Au MAC’s du Grand Hornu, c’est le [mac] de Marseille qui décentralise une part de sa foisonnante collection ; au LAAC de Dunkerque, c’est en puisant dans les réserves que les œuvres expriment notre corps. Ceci annoncé par ces lieux francophones au moyen d’un titre en anglais : « My Body is a Cage » et « Every Body ».
Au MAC’s, sous une appellation empruntée à Pete Gabriel, les visions du corps forment une sorte de réflexion à portée philosophique. Au LAAC, l’aspect davantage ludique s’accommode plus volontiers de légèreté et se clôt sous un pêle-mêle ouvert sur l’interrogation pluridisciplinaire.
De la tête…
À Hornu, Alberola se concentre sur la tête. Dans une cage de verre, elle est entourée par des œufs d’autruche. Il s’agit d’une métaphore en trois dimensions pour exprimer sous forme de reliquaire le fonctionnement du cerveau qui engendre de fragiles idées, parfois les casse au lieu de les accoucher.
Le visage a une importance capitale pour la reconnaissance d’une individualité. Il est particulier lorsqu’il s’agit d’un masque mortuaire. Arnulf Rainer s’en empare pour les défigurer en y apposant de la peinture plus ou moins agressivement au pinceau voire avec les doigts, une façon de redire que le décès est une disparition à cause de la décomposition des chairs mais aussi par rapport aux vivants qui restent.
Les autoportraits de Dieter Appelt sont sans concession. Pas question de se mettre en valeur. Plutôt de se mettre en cause en présentant un faciès malmené par le temps, par des déformations, des ajouts de boue, des éclairages. Les portraits composés par Michel Journiac sont de l’ordre de l’intervention sur soi. Il s’est, en effet, transformé en l’image de ses propres géniteurs : une fois en son père, une fois en sa mère. Cette appropriation de la filiation est sans aucun doute très freudienne puisque ces photos sont dédiées au père de la psychanalyse.
La lithographie que signe Edward Francis Passchke montre deux effigies figées, proches de certains masques primitifs. Les coloris qui les rehaussent semblent appartenir à une fragmentation de la lumière par un prisme, en quelque sorte une image télévisée dont la retransmission serait gâchée par une distorsion de la tonalité des pixels.
Absalon a enregistré l’image et le son d’un gros plan de lui en train de hurler. La force vocale est de l’ordre de la détresse, de l’angoisse. Sa répétitivité est inquiétante autant que la détérioration de la qualité des sons produits jusqu’à l’éraillement.
C’est une tête que Tony Oursler a placée sous un fauteuil à demi soulevé. Une projection lui tient lieu de figure et interpelle. Curiosité malsaine ? Jeu infantile de cache-cache ? Accident dû à la chute du meuble sur un petit être sans défense ?
Guiseppe Penone étale un dessin monumental de ce qui ressemble à une cartographie des réseaux de veines et de nerfs parcourant une peau. Le microscopique se trouve agrandi ; il combine traits au crayon, poils adjoints et petit moulage en plâtre. Le minuscule devient majuscule. L’insignifiant noyé dans le quotidien s’impose. Il ne fait pas oublier qu’en dessous du crâne existe un tronc auquel s’attachent des membres.
Photographier son anatomie vieillissante est le travail proposé par John Coplans. L’emprise du temps sur la chair s’expose sans vergogne, présentant l’évolution inévitable vers une fin qu’on peut observer sans pour autant l’empêcher. Tandis que la fillette, agressée par un pédophile et sérigraphiée par Bernard Bazile sur moquette, refuse avec véhémence qu’on attente au reste de son physique, cela dans une facture d’affiche publicitaire.
… jusqu’aux pieds
Le Nu de la Belle-de-mai conçu par César se réfère à la statuaire traditionnelle du nu féminin. Sauf qu’ici la statue est composée d’un assemblage d’éléments métalliques de récupération, symbiose entre un hommage à la beauté naturelle et le constat d’un univers voué à la production en série destiné à finir en déchèterie.
Jef Geys plante une quille de grandeur humaine. Il la baptise Poupée Barça Milan. Sa silhouette esquisse un être stylisé aux couleurs d’un club de foot. Elle a la fragilité d’équilibre d’un élément de bowling et la force d’une figurine de kicker manipulée par un passionné de championnat de bistrot.
Dans sa boite noire en bois, une femme de plâtre blanc est assise sur une chaise rouge. On ne sait d’elle que son dos. On la devine en solitude, telle que l’a voulue Segal et, installée là où elle est, elle apparaît comme en apesanteur dans une muette obscurité brossée monochrome, alors qu’elle est, sous nos yeux, en pleine lumière.
Les traces bleues de femmes enduites de peinture par Yves Klein sont le figement d’un moment, les restes d’une présence sans identité précise, l’indice proposé après une rupture. Seuls des fragments physiques se sont imprimés sur la toile car l’imprécision est le garant d’un mystère. L’artiste, dit-on, y voyait un rappel des « ombres de corps brûlés et projetés sur les murs de la ville japonaise » d’Hiroshima après le bombardement atomique de 1945.
Nan Goldin fait défiler des dizaines de diapositives qui témoignent de la vie de drag-queens, de transsexuels qui imposaient leur présence par les extravagances de leur habillement, de leurs maquillages, de leur comportement en opposition avec le conformisme de la majorité des citoyens, en adéquation avec leur volonté de s’affirmer différents.
Günter Brus se met en scène en train de s’enduire de peinture, de se recouvrir de matières. Il se divise en deux parties par un trait noir, il arrache les couches posées sur son épiderme. La violence faite à la peau et à l’être est systématique, liée qu’elle est aux pratiques de l’actionnisme viennois des années 60.
Montrer l’action d’une fiction, voilà le but des clichés pris par Catherine Sullivan. Ici tout être est saisi en train d’accomplir quelque chose : en l’occurrence, rejouer une prise d’otages à Moscou. Les gestes sont mis en scène. Le corps est en jeu, dans un jeu dont il convient de décoder la sémantique. L’installation complexe de Francesco Finizio tente précisément de démontrer la complexité de la communication. Il entremêle en effet le discours d’un astrophysicien avec la présence de deux sosies d’Elvis Presley, ceux-ci disant le texte de la conférence tandis que l’orateur scientifique est aux prises avec « Love me tender ».
Sur le sol, Jana Steback a posé une étrange cage en instable équilibre. Sur écran, elle présente en boucle le film d’un homme tentant de s’extraire de ses barreaux, agissement sans cesse remis en question par les balancements de sa prison. Tentative vaine de se libérer, objectif inéluctablement et inlassablement remis en cause en allusion au mythe rappelé par le titre de l’ensemble : Sisyphe. L’action mise en images par Bruce Neuman est similaire. Il se laisse tomber et retomber longtemps, longtemps, jusqu’à abolir le temps, omettre la douleur.
Dennis Oppenheim se rapproche de cette optique lorsqu’il expose les instantanés le montrant quasi étiré en train de s’accrocher à deux parois bétonnées ou inscrivant sa cambrure en étant couché sur un terrain en creux. Michèle Sylvander met son corps en scène dans un cube transparent empli d’eau. Jouant alternativement la sirène nue et la provocatrice en cuir noir, elle se laisse envahir par des sonorités électroniques oppressantes.
Moving image de Carsten Höller part de diapositives d’un combat de boxe de Mohamed Ali. Ces clichés fixes donnent l’illusion du mouvement par l’intermédiaire d’un disque perforé tournant. Autre illusion conçue par Wendy Jacob : sous deux couvertures de laine bleue, une respiration qui se gonfle et se dégonfle, laissant l’impression étrange de créatures endormies au cœur même du musée. Ou peut-être rappelant ces s.d.f. que notre regard, souvent, s’efforce de ne pas voir.
Scoccimaro ironise sur la tendance de l’humain à se comporter comme une autruche lorsqu’il refuse de voir ce qu’il devrait voir. Ses deux installations hyperréalistes se partagent entre ironie et inquiétude, que ce soit la femme agenouillée à demi dissimulée sous un tapis dans une posture grotesque mais incitant au voyeurisme ou le mâle ayant enfoncé sa tête dans le plâtre d’un mur avec la naïveté d’un innocent.
Enfin, Jimmie Durham, avec son lit massacré par un monolithe de taille humaine, semble nous inciter à penser que l’absence d’un être ne s’explique que par le poids d’un destin contre lequel il n’y a rien à faire. Car la fragilité du bois est victime de la densité de la pierre et celle du dormeur n’est pas moins vulnérable.
Se voir ou s’oublier
Au LAAC, après une exubérante nana de Niki De Saint-Phalle, c’est un nu masculin en acier corten et signé Antony Gormley qui accueille les visiteurs. Il constitue, hiératique, dressé debout, un lien avec la statuaire d’autrefois, affichant une anatomie ordinaire auréolée de mystère. Coplans, comme au Mac’s, photographie sans concession le vieillissement charnel, cherchant davantage la réalité que l’idéal.
Rotella, d’ailleurs, avec une affiche lacérée consacrée à Marylin Monroe, atteste que la beauté n’est nullement éternelle. Ce à quoi répond Bacon en exhibant des chairs roses dodues, un peu altérées par le violacé et dont le propriétaire arbore un visage en train d’être dévoré par le temps, l’oubli, la contingence, la souffrance. Le vieux couple décharné peint par Roger Edgard Gillet se situe entre agonisant et momie, avec peut-être une esquisse de sourire sarcastique.
Le portrait d’Orlan semble un regard quelque peu torve porté sur un désir de ressembler à une icône qui ne correspondrait guère à celle qui prétend l’imiter, étant alors autre que ce qu’elle est réellement, préoccupée d’abord de l’éclat d’émail de ses dents au détriment du vécu. Erwin Wurm dose son humour. Ses créatures aux couleurs pastel joyeuses possèdent des anatomies incomplètes, approximatives, dénaturées, mutantes. Peintes sur alu ou béton, elles ont un petit air de folie rigolote même si elles posent la question de la réification des individus. Alors que les jumelles du duo Butz&Fouque affirment clairement le plaisir de jouer avec leurs identités, avec la confusion de leurs similitudes.
Philippe Ramette attire l’attention sur l’absence. Son plongeoir est vide et son plongeur invisible. François Arnal visualise pour nous ce que serait un individu en train de disparaître sous les radiations ou le napalm d’un bombardement. Le jean porté par Beuys lors d’une performance est évidemment libéré de l’homme qui l’a enfilé mais il est également prophétique d’une mode venue bien plus tard, celle des pantalons volontairement amputés d’une part de leur tissu.
Gérard Deschamps taquine avec cynisme le désir, la séduction, les conquêtes. Il accumule sous verre, des sous-vêtements féminins usagés, chiffonnés, porte-jarretelles compris. Il y a là quelque chose de sordide mais aussi de dérisoire, ramenant l’amour à la comptabilisation du nombre de relations sexuelles fugaces.
Se mouvoir ou surseoir
Pendant que l’homme de Gromley demeure figé dans sa salle, son pendant, le petit tambourineur de Maurizio Catellan, assis sur un rebord de balcon, prêt à tomber tant son équilibre paraît instable, joue, imperturbable des rythmes répétés, aussi hyperréaliste qu’il est possible. Sa solitude rejoint celle du même artiste qui accumule, un peu plus loin, des masques miniatures en une prolifération d’autoportraits aux perceptions variées, (auto)dérision d’un individu se déclinant en foule ou en multiples.
Un défilé de robes, sous la griffe de Marie-Ange Guilleminot, rappelle que la fonction de ce vêtement est de voiler-dévoiler, de cacher et/ou révéler grâce à une élégance épurée ce qui est désiré ou le rend désirable. Il suffit simplement d’imaginer la souplesse du tissu lors d’une marche, d’une danse, d’un alanguissement sur un divan pour revoir ou réinventer la femme qui aurait pu le hanter.
Rebeyrolle pose la question de la violence potentielle des comportements. D’un pinceau nerveux, il trace la présence d’un spécimen humain en train de saigner du nez. Peu en importe les raisons, médicales ou belliqueuses, la torsion des membres, la cambrure du torse, le déséquilibre de la posture en disent long sur le ressenti du modèle. Le combat des gladiateurs, peint par Fougeron, voit s’agripper deux adversaires, nus selon l’usage antique, s’affrontant sans pitié sur fond de visages de spectateurs avides de brutalité. La large fresque d’Ushio Shinohara intitulée Boxing Painting illustre bien les mouvements effectués par les combattants et les traces qu’ils laissent sur les peaux.
Les créatures de Dubuffet possèdent aussi quelque chose de tordu. Comme si nos contemporains, portaient avec eux les stigmates des horreurs engendrées par le siècle passé. La Star » Linström exécute à coups de matière colorée accroche à son micro une dégaine torturée. Mais la création la plus impitoyable est cet accouplement de Philipe Hiquilly où un couple hétérosexuel est intimement et analogiquement associé à une machine à découper la charcuterie.
Existe un sentiment d’inconvenance devant la parodie d’un tableau célèbre d’un peintre anonyme du XVIe siècle. La similitude de la situation transposée par Alain Jacquet de manière si différente aujourd’hui laisse planer une espèce de doute sur la signification de la relation entre deux sœurs. Les photos de Boris Achour montrent un citoyen urbain ordinaire tentant une sorte d’osmose avec la nature. Le spécimen humain que Gill Barbier met en situation incongrue (être devenu une espèce de sosie de Tarzan envahi par les plantes) est une interrogation à propos de nos comportements stéréotypés, habituels, devenus seconde… nature !
En guise de synthèse, un dernier volet de « Every body » amorce une série de réflexions sur l’existence, la durée, la fin. Elle est introduite par des photos de Butz&Fouque plastiquement époustouflantes grâce à leur richesse colorée, par la lumière posée sur les chairs et les tissus sur lesquels sont entassées, nues, deux femmes désirables. Leur titre générique, «La Dot, indique que cette beauté externe cache une réalité plus terne, celle des mariages forcés, arrangés, vénaux.
La série de clichés en noir et blanc de Nicholas Nixon s’attache à la peau. La comparaison entre celle de jeunes bébés et de vieillards aux grands âges exprime sans état d’âme l’évolution de l’être humain entre sa naissance et sa fin dernière. Un constat pathétique. Un miroir de nos avenirs personnels.
Avant de quitter l’expo en rencontrant une créature goguenarde de Miro et une contribution à réfléchir sur l’actuel problème des migrants sous forme d’une installation bariolée de Barthélémy Toguo : ballots amoncelés dans un esquif naviguant sur une mer de bouteilles, le visiteur aura loisir de lire moult citations, de visionner des films en rapport avec une partie des exposants.
À fleur de peaux
Les deux expos, au MAC’s et au LAAC, nous confrontent à notre présence au monde, à nos potentialités de représentation du vécu. Elles expriment avec force et diversité des manières de percevoir ce qui constitue notre destinée d’individus appartenant à l’histoire collective inscrite dans la temporalité de l’évolution des conditions de vie et des mentalités.
Ce qu’affirme Denis Gielen, nouveau directeur à Hornu, résume bien la démarche : « Idéalement, une exposition doit être l’occasion d’une réflexion sur notre humanité, sur ce que signifie ‘être au monde’, vivre au quotidien, tomber amoureux, exprimer ou retenir nos sentiments ».
Et les responsables dunkerquois n’ont pas fait autre chose. Ils ont souligné les mutations esthétiques depuis la seconde moitié du XXe siècle.
Enfin, les deux manifestations rappellent combien la perception d’œuvres d’art est tributaire du lieu qui les expose, de la scénographie des salles, des réalisations mises en relation les unes avec les autres.
Thierry Ollat, responsable du [mac], l’a souligné lors d’une conférence de presse. Et l’expérience personnellement vécue montre que des pièces vues naguère à Marseille (cfr Flux News n°65/2014 p.30), que d’autres appartenant à la collection permanente dunkerquoise revues dans des contextes thématiques, toutes prenaient de nouvelles significations, affichaient différemment leur esthétique. Ce qui n’est pas sans conséquence sur la nécessité d’accepter la relativité des jugements portés par les critiques d’art.
Michel Voiturier
« My Body is a Cage: collection du [mac] Musée d’Art contemporain de Marseille », Site du Grand-Hornu , 82 Rue Sainte-Louise à Hornu jusqu’au 25 septembre 2016. Infos : +32 (0) 65 65 21 21 ou http://www.cid-grand-hornu.be/fr/
« Every body » au LAAC – Lieu d’Art et Action contemporaine, Jardin de sculptures, 302 avenue des Bordées à Dunkerque jusqu’au 18 septembre 2016. Infos : Tél : 00 33 328 29 56 00 ou www.musees-dunkerque.eu
Catalogue : Thierry Ollat, Denis Gielen « My Body is a Cage », Hornu, MAC’s, 2016, 50p. (1€)
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