Biennale de Berlin-documenta 15

documenta fifteen 2022, vue extérieure

Les grandes expositions de l’été 2022

En Europe, l’été 2022 est celui de toutes les grandes manifestations internationales de l’art contemporain : biennale de Venise, biennale de Berlin, documenta de Kassel, Manifesta à Pristina. A la rentrée, les biennales de Lyon et d’Istanbul ouvriront leurs portes. J’ai visité les trois premières : elles surfent toutes sur des thématiques socio-politiques et identitaires, tout en instrumentalisant les artistes.
Il est clair que depuis la nuit des temps, les grands problèmes politiques et sociaux concernent les artistes et que leurs œuvres en témoignent. Pour n’évoquer que des chefs-d’œuvre universels on peut citer les Désastres de la guerre de Goya ou le Guernica de Picasso. Le problème n’est donc pas dans les sujets que traitent les artistes, il réside dans l’utilisation par certains curateurs (pas tous heureusement) de concepts issus de la sociologie ou des études politiques pour définir un thème presque toujours étranger au champ de l’art entendu au sens le plus large. Certains curateurs choisissent les œuvres qui vont constituer l’exposition en fonction de leur adéquation la plus directe avec le thème qu’ils ont défini au préalable. Par là même, ils enlèvent à l’œuvre ce qui fait son essence : sa singularité et sa puissance poétique. Dans le cas des grandes manifestations internationales, ils remplissent des espaces de plus en plus nombreux et/ou démesurés avec de plus en plus d’œuvres retenues en fonctions de leur capacité à illustrer les « concepts » à la mode qu’ils veulent défendre.

Berlin-Kassel
Sans revenir plus longuement sur la Biennale de Venise, on peut rappeler que Cecilia Alemani, sa directrice artistique, s’est concentrée sur les notions de genre. A Berlin, l’artiste Kadder Attia assure la direction artistique de la biennale et il s’avère être meilleur artiste que curateur. Attia s’attache au décolonialisme en y incluant le néo féminisme, l’écologie, etc. Les expositions occupent six lieux à travers la ville : l’Akademie der Künste de l’Hanseatenweg, l’Akademie der Künste de la Pariser Platz, l’Hamburger Bahnof, le KW Institute for Contemporary Art, l’ancien siège de la Stasi et une vitrine de la Wilhemstrasse qui devient ainsi le projet pilote du « Dekoloniale Memory Culture in the City ». L’ensemble est clair, il parait sérieux – je ne suis ni sociologue, ni anthropologue –, à la limite de l’ennui. Il semble plus important de lire les grands cartels qui expliquent comment les œuvres s’intègrent dans le projet que de les regarder. L’accrochage m’est apparu souvent sommaire, comme si les pièces exposées n’avaient pas de relations entre elles et qu’elles n’étaient là que pour servir le propos curatorial : une attaque de l’héritage de la guerre et du colonialisme, de la domination par la race, le sexe, la classe et la caste, des dommages écologiques, de la désinformation et du contrôle social. Beaucoup des pièces exposées relèvent du documentaire – films, séries de photographies, textes – d’autres, comme on avait pu le voir à Venise, incitent à un retour à un « âge d’or » d’avant toute civilisation, donc à un passé mythifié plutôt qu’à l’avenir. L’Akademie der Künste (Hanseatenweg) est seul lieu où la poétique de l’art est à l’oeuvre. On y trouve une très belle pièce de Sammy Baloji en dialogue avec de délicats dessins de plantes de Temitayo Ogunbiyi ou le beau film de Yuyan Wang, The Moon Also Rises(2022) qui s’inspire d’une initiative lancée en 2018 en Chine visant à mettre en orbite trois lunes artificielles au-dessus des grandes villes afin d’assurer une lumière du jour continue.
A la documenta aussi les cartels dominent. Pour ma part, il y a déjà quelques années que je refuse de les lire si l’œuvre qu’ils accompagnent ne m’interpelle pas d’une manière ou d’une autre. A Kassel, il est essentiellement question de déconstruction. Le concept a été forgé par Jacques Derrida. Pour le philosophe, la déconstruction apportait une dimension supplémentaire à l’analyse critique, elle permettait de faire entendre les voix qui murmurent, sans jamais se figer, dans les interstices des textes. Il ne s’agit jamais de détruire ou de dissoudre, mais de déplier. Le concept de déconstruction, tel qu’il est utilisé aujourd’hui (et singulièrement dans les arts visuels) s’inspire bien des théories derridiennes, mais il s’en éloigne aussi par pratique de la destruction, d’une volonté de faire table rase du passé sans envisager l’avenir. A Kassel, les œuvres sont quasiment absentes au profit de stands plus ou moins bricolés et destinés à l’échange et au dialogue sans que l’on sache clairement qui est supposé échanger ou dialoguer. Les artistes ? Le public des visiteurs ? Les groupes scolaires présents en masse ?
La direction artistique de la documenta fifteen a été confiée à ruangrupa, un collectif d’artistes basé à Jakarta qui a construit cette édition de la documenta sur les valeurs et les idées fondamentales du lumbung – un terme indonésien qui désigne une grange à riz communautaire. Le lumbung, ancré dans des principes tels que la collectivité, le partage des ressources communales et l’allocation égale, devient ici un modèle artistique et économique. Le collectif ruangrupa a invité d’autres collectifs qui ont eux-mêmes invité d’autres collectifs portant le nombre de participants à près de 1500, le tout se répartissant sur 32 sites dans la ville. Donc beaucoup de choses présentes mais peu de choses à voir.
Les problèmes de censure que la documenta a connu rencontrent un important débat culturel en Allemagne présent depuis quelques années et d’ailleurs, cette année, la manifestation, habituellement très internationale, est surtout visitée par un public allemand. Les journalistes et les professionnels qui ont assisté aux journées d’ouverture ont tous évoqué un climat festif, des échanges, etc. Mais à la mi-juillet, sous la canicule, il ne se passe plus grand-chose. Et puis, vient-on à Kassel pour bavarder et faire la fête ? Les « œuvres » ressemblent souvent à l’exposition de fin d’année d’un atelier créatif. A de nombreuses reprises, en guise d’esthétique, elles utilisent le diagramme avec ses cartes mentales et ses schémas – un langage qui appartient plus au marketing ou à la sociologie qu’à l’art. Le visiteur sillonne la ville, passant d’un lieu à un autre, d’une cantine où les artistes cuisinent à une usine désaffectée où les différents espaces sont définis par quelques palettes et des panneaux suspendus. Car s’il s’agit de dialoguer, c’est chaque fois à l’intérieur du système défini par chaque collectif. C’est ainsi que j’ai déambulé lentement, en regardant dans le vague, en m’asseyant devant n’importe quelle vidéo pour me reposer un peu, essayant vainement de m’intéresser à ce que j’avais sous les yeux. J’ai tout de même découvert une très intéressante double projection vidéo du collectif coréen ikkibawiKrrr dans l’Ottoneum, explorant les vestiges de guerre sur des sites autrefois occupés par l’empire japonais dans laquelle les images de pistes d’atterrissage, de grottes fortifiées abandonnées et de cimetières envahis par la végétation décrivent une nature plus forte que la guerre. Tout au fond de la documenta Halle, le film Football Kommando, du studio Wakaliga Uganda basé dans les faubourgs de Kampala est tout à la fois hyper violent et drôle à la manière de Tarantino. Enfin, dans le très intéressant Museum for Sepulchral Culture, l’artiste mexicain Erick Beltrán, basé à Barcelone, propose les résultats d’une recherche collective sur la question « Qu’est-ce que le pouvoir ? » sous la forme d’une grande installation comprenant des gravures et des sculptures.

Incohérence et diversion
L’avenir de la planète face au réchauffement climatique est souvent présent dans les thèmes que l’on retrouve dans ces grandes expositions. Il s’agit-là du problème le plus important aujourd’hui (avec le retour de la guerre en Europe, curieusement absent à Berlin et à Kassel). C’est à peu près le seul thème qui concerne tout le monde : tous les continents, tous les âges, tous les sexes. Mais ces manifestations d’envergure génèrent de nombreux déplacements d’œuvres, de professionnels de l’art et de public, ce qui entre en contradiction avec les préoccupations écologiques affirmées. Les réponses proposées sont aussi problématiques : elles relèvent principalement d’un retour à la tradition et à ses préceptes. Chaque communauté se replie sur elle-même et obéit aux lois immuables de son terroir presque toujours extra occidental. On est loin de l’universalisme qui voudrait que tous soient sauvé.
Un des rares artistes à être présent à Kassel en son nom propre (encore qu’il veuille être un porte-parole des aborigènes australiens), Richard Bell, déclarait dans une émission d’ARTE : « Je suis un activiste déguisé en artiste ». La documenta fifteen de Kassel se veut activiste. Mais est-ce que l’activisme est une nouvelle discipline des arts visuels ? Sa place n’est-elle pas plutôt au sein de la société dans tous les combats nécessaires pour créer une terre vivable pour tous ? Si le terrain de l’art est devenu le seul lieu où l’échange dégagé de toute entrave est possible, s’il est le seul espace de liberté où tout (et n’importe quoi) peut être expérimenté, comment expliquer que les gouvernements et les sponsors paient des sommes colossales pour organiser ces grandes manifestations culturelles qui ne concernent malgré tout qu’une minorité de citoyens ? Et si les pouvoirs publics et les entreprises apportent ainsi des moyens financiers, on ne peut pas s’empêcher de penser qu’ils attendent quelque chose en retour.
Il me semble que nous nous trouvons devant un phénomène de diversion. Il n’est orchestré par personne en particulier, mais par tous les acteurs – publics et privés – qui interviennent dans le monde de l’art, à commencer par nous les critiques. Par paresse ou par confort (c’est un peu la même chose), nous avons cessé d’être vigilants. Dans nos articles, nous restituons trop souvent ce que les curateurs ou les artistes nous racontent de leurs expositions. Nous travaillons : nous approfondissons leurs propos, mais sans les remettre en question, et nous avons démissionné sur le terrain du jugement de goût. Il devient urgent de se remettre sérieusement au travail sous peine de ne plus avoir du tout d’œuvre à commenter !

Colette DUBOIS

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