À la Wittockiana : des images dérobées et d’autres génétiquement engendrées

(c) Olivier Deprez

Les gravures sur bois d’Olivier Deprez donnent à voir des images concrètes subtilisées au virtuel du cinéma, de la vidéo, d’internet, de la télé. Le trio formé par Luc et Chloé Schuiten avec Antoine Boute cherche à concilier forme visuelle et sonore avec celle, graphique, des mots écrits.

Des images maraudées au virtuel

Il y a de l’équivoque dans la formulation du projet WREK initié par Olivier Deprez (Binche, 1966). En effet, il semble y avoir distorsion sémantique entre le fait de donner libre cours  à l’abstraction émancipatrice de l’imagination et le choix graphique du graveur dans la mesure où il s’avère antithétique d’associer dans le domaine esthétique un recours à l’abstrait alors que le résultat est figuratif et concret.  Ceci n’étant que problème langagier n‘influe cependant en rien la qualité du travail.

Deprez s’empare d’images devenues immatérielles puisqu’elles se retrouvent sur internet, venues du cinéma d’animation ou d’autres films. Il les reprend pour opérer leur transfert sur des éléments on ne peut plus tangibles : le bois dans lequel il grave les dessins, le papier sur lequel ils s’impriment.  Résultat : des images qu’il est possible de s’approprier, de palper. Elles ne seront plus à la portée infinie d’un clic de souris sur un ordinateur, implantées dans des banques de données sous surveillance électronique d’ayants-droits quelconques.

Elles retrouveront le regard individuel des visiteurs d’expositions, celui des lecteurs feuilletant des livres. Elles seront en tête à tête avec des individus. Elles seront de facture un peu brute comme le veut la matière ligneuse dans laquelle la gouge a creusé. Leur apparence désuète leur accorde un aspect renouvelé de l’image qui les a suscitées.

Le graveur ne s’en cache pas : il les a personnalisées  après les avoir empruntées à des noms familiers aux cinéphiles. On retrouve en effet à la source, en vrac, Murnau, Dreyer, Marker, Vertov,  Bergman, Edwards, Tarkovski, Godard, Beckett, Decorte…, voire les montages de récupération  de Ricci Lucchi ainsi que, pour les dessins animés, Chuck Jones, Ernie Bushmiller, Bud Fisher….  C’est particulièrement patent pour ces derniers puisqu’on en connaît les personnages typiques.

L’expo informe également au sujet d’autres influences. Par exemple, les dessins de Kafka, les B.D. d’Alberto Breccia, Lorenzo Mattotti, Alex Barbier,  les démarches des plasticiens Malevitch, Rodtchenko, Suetin. Car ici, l’interpicturalité est clairement affirmée et appartient volontairement à la démarche de l’artiste. Elle consiste même à être l’essentiel de ce travail puisqu’il s’agit de transposer des images d’un medium vers un autre, de les transmuter de l’immatériel du net au concret du livre, du port folio, du tirage limité.

Cette forme de résistance à l’omnipotence de l’ordinateur et à notre colonisation croissante par le  monde virtuel a permis de renouer avec une technique du passé et la référence avec l’œuvre de Frans Masereel (1889-1972) s’impose avec évidence. Chez l’aîné comme chez le cadet, il y a du narratif. Les traits plus ou moins épais des dessins mettent le noir de leur encrage en tension avec le blanc du papier, soulignant leur vigueur. Deprez ajoute des comparaisons où c’est l’encre rouge qui transforme la perception que l’on a de l’image, soulignant de la sorte à quel point la couleur est susceptible de modifier la vision.

L’aspect artisanal et la matière elle-même d’origine végétale sont d’une trempe particulière. Il demeure quelque chose de brut dans les images, quelque chose que le lisse d’une réalisation passée par le technologique ne permet pas de repérer. La répartition en vignettes se relie évidemment avec les cases des B.D. et convient autant qu’elle convie à y apporter un regard de lecteur, attitude renforcée par l’apport de mots ou de phrases.  

La présentation de cette expo bénéficie d’une scénographie intelligente, séduisante, copieuse et aérée à la fois. On y voit des œuvres sur papier et supports divers, des planches gravées, des documents tissant des liens avec les travaux présentés, des vidéos, une presse, des bouquins. Elle comprend des espaces plus intimes entre lesquels on déambule ou on s’attarde. Elle s’impose se situant à l’interstice de la mémoire cinématographique et de la mémoire du livre illustré et de la bande dessinée.

Des lettres imagées par leur forme

Pas mal d’écrivains se sont servis des graphies des lettres de l’alphabet pour les représenter sous une forme analogique. De Victor Hugo à Paul Claudel, via Béatrix Beck, Elisabeth Delorgey, Auguste Barthélém et quelques autres, Luc Schuiten, Antoine Boute et Chloé Schuiten ont, à leur tour tenté de retrouver ce qui, à l’origine des lettres, se lisait dans leur graphie en tant que rapport avec le réel lorsqu’elles étaient encore pictogrammes avant de devenir de purs signes.

Mais là où les poètes et romanciers se préoccupaient uniquement de la graphie, ce trio a gardé la pratique des abécédaires traditionnels qui associaient chaque lettre avec des mots commençant par elle. Les membres de cette trinité ont chacun poursuivi leurs propres recherches et le résultat de leurs tâtonnements a donné lieu d’une part à une performance et d’autre part à des planches dessinées qui sont exposées.

Le visiteur aura sous les yeux des esquisses, des croquis qui montrent des tentatives de faire coïncider du visuel avec l’abstraction qu’est le langage, y faire cohabiter des suggestions fantasmatiques et des corrélations sonores. Sur certaines feuilles, il sera flagrant que l’écriture est susceptible de rester purement scripturale ou de devenir diagrammatique donc rythmique. Elle devient ce qu’est la langue quand elle est celle des poètes lettristes. Ainsi « l’architecte utopiste », le « poète écrivain » performeur, la « dessinatrice exploratrice de formes » ont-ils parcouru un territoire particulier dans lequel nous sommes invités à un parcours sinueux à travers une géographie de signes visuels, de mots connotés, de complexes itinéraires.  

Voilà qui débouche sur un univers énigmatique, ésotérique. Les codes sont esquissés par le biais de dessins qui font apparaître des personnages, indiquent des rites inconnus, instituent une mythologie précise, attestent de connaissances cabalistiques que des archéologues n’auraient pas encore décryptées, à l’exception de certaines notes ethnographiques qui présupposent une étude en cours.

Michel Voiturier

À la Wittokiana, 23 rue du Bemel à Woluwé-Saint-Pierre jusqu’au 20 janvier 2020. Infos : + 32 (0)2 770 53 33 ou www.wittockiana.org

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