu vivant et Le Maître des ténèbres), 96 p., 20 euros

Comès, les romans noir et blanc, 1976-1984, 448 p., 39 euros

Comès, les romans noir et blanc, 1987-2006, 432 p., 39 euros.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.