« Anti-Narcisse » : partir d’un point de vue autre que le nôtre

La petite équipe dynamique du CRAC-Alsace poursuit avec obstination ses recherches sur des expressions nouvelles et des découvertes d’artistes trop peu connus.

Au départ, une idée de l’anthropologue brésilien Ediuardo Viveiros de Castro qui constate qu’à force d’observer les autres dans une optique inconsciemment narcissique, on finit par ne plus voir en eux que ce qui nous ressemble. À l’arrivée, une exposition sympathique, inégale, mais qui amène à reconsidérer des façons de voir, « une exposition où, selon Elfi Turpin, les spectateurs ne regarderaient plus les œuvres comme des objets dans lesquels ils essaieraient de se reconnaitre mais comme des formes de pensée produites par des artistes dont ils tenteraient d’endosser les multiples points de vue ».

À travers les différentes salles et couloirs, Daniel Steegmann Mangrané (Barcelone, 1977) a dispersé les chaînes métalliques de ces ‘rideaux’ suspendus aux portes de maisons ou de commerces des pays du sud pour atténuer la moiteur du climat et filtrer quelque peu les insectes. Aucune n’entrave plus les seuils à franchir mais chacune frémit au passage des corps comme pour leur rappeler qu’ils occupent aussi une place dans l’espace.

Seulgi Lee (Séoul, 1971) propose des tissages polychromes dont l’aspect apparent est d’abstraction géométrique. En réalité, il s’agit de transpositions visuelles d’expressions ou de proverbes coréens. De même, sa sculpture sur branche coloriée prend l’aspect d’un harpon semblant se métamorphoser en la proie qu’il est censé attaquer. Le pouvoir des mots, dans leur définition ou dans le signifié qu’ils acquièrent à l’intérieur d’une phrase, se retrouve de la sorte visualisé à travers la réalisation artistique.

Les photos de Bassim Magdy (Assiut, 1977) s’étendent à travers les murs de toute une pièce. Sorties de ses archives, elles se présentent en une sorte de continuité narrative que renforcent des phrases mystérieuses, poétiques, énigmatiques. Ainsi semble se tisser un récit irrationnel mais fascinant par les flous qu’il véhicule, sans début véritable et sans fin probable.

Yann Gerstberger (1983) agence des matériaux selon une logique de patchwork à partir de ses découvertes de la culture mexicaine. Acceptant les influences, il pratique un travail hybride, réalisé à partir de matières pauvres récoltées çà et là. Ainsi ces ‘tapisseries’ composées de serpillières.

René Garcia Atuk est parti de l’idée que l’avenir étant inconnu, il doit être considéré comme placé derrière nous alors que le passé, forcément connu, se trouve devant nous. Il conçoit donc des œuvres qui, dans un environnement au présent, font référence à des éléments d’autrefois. Ainsi ses tee-shirts très modernes arborent-ils des effigies précolombiennes.

Dans le domaine vidéo se mêlent, parfois confusément, recherche expérimentale du narratif ou du formel et anecdotisme instructif. Le court métrage Puce Moment de Kenneth Anger (Santa Monica, 1927) isole les minutes où l’actrice Yvonne Marquis joue avec le fétichisme des tissus de ses robes, celles-ci devenues objets vedettes pour la caméra tandis que le glamour de la star, traité avec ironie, passe au second plan.

Le documentaire Fusion de Della Negra (Versailles, 1975) et Kaori Kinoshita (Tokyo, 1970) montre une transe filmée mais sur le fond vert des effets spéciaux permettant de l’insérer facilement dans tout décor. Leur David Soulame en mission pour les Dieux sur terre à Jérusalem aboutit au chaos visuel d’une caméra non maîtrisée par un amateur inexpérimenté. Quant à M. Nagajima et Megumi, il pénètre dans l’intimité d’une couple formé par un homme dont la compagne est une poupée en silicone.

Flâner dans les locaux du CRAC est une promenade plaisante faite de rencontres insolites, de créations presque brutes et d’autres d’une fragile délicatesse. Occasion de donner au regard de nouvelles attentions pour appréhender ce que nous livrent des artistes toujours en recherche.

Michel Voiturier

Anti-Narcisse, au CRAC Alsace, 18 rue du Château à Altkirch [F] jusqu’au 18 mai. Infos : +33 (0)3 89 08 82 59 ou www.cracalsace.com
Voir : Kenneth Anger, « Puce Moment », 1949 https://www.youtube.com/watch?v=_YCocXDVJiE

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