Bribes du Sud : Datris, Luma, Camprédon

Live Evil, Arthur Jafa – La Mécanique Générale, Parc des Ateliers, LUMA, Arles, France. © Andrea Rossetti

Début d’automne. Les expos estivales se terminent. En voici trois variées. Datris comme chaque été rassemble des céramiques autour d’un thème ; LUMA pour la deuxième année d’existence de son implantation en domaine participe aux rencontres photographiques d’Arles ; Camprédon a choisi un peintre qui crée de manière photographique en noir et blanc.

La terre sous cuissons diverses a envahi la villa Datris de la cave au grenier et dans l’environnement du jardin avec des œuvres venues de l’Europe (du Portugal à la Suède), du Cameroun aux Amériques et du Japon. A proximité, dans la même localité, c’est un peintre au musée Camprédon qui transpose des paysages dans la nuit et un certain fantastique. Quant à LUMA, sur sa vaste étendue, on y rend entre autres hommage au vidéaste et photographe militant Arthur Jafa.

Foisonnement joyeux chez Datris

Tant et tant de pièces diverses qu’il faut choisir parmi cette sélection. Les noms célèbres ne sont pas nécessairement les plus intéressants. Ne serait-ce que parce que la céramique n’est pas toujours une pratique qui leur est familière. Ainsi pour Fontana brouillon, Flanagan pataud. Par contre, Penone réalise une belle synthèse minéral-végétal et Léger propose un graphisme épuré. Dietman s’en sort avec beaucoup de dérision.

Antoine Renard, « Impressions, après Degas” (#028), 2020 ; Impressions 3D de céramique, émail, fragrance tonkarome, oudhapur, caissette métallique, 60 x 32 x 14 cm ; Coll. Fondation Villa Datris ; Photo © Bertrand Huet / Tutti Image

La danseuse à peine nubile

À propos de dérision, le pastiche de la petite danseuse de Degas agrémenté d’odeurs, réalisé en imprimante 3D par Antoine Renard, est sans doute une des œuvres essentielles de ce florilège. Elle est porteuse de questions sur la portée d’un travail artistique, tant au sujet de la forme qu’à celui des intentions en rapport avec l’histoire de l’art et celle de l’évolution des mœurs. 

On le sait, la plus fameuse des jeunes danseuses peintes par Degas n’a pas cessé de susciter une réflexion profonde, surtout à partir du moment où on s’est intéressé à la réalité historique de ces gamines qui peuplaient les fantasmes pédophiles de vieux messieurs hantant à l’Opéra les coulisses des ‘petits rats’ issus d’une classe sociale défavorisée. Celle-là en particulier, avec tous les relents liés à la prostitution enfantine dont une pièce de théâtre a fait récemment état.

Renard en réalisant cette statuette au moyen d’une imprimante a d’emblée situé son travail dans une modernité particulière en relation avec une technologie nouvelle. Il n’a pas sculpté un portrait individuel ; il a condensé en un personnage toute une mentalité. Cette masse de terre cuite est une silhouette qui, chez le peintre, à travers les deux dimensions d’un tableau, prend une pose provocatrice et la fois soumise. L’absence volontaire d’un visage permettant d’identifier le modèle tend à s’éloigner d’une problématique individualiste au profit d’une généralisation anonyme.

Le relief de la céramique, la superposition de blocs récréant le corps par strates, le contraste entre la matité métisse de l’argile et la blancheur immaculée de la faïence du torse s’évertuent à traduire le réel d’une façon contemporaine emblématique. Ils montrent, y compris par les écorchures de matière laissées brutes et par des pieds ancrés au sol comme un socle pesant, ce qui sépare une vision figurative du XIXe et celle fragmentée, disséquante du XXIe. Cette ado est ‘fabriquée’ pour deux fonctions, l’une culturelle et l’autre vénale. À bien y regarder, on se demanderait même si l’arrondi du ventre ne suggèrerait pas qu’elle soit enceinte.

Focalisation sur l’objet

C’est un escadron d’objets liés à l’électricité que Béatrice Arthus-Bertrand étale verticalement, un catalogue de près de 500 prises de courant, interrupteurs, boutons de sonnette, fusibles… Ils ont l’apparence désuète de ces ustensiles de jadis qui furent d’abord en faïence avant la bakélite et autres substances chimiques. Promus témoins archéologiques de l’ère de la ‘fée électricité’  (comme l’a célébré Raoul Dufy dans sa monumentale fresque de 1937), ils ont quitté leur rôle utilitaire pour s’enrôler dans le bataillon de l’abstraction géométrique.

De même, des filtres en céramique agencés par Fulpius, un peu à la manière de certaines sculptures de Pol Bury, suggèrent quelque territoire géographique tourmenté. Les vases en porcelaine de Barthélémy Toguo se mettent au service de la lutte contre les virus de la covid. Il le fait de manière à la fois symbolique et réaliste.

Pour Rodolphe Huguet, le problème des migrants se traduit par des fragments de mains accrochés à un grillage frontière et par une valise cabossée, trouée par balles. Chez Wenzel, la copie de bustes antiques lacérés devient support d’un hommage aux activistes féministes des Femens. Marie Heughebaert s’est emparée de balises posées sur les routes en chantier afin de les transformer en jeu de lego tandis que Gardone réinvente des traces préhistoriques, discrètes et monumentales façon de rappeler que l’art a toujours existé.

Zablocki assemble en fantaisie. Divers volumes colorés s’entremêlent en un chaos caricatural, offrent une sorte de coït partouzard aux allures spongieuses. Erin Jane Nelson invente carrément par associations audacieuses des éléments visuels tels que photographies ainsi que d’autres aux formes plus organiques, d’où d’étranges assemblages. Mais le champion toutes catégories de la récup d’accessoires les plus hétéroclites reste Jean-René Laval . Et ce que présente Clémence van Lunen pourrait être des vases aussi bien que des personnages appartenant à l’ère des grotesques.

Nature en crise et en beauté

Après être passés par une évocation du paradis perdu par Éric Croes,ceux qui s’intéressent à la matière se rappelleront avec Alfieri Gardone que la terre est celle qui nourrit et avec Virot qu’elle nous parle. Ils trouveront des créations où elle est mise en exergue par Pouplart dans des formes brutes déformées par une énergie qu’il est tentant de relier aux forces intérieures qui composent notre planète. Chez Brian Rochefort, c’est le résultat d’une succession de destructions-reconstructions : un inattendu de coulées et de suintements. Gisèle Garric, elle, prédit l’archéologie de demain quand des fouilles exhumeront des amalgames minéraux composés de nos déchets. Champy dresse une falaise, malmenée, craquelurée par les eaux et le soleil.

La végétation que Safia Hijos a modelée en grès émaillé surgit du sol ou descend du plafond. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une invasion, plus ou moins sournoise car les nuances de vert qui les composent sont en apparence apaisantes. Les « Serpentines » d’Arlette Simon grouillent, d’autant plus intrigantes, voire inquiétantes qu’on se demande si elles appartiennent au règne des reptiles ou à celui des végétaux.

Dans un bleu ambiant qu’on imagine de fonds marins ou de voute céleste, Arlette Simon fait plonger au cœur d’un monde sonore, visuel et onirique. Les couleurs des vagues de Gregersen les parent d’exotisme et figent le temps. Finalement, c’est la générosité de la nature qui explose dans la cascade organique de Claire Lindner età travers la Vénus fontaine d’Elsa Sahal dotée d’un vagin hospitalier et d’une quintuple paires de seins.

Variétés chez Luma

L’impressionnante occupation de l’espace chez Luma permet une multiplication des expos. Celle des pièces de la collection permanente est quasi identique à celle de l’an passé, hormis le constat de la fonte bien entamée des sculptures monumentales d’Urs Fischer, perpétuellement allumées façon bougie et dont l’existence est vouée à l’éphémère. La partie réservée à une sélection installation d’œuvres de Julien Creuzet (1986) s’avère exubérante, désordonnée, confuse, ambigüe.

Celle consacrée à un hommage à Arthur Jafa (1960) est en soi un événement. Ce photographe-vidéaste est un représentant significatif de ceux qui illustrent et défendent la culture afro-américaine, s’attaquent au racisme. Sa production est de celles qui mélangent réel et virtuel, sophistication et crudité brutale afin de mieux convaincre. Il est particulièrement attentif aux choix de ses images afin qu’elles ne soient pas noyées dans le flot iconique insignifiant mais permanent qui déferle sans discontinuer dans les media depuis quelques décennies déjà.

Ce n’est pas anodin que le thème de la vague s’avère récurrent dans sa production multiforme. Celle des inondations ou des tempêtes. Celle des mouvements collectifs qui revendiquent un statut de citoyens et une culture. Celle de la violence qu’elle soit policière ou collective. Celle des changements sociétaux. Une installation visuelle et sonore complexe, baptisée AGHDRA, tente de montrer comment notre civilisation va se comporter dans l’avenir. Réalisée avec l’aide d’une intelligence artificielle, projetant des images fictionnelles de déferlement aquatique, elle se déroule après la disparition de l’homme, elle nous met en face d’une réflexion que le foisonnement iconique galvaude au profit d’un illusionnisme trompe l’œil.

Jafa met en valeur aussi bien des célébrités que des anonymes. Il est capable d’emprunter des personnages fictifs pour les adjoindre à ses démarches comme l’atteste son utilisation de Hulk, héros culte qui au lieu de devenir vert et géant quand la colère l’habite devient noir. Ou un Mickey Mouse associé à un pratiquant du vaudou. Il passe volontiers de sa posture d’observateur caméraman à celle de collagiste, de graphiste, de sculpteur, de sonorisateur. Dans les paroles diffusées, comme dans certaines représentations iconiques, il provoque par la crudité d’un vocabulaire consciemment vulgaire autant que par la monstration de clichés qu’on pourrait qualifier de pornographiques alors qu’ils sont d’abord manifestations d’une réalité sexuelle élémentaire.

Dans le lieu de ‘La Mécanique générale’sont dispersés à intervalles divers des rails et des tubes assemblés, métaphore répétitive du poids sociétal sur une population de gens de couleur. Plus loin, un pneu de deux mètres de diamètre, habillé de chaînes antidérapages, prend sens référent à l’esclavage et l’exploitation des travailleurs.

Les vidéos sont nombreuses. Et l’initiative de fournir au visiteur un livret contenant la version française de propos tenus en anglais est très appréciable. Parmi elles, The Withe Album s’en prend aux idées reçues sur le concept de ‘race blanche’. Une autre, akingdomcomethas, explore les discours exaltés des pasteurs évangélistes et l’effervescence des cérémonies religieuses.

Impossible de sortir de cette anthologie imposante de l’œuvre de Jafa sans être profondément ébranlé, remis en question, sensibilisé. Lorsque l’art est véritablement art tout en étant porteur d’une interrogation essentielle sur l’humain, il joue de façon plénière son rôle de révélateur.

Expérience au Camprédon

Laurent Delaire (1971) utilise le familier de façon à amener les regards à percevoir différemment ce qui relève de l’ordinaire, du banal, voire de l’inaperçu tant il est familier et peut-être aussi, comme il l’écrit en rejoignant de la sorte Jafa, par manque d’« une attention consciente, celle qui fait défaut à l’ère de l’inflation sans fin des images médiatiques ».

Une des peintures sur panneau de bois de la série “Ces blancs que je creuse” © Laurent Delaire

Les sujets choisis ne sont donc nullement inattendus, exotiques, surprenants. Bien au contraire. Paysages ou natures mortes, ils sont d’une familiarité impersonnelle. C’est précisément à cause de cela que ce que propose ce peintre bascule du côté d’un fantastique qui n’est ni celui des surréalistes façon Magritte, ni celui des récits horrifiques de type Stephen King ou Kubrick. Il est celui des rêves dans lequel le réel se trouve soudain décalé d’une perception habituelle.

C’est une façon subtile de désorienter une perspective. D’en ajouter une parfois avec délicatesse, comme l’ombre improbable d’un marquage routier blanc en apesanteur sur le bitume. C’est l’atmosphère matinale ou vespérale d’un crépuscule, la présence visible ou supputée d’une lune pleine ou d’un soleil à peine levant que certains effacements de la peinture rendent présents par le dévoilement de la blancheur nue de la toile. C’est la clarté floue d’une bougie, une lueur de phare en pleine brume.

Alors la silhouette d’une maison prend statut d’apparition. La table dressée d’une salle à manger sans convives devient la démonstration d’une absence, de la dissolution des êtres supposés s’y installer, évaporés dans un néant proche mais lui aussi invisible quoique suggéré par le fait que la vaisselle et les couverts ne sont pas en trois dimensions mais dessinés à même le papier de la nappe. Sur des murs d’une salle du musée s’étalent aussi des dessins multiples d’encadrements. Ils sont vierges de toute autre représentation que celle de leur inutilité.

Le rôle de Laurent Delaire est bien d’aiguiser notre observation, de l’inciter à traquer un détail qui expliquerait, qui rassurerait. Et tant pis (ou tant mieux ?) si, lorsqu’on le trouve, ce détail se révèle davantage porteur de doute que ce qui est regardé. Et ce n’est pas qu’une question de virtuosité picturale. Simplement que les apparences ne sont pas le réel mais un imaginaire que nous fantasmons.

C’est encore ce que sa pratique suggère dans d’autres tableaux qui semblent plus directement figuratifs. Mais les voici dotés de lignes déterminant une géométrie seulement perceptible par un artiste qui délimiterait des plages à peindre ; ou des traits horizontaux découpant des zones plus ou moins déterminées ; d’autres se croisant pour faire, comme on dit, une croix dessus. Une volonté d’affirmer une distance prise entre le vécu d’un être et sa représentation par un artiste.

À l’instar de Dotremont mais graphiquement très différente, Delaire pratique une écriture personnelle, libérée semble-t-il de la graphie des alphabets connus. Au premier abord, à l’inverse de l’artiste belge, elle n’est pas la transcription gestuelle de poèmes à traduire. C’est une recherche davantage formelle, ainsi que le serait une partition musicale proposée à quelqu’un qui, ignorant le solfège, serait impuissant à la déchiffrer. Proche par moments de ces manuscrits d’écrivains d’avant les facilités de l’ordinateur, qui raturaient leur texte, y glissaient des ajouts, au point parfois de friser l’illisibilité. D’ailleurs, selon sa thématique de la présence et de l’absence, l’artiste présente aussi des cartons et des rouleaux fermés contenant des feuillets bien cachés, présences en absences.

Michel Voiturier

1.« Toucher terre » à la fondation Villa Datris à l’Isle-sur-la-Sorgue jusqu’au 11 novembre 2022. Infos : 0490 95 23 70 ou www.fondationvilladatris.com 

   Catalogue :  Danièle Kapel-Marcovici, Valérie de Maulmin  « Toucher terre l’art de la sculpture céramique », Isle-sur-la-Sorgue, Villa Datris, 2022, 232 p. (29€)

Compléter : à propos de la danseuse de Degas cfr la pièce « Paying for it » (www.webtheatre.fr/Paying-for-it)

2. « Julien Creuzet ; Orphée murmurait » et « Jafa Live Evil » à la fondation Luma à Arles jusqu’au 30 octobre. Infos : +33 (0)465 88 10 00 ou  https://www.luma.org/arles.html

Consulter : Arthur Jafa, Manon Lutanie, « Live Evil », Arles, Luma Fondation, 2022, 44 p.

3. « Ces blancs que je creuse » au musée Camprédon à l’Isle-sur-la-Sorgue, jusqu’au 2 octobre. Infos : 0490 38 17 ou  https://www.campredoncentredart.com/

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