Au MOCA de Bangkok, un art national entre tradition et modernisme

Anupong Chantorn : “Animal man family” , bronze, 2010 DR ©MOCA

Inauguré en 2012, ce musée excentré se présente d’abord comme un conservatoire d’art national. Il y met en cohabitation la tradition et la modernité sur cinq étages généreux en œuvres présentées.

L’accueil se fait avec la sculpture monumentale « Happiness » de Nonthivathn Chandhanaphalin. Il s’agit d’une gigantesque fleur de lotus stylisée qui assemble profusion et sobriété, augure d’un modernisme modéré.

Lorsqu’une culture est basée sur une forte référence au passé tout en s’évertuant de se situer dans la contemporanéité, les créations présentées appartiennent forcément aux deux axes essentiels de l’histoire de l’art. D’un côté, une bonne part des salles montrent des travaux dans lesquels l’imagerie narrative basée sur la reproduction du réel est prépondérante. D’un autre côté, sans avoir recours aux courants extérieurs actuels du marché mondial de l’art et à ses modes, des tentatives récentes de pratiques basées prioritairement sur le travail esthétique émergent. Dans un cas comme l’autre, il s’agit avant tout de créateurs thaïlandais.

Une figuration qui atteste

Les thématiques font référence à des mythologies asiatiques. Elles sont, par conséquent, traduites par un réalisme qui peut s’avérer fantastique, expressionniste mais relié à des personnages historiques, légendaires, littéraires, religieux propres à une culture loin de nous être familière et dont l’expression plastique a tendance à se passer de la perspective et à utiliser nombre de signes référents à des croyances, des rites, des usages enracinés dans l’histoire même du pays.

La pratique artistique dominante est celle du grouillement. L’espace se doit d’être rempli jusqu’à l’accumulation baroque, la profusion de détails, la multiplication des motifs y compris ceux qui jouent un rôle décoratif. Quitte à friser parfois un certain kitsch.

Les femmes érotiques idéalisées de Sompop Budtarad (1957), anges, déesses ou princesses, invoquent des légendes. Les illustrations de l’artiste Hem Vejakorn (1904-1969) se rapportent à la très classique histoire de Khun Chang Khun Phaen, la « femme aux deux cœurs », héroïne d’une fiction orale datant du XVIe siècle, imprimée au XIXe, sorte d’épopée fleuve restée d’autant plus vivace qu’elle a fait l’objet de pas mal d’adaptations écrites ou filmées.

Cette imagerie souligne, par les attitudes, la gestuelle, les mimiques, voire les costumes, les stéréotypes du genre, sans qu’on sache véritablement s’il s’agit de fidélité à l’original ou de dérision destinée à permettre au public de se rendre compte des artifices narratifs d’un récit forcément nourri de rebondissements successifs d’épisode en épisode.

Une modernité qui se cherche

La problématique de ce musée s’est particulièrement révélée lors d’une exposition temporaire récente. Celle consacrée à la production de Samram Cheupan (1972) qui propose des recherches allant vers le monochrome mais en l’agrémentant çà et là d’éléments figuratifs plus ou moins allusifs issus de la tradition réaliste.

À partir de tonalités chromatiques différentes, il décline des nuances que font apparaître les manipulations du pinceau. C’est ce qui le rapproche de celle qui, chez nous, a été la représentante par excellence de l’exploration monochrome, Marthe Wéry. Mais dans des variations sur fond uniforme, il lui arrive de laisser apparaître des formes évocatrices appartenant au cosmique, au météorologique.

On glisse alors du travail pictural pur, invocation de la peinture même, vers une iconographie davantage liée à une méditation engendrée par des associations d’idées. Comme si l’artiste éprouvait le besoin de s’appuyer sur des éléments concrets afin d’accrocher l’attention par un recours au reconnaissable. Comme si le pas à franchir pour aller au-delà des apparences restait en suspens. Comme si un espace de silence se devait de recevoir des éléments destinés à guider l’imagination plutôt que de la laisser s’exercer seule.

Une modernité dispersée

Une installation insolite et hyperréaliste de Watchara Prayoonkum (1966) montre Salvador Dali, nanti d’une coiffure emblématique thaïlandaise, en train de peindre un tableau en face d’un miroir. C’est un hommage indirect à la figuration transcendée par les artistes étasuniens des années 60 autant qu’au surréalisme imagier d’assemblages insolites chers aussi bien au peintre catalan qu’à Chirico, Brauner, Magritte, Labisse ou Mariën. C’est sans doute aussi une allusion à un artiste médiatique qui aimait se définir par ses excentricités et, clin d’œil ultime, vers une très ouverte mise en abyme. Dans une veine similaire, très déroutantes sont ses marionnettes à taille presque humaine alignant les personnages de Hitler, Gandhi, Abraham Lincoln et Winston Churchill aux côtés de Staline, Mao et Saddam Hussein.

Il est possible d’associer Sompong Adulyasarabhan et Prateep Khotchabua à une branche surréalisante ici assez vivace, inspirée de réminiscences de Bosch et de son « Jardin des délices ». Son domaine accueille des plantes et des créatures étranges, les squelettes y côtoient les êtres de chair, la sensualité y est comme satinée.

On pourrait rattacher à ce courant, quoique plus incisif, le jeune Anupong Chantorn (1980), avec ses animaux hybrides, mi-hommes mi-chiens, couchés au sol et qui a récemment exposé au Quai Branly à Paris ses toiles virulentes dénonçant des moines bouddhistes corrompus. Preuve qu’il existe en Thaïlande des créateurs engagés.

Il y a une installation d’Amrit Chusuwan qui, sans atteindre la minutie anatomique provocatrice d’un John De Andrea, montre trois nus féminins en position canine, à quatre pattes face à des écrans de télévision, interpellation à propos des conditionnements sociétaux.

Preecha Panklum traduit les mouvements urbains nocturnes avec un pinceau héritier du pointillisme. Sone Srimatrang a les couleurs joyeuses des fauves pour dire un foisonnement végétal floral. Amarin Bupasiri croque de jeunes coquettes en mal de paraître en se moquant sans méchanceté de leurs préoccupations vis-à-vis des produits de beauté féminins. Lumpu Cansaoh ne craint pas d’aller jusqu’à l’outrance de la caricature dans l’esprit des grotesques.

Kiettisak Chanonnart (1943), en une toile aux espaces fragmentés, à dominante verte et en une autre où défilent des corps privés de tête à travers un environnement onirique, tente de traduire la part en nous du subconscient. Aleksandar & Djordje Masnikovic composent entre autres un poisson en assemblant des éléments de mécaniques, à l’instar d’un courant dans lequel les Chinois sont passés maîtres.

À travers un agencement en séquences narratives cousines de la bande dessinée, Tawee Rajaneekorn (1934) s’apparente, pour parler de « La croyance et la foi », à cette manière qu’a l’art naïf de raconter des fantasmes, rassembler des bribes de rêves agités.

Plus conventionnel mais symboliquement fort, le dialogue fataliste d’une vieille femme avec la mort permet une comparaison réaliste entre le corps de chair et son squelette. Pradit Tungprasartwong (1968) poursuit cette allégorie en proposant une installation dans laquelle une peinture représentant un homme très âgé, surmonté d’un oiseau quelque peu charognard, est prolongée par les sculptures d’oiseaux noirs similaires en train de picorer.

Thawan Duchanee (1939-2014) a droit à quasi un étage pour lui seul. Artiste national par excellence, il utilise un graphisme affirmé, tourmenté et foisonnant ; il brasse, souvent en noir et blanc, des formes puissantes où la lumière joue avec des contrastes de gris. Il brosse un univers de violence interne, de vitalité originelle qui semble saisir tout mouvement attestant d’une énergie vitale.

Par contraste, Veerasak Sassadee (1979) pratique un érotisme figé qui n’est pas sans accointances avec celui de Klossowski et de son frère Balthus. Et, avec « The moon Shadow », Chumpon Utayophat (1965) propose une sculpture en bois qui appartient à une veine d’abstraction géométrique à portée symbolique.

Parmi les rares œuvres signées par des étrangers, on trouve d’abord un tableau panoramique stylisé, d’une grande sérénité polychrome, « Home to Tiepolo », conçu par un artiste d’origine italienne, Luigi Rincicotti (1941). Le musée lui est en partie dédié car il a été à l’origine du renouveau artistique de la Thaïlande. La collaboration entre Kit Bencharongkul (1989) et le newyorkais Alec Monopoly (1986) permet une ouverture vers le street art. La photographe autrichienne Sylvie Blum enchaîne sur l’érotisme latent de l’art traditionnel thaïlandais avec ses hommages esthétisants au corps.

S’il fallait, pour conclure, synthétiser la dualité passé-présent qui préside à l’ensemble des collections du Moca, à l’évidence s’impose ce passage à travers une installation très contemporaine en forme de tunnel sonore et lumineux d’où le visiteur débouche devant un triptyque monumental présentant trois royaumes mystiques (Le ciel, la terre, l’enfer) signés Sompop Buddharat, Panya Vijitthanasarn et Prateep Kochabua bourrés de références à la culture thaïlandaise.

Michel Voiturier

Le Moca (Museum of Comptemporary Art), 1499/50, Vibhavadi Rangsit Rd., Lat Yao, Chatuchak à Bangkok. Infos : (+66) 2 016-5666-7 ou info@mocabangkok.com

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