Oilopa, Jana Euler au Wiels

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Dans le travail de Jana Euler, l’exposition performe les œuvres, et les œuvres performent l’exposition. Ainsi dans sa récente exposition au Wiels, Euler crée une scénographie de prime abord classique. Ce sont en effet des murs blancs qui se succèdent et divisent typiquement l’espace en salles principales et secondaires, toutes disposées à accueillir les peintures que la dame crée. Mais à peine dressés, ces murs sont entaillés à la hache, ou presque. D’un geste décidé, est tracée une longue diagonale dans le labyrinthe orthogonal des murs. Tout le plateau du Wiels est transpercé, et s’anime de facto. Ce qui compte est l’expression d’une autorité : au premier chef celle de l’exposition même, douée de vie. Si violente, si décidée et obsessive qu’elle en devient grotesque. Mais d’un grotesque raffiné.

Cette exposition de Jana Euler prend pour argument les villes de Bruxelles et de Francfort, entre lesquelles elle partage son temps. Et l’on comprend que cette découpe autoritaire des cimaises crée une première forte résonance avec la capitale belge et son histoire. De Léopold II à Paul Vanden Boeynants, les pourfendeurs du tissu urbain n’ont en effet pas manqué.

L’exposition s’intitule Oilopa. Contraction des mots Oil (pétrole) et Europa. La thèse est donc posée d’une civilisation fondée sur cette énergie aujourd’hui décriée. La thèse est aussi décidée qu’une diagonale tracée avec force au sein des cimaises d’une exposition. Si l’autoritarisme néolibéral des édiles est pris à partie en cette diagonale tracée, il en serait presque de même du militantisme de gauche, ainsi que du terrorisme. Deux tendances faisant également fi du bâti (institutionnel) existant, désireuses qu’elles sont de l’abattre à l’aveugle.

Nous poursuivons notre thèse urbanistique en nous attardant sur le fait qu’apparaît au bout de la diagonale tracée dans l’exposition de Jana Euler, une photographie du bâtiment même du Wiels, prise lors d’une exposition précédente, imprimée sur un papier photographique adhésif, collé dans l’angle. Il en résulte un bizarre effet de perspective. Le point de fuite semble être sujet à une dilatation, à une anamorphose peu crédible qui paraît être le fruit d’une hallucination due à des drogues. Très grande artiste de la perspective que Jana Euler. Tantôt, elle joue avec les tailles, démesurées, de ses sujets ou de ses scénographies installant des rapports improbables d’échelle. Tantôt elle institue des bizarreries dans son traitement de l’espace, relevant souvent de la dilatation : comme la pupille se dilue, comme le pain gonfle au four. C’est vraiment à un travail conséquent qu’elle s’attelle, car ce qu’elle fait là consiste à tenter de définir la perspective de notre temps.

En un white cube, elle trace une ligne allant de Francfort à Bruxelles. Et au bout de la ligne, elle colle une photo du Wiels, où, ça y est, c’est son tour d’exposer. Bruxelles > Francfort > Bruxelles > Francfort… ad infinitum. On prend le train sur cet axe. On voyage léger, juste avec un attaché-case. On a désormais beaucoup de retard sur les datas qui, eux, ne prennent pas le train, voyagent à la vitesse de l’éclair. On essaie malgré tout de tenir le rythme, de vaguement déplacer notre corps physique sur les autoroutes que nous avons tracées dans le monde digital. Et nous de suivre benoîtement ces satanés datas. On agit un peu mécaniquement, on carbure au café. On est un peu des zombies allant d’une station à l’autre de métro ou de train. Souvent, on prend l’avion, parce que cela va plus vite : on est propulsés plus rapidement aux confins de l’horizon, là où scintille le mirage. Et on se retrouve nez à nez avec lui.

Dans vie néolibérale, il faut se donner des objectifs. Pour un artiste, cela consiste par exemple à recevoir le privilège d’exposer au Wiels. Le Graal de l’ego. On le voit, ce bâtiment de Blomme, là, dans le lointain ! On la rêve, cette exposition. Et puis, pour quelques élus, un jour, ça y est, il y a un train direct qui y conduit. C’est le tour d’Euler d’y aller : son ego, ses efforts d’artiste, partie du bas de l’échelle sociale,  ont pavé la voie pour y aboutir. Mais une fois qu’elle y est, que peut-elle bien y faire ? Arrivé à destination du rêve, en notre destination de rêve, que nous a vendu cette agence de voyages qu’est le monde de l’art, on a l’impression d’avoir trop bu de ce champagne que le néolibéralisme nous verse à pleines rasades. Il faut bien un lendemain de la veille ; une descente de drogues. Et alors, bonjour la dégringolade.

Dans l’exposition de Jana Euler au Wiels, il y a une salle entière consacrée à des photographies d’un quartier neuf d’allure anonyme, ressemblant à bien des quartiers de villes occidentales.  Les photographies insistent sur un détail : les panneaux signalant que nous sommes dans une rue nommée l’Europa-Allee : l’Avenue de l’Europe. Nous sommes sans doute à Francfort. Mais nous pourrions être dans bien des villes européennes. Chacune de ces villes s’emploie à baptiser l’une des allées de ses nouveaux quartiers périphériques du nom de l’Europe. Comme pour signer la molle, adhésion au projet communautaire.

Pour commenter cette série de photographies de Jana Euler, nous sommes amenés à quitter notre siècle. Nous devons revenir aux fondements de la perspective euclidienne, et à nul autre que Léonard de Vinci, et à son fameux dessin de « L’homme de Vitruve ». Y est représenté un homme nu, bras et pieds étendus, inscrit au centre d’un cercle, étant aussi un carré. C’est une image emblématique de la perspective, de la façon dont l’homme s’est envisagé à la Renaissance. Les bras et les jambes écartés expriment une volonté irrépressible d’extension. Une volonté d’embrasser le monde, mais aussi de le gouverner. Pour un peu, on  le croirait écartelé, cet homme de Vitruve ciselé par Léonard, qui fut du reste un grand dessinateur d’engins de guerre. Comme si l’être humain à la Renaissance était déjà pris au piège de son propre expansionnisme. Il l’est décidément aujourd’hui.

Pourquoi est-il intéressant de revenir à cette œuvre? Parce qu’Euler a pris une bizarre décision formelle pour présenter ses photographies à elle : un dispositif d’encadrement, fort peu courant a été utilisé, qui voit les photographies tenues par des pinces, arrimées aux quatre coins à une sorte d’armature. Comme si, là aussi, on dilatait, écartelait le sujet central. Comme si l’Europe tendait à étendre son emprise en tous points de son territoire. Comme si cette entreprise communautaire avait quelque chose de forcé. Et nous avec, là, baignant dans la soupe européenne. La glaçante campagne de vaccination obligatoire en temps de pandémie étant là pour nous donner un exemple du type d’emprise que l’institution/entreprise Europe se pique de développer en temps de crise. La nouvelle perspective est sociopolitique.

Parlons enfin des tableaux de l’exposition. Divers procédés y sont actifs. Le plus évident, consiste en un grossissement du sujet, venant se frotter aux confins de la surface sur laquelle il apparaît. Le modèle est celui de la camisole de force : le sujet est enfermé dans les limites de la toile et cherche par tous les moyens à s’en émanciper, à y échapper. Le rapport entre sujet et toile est équivalent à celui qui pourrait exister entre la personnalité et la société en laquelle elle est sensée vivre, s’exprimer, exister. Il y a toujours une démesure. Le corps vit dans une situation étriquée, qui ne lui sied pas. Certains des tableaux les plus virtuoses de Jana Euler montrent des corps entortillés, dont les membres s’enchâssent les uns aux autres, se confondent, se méprisent. Tableaux semblant illustrer la grande confusion des rapports émotionnels et sexuels à soi et à l’autre qui caractérise notre époque, notamment vécue par médias interposés.

Un autre geste est celui d’une mise en miroir : le sujet se fait face, se scrute bêtement lui-même, en l’absence même, parfois, de visage. Il semble subir une sorte de dépersonnalisation, de dédoublement. Euler use d’atrophie et d’hypertrophie. Une tête se fait minuscule, un sexe immense. Des épaules, frêles, une bouche abusivement pulpeuse.

Elle se prête aussi au jeu du mimétisme extrême. Dans son exposition au Wiels, Jana Euler a peint plusieurs tableaux expressément liés au lieu : elle a ainsi représenté des machines d’aération qui sont fixées dans les hauteurs des salles d’exposition du Wiels, ad vitam. Elle a représenté ces machines de face, dans une muette facture réaliste. Comme pour faire planer la dite ubiquité de l’institution.  Ce sont les toiles les plus abstraites de l’exposition, et à juste titre puisque l’institution porte de nos jours ce voile de la neutralité.

Dans d’autres toiles, les marques d’une tautologie abondent. Ce sont des pinceaux de  la marque Da Vinci, et des bombes de peinture aérosol de la marque Amsterdam, instruments même de la pratique quotidienne de la peintre, qui surgissent dans les œuvres en ayant soudain des bras, des yeux, des mains. Névroses animées qui, tout le jour, nous assaillent, jouent et rejouent les scènes de nos traumatismes anciens et récents, nous suivant comme des ombres. La tautologie, motif phare du minimalisme et du conceptualisme, sert ici à dépeindre, pas tant une élévation spirituelle, qu’au contraire un vécu irrémédiable du corps, de sa pesante incarnation physique, des rêves qui l’agitent et de l’impossibilité de les atteindre, nonobstant de décidés efforts.

Comment se termine cette histoire ? Il n’y a pas de fin dans cette boucle en laquelle on semble errer. Tout au plus peut-on décider de retourner à Bruxelles, quand on est las de Francfort. Ou de partir à Francfort quand on est las de Bruxelles.

Yoann Van Parys

NB : ce texte constitue un résumé du texte publié dans la version papier du magazine Flux News

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