Livre
A la manière de Dumas qui remet en scène, quelque peu revue et corrigée, ses mousquetaires, Thierry de Duve, vingt ans après l’exposition « Voici, 100 ans d’art contemporain » présentée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 2000, publie un recueil de textes traitant de la conception, de la thématique et de la réception de l’exposition.
D’emblée, dans l’introduction de la première édition du catalogue de l’exposition réalisée dans le cadre de Bruxelles 2000, le commissaire Thierry de Duve note que le titre « Voici est un mot ouvert et sans prétention qu’on emploie pour faire une proposition, entamer un dialogue ou accompagner d’une parole le cadeau qu’on offre. » En guise de cadeau, une exposition célébrant 100 ans d’art contemporain par le truchement d’environ deux cents œuvres sélectionnées en toute subjectivité revendiquée par Thierry de Duve. Une exposition qui connut un succès retentissant puisqu’elle comptabilisa quelque 82000 visiteurs et suscita enthousiasme et polémiques tant auprès des professionnels du milieu de l’art que dans la presse spécialisée ou généraliste, et qu’auprès du public.
De l’expo au livre
Le présent ouvrage, copieux (plus de 500 pages), intellectuellement de grande profondeur, couvre en quelque sorte les tenants et aboutissants d’un projet audacieux et peu commun. L’auteur, narrant les prémisses du projet, nous apprend que l’idée de l’exposition a été initiée pour une réalisation potentielle au Centre Pompidou à Paris, mais qu’elle a finalement atterri à Bruxelles. En rappel visuel, environ quatre-vingts pages sont consacrées à un reportage photographie en noir et blanc de Philippe de Gobert. Un in-situ imagé des œuvres disposées dans les espaces du Palais des Beaux-Arts et, ce n’est pas anodin au vu de la conception même de l’exposition, en présence de visiteurs. Des regardeurs en situation et en attitude de réception des œuvres de l’exposition. La rencontre est effective et le dialogue s’entame. La volonté de l’initiateur était en effet, à travers cette monstration, de s’adresser au ‘grand public’, autrement dit à toutes et tous et non pas exclusivement ou presque à un public dit ‘élitiste’. Une gageure vu qu’il s’agissait d’art contemporain dont l’accessibilité ne va pas toujours de soi.
Le présent ouvrage comprend notamment quelques entretiens avec le commissaire, parus dans la presse. Parmi eux, celui du Flux News (n°25, avril 2001) mené par Lino Polegato traitant entre autres de la question du goût. La troisième partie de l’ouvrage, intitulée Le débat, reprend quelques critiques également parues à l’époque dans la presse belge et étrangères, également une sélection de la revue de presse et deux interventions du colloque de Louvain, écrits inédits auxquels répond le commissaire.
En trois chapitres
L’exposition était divisée en trois parties respectivement intitulées Me voici, Vous voici et Nous voici, qui correspondent à « une rencontre entre êtres humains. D’abord on se présente, ensuite on s’adresse à la personne que l’on a en face de soi, et enfin la conversation peut commencer. » (1) Dans l’introduction rédigée post-exposition, démarrant sur un extrait de Fin de partie de Samuel Beckett à propos du petit chien en peluche, Thierry de Duve précise en conclusion : « L’essai que le livre contient suit la même division en trois parties et traite des mêmes problématiques. Mais il se tient fort à distance de l’exposition et s’appuie sur des œuvres qui, pour la plupart, n’y étaient pas. »
Cet essai, tant il est foisonnant, il ne sera pas question de le résumer, aussi on y picorera afin d’extraire quelques assertions et réflexions qui pourraient inciter le lecteur à s’y pencher et à pénétrer dans les arcanes d’une pensée érudite et complexe qui ouvre à de multiples voies car l’auteur y disserte brillamment, avec beaucoup de circonvolutions sur l’art, sur des œuvres particulières, à propos de références artistiques, de la touche, tout en y incluant des digressions portant sur l’actualité, des aspects genrés…, le tout dans une trame dont le fil principal est Manet, et dont les méandres incluent la question du religieux chrétien et donc christique. Et ce dans les trois parties de cet essai substantiel. Afin d’orienter ses propos d’entrée de jeu, l’œuvre de référence choisie est Le Christ aux anges (1864) de Manet, une peinture au sujet atypique de l’artiste français, soit « un de ses trois seuls tableaux religieux ». Ce parti pris permet d’innerver régulièrement les commentaires de questions liées à la religion, entre autres à la « mort de dieu », une absence que « pourrait remplir l’art contemporain » selon l’auteur. Des incursions rhizomiques concernent aussi les questions existentielles et métaphysiques, ou parlent « des soubassements théologiques » de la pratique de Manet, considérant qu’il s’agit « d’un pacte que le modernisme (jusqu’au monochrome) n’a pas rompu ». L’art actuel en serait donc encore et toujours l’héritier. Mais l’essayiste clôture un chapitre sur cette phrase : « les prêtres n’ont pas eu le dernier mot ». L’œuvre de Manet est également abordée à travers une autre peinture, en contraste, beaucoup plus connue et même populaire en son sujet : Un bar aux Folies bergère, qui permet d’envisager la place et le rôle des femmes entre autres en relation avec « un christianisme sans Dieu ».
Multiples questions
L’auteur évoque aussi constamment les notions de présentations et de réception des œuvres, pointant ici ou là des positions de critiques ou de théoriciens et développe aussi à ce sujet une large considération historique sur le rôle des anciens Salons parisiens. Il s’interroge aussi sur le rôle de l’artiste : est-il un porte-parole ? de qui, au nom de qui, à qui s’adresse-t-il, quelle responsabilité endosse-t-il… ?
En abordant autant de questions aussi diverses, ce livre libère la parole sur l’art et la vision que l’on peut en avoir, et tend à multiplier, ne serait-ce que par associations d’idées et connexions, les approches par les connaissances particulières de chacun – ici d’un éminent spécialiste -, les interprétations diverses tant une œuvre peut, chez autant des regardeurs, dire, raconter, faire émerger des souvenirs ou des projections dans le futur ou des rétroprojections dans le passé réel ou imaginaire. En en appelant autant à Ryman, Mondrian qu’à Magritte ou Beuys, à Jeff Wall qu’à Sylvie Blocher, à Duchamp dont l’historien est un spécialiste, à Broodthaers et à bien d’autres, le philosophe de l’art brasse quantité de réflexions qui, à chaque fois, résonnent en nous et nous transportent dans nos propres réflexions. Riche, savant, captivant autant qu’ardu, ce livre dans lequel sont formulées autant de questions que sont suggérées des réponses, interroge notamment sur le « pourquoi l’abstraction ? » ou tente de définir la peinture à la deuxième ou à la troisième personne, parle « de composition qui ne s’explique pas, échappe à l’analyse… », évoque les institutions muséales « qui deviendraient des temples à mesure que les églises deviennent des musées », mentionne aussi, et cela nous servira de conclusion ou d’hors d’œuvre, c’est comme vous le souhaitez, que « faire de l’art est devenu une sorte de war game qui se joue exclusivement entre artistes, galeristes et conservateurs en art contemporain, le public restant sur la touche . » En fait le contraire de ce que l’auteur souhaitait faire en orchestrant l’exposition Voici et en la dédiant à tous et toutes.
Claude Lorent
(1) Interview par Henry Bounameaux parue dans L’Echo de la Bourse, 19 janvier 2001.
« Voici », vingt ans après, Thierry de Duve, 598 p., 80 ill. n/bl, 15 x 21 cm, 2024, collection Essais, éd. La Lettre volée, Bruxelles, 34 €.
Thierry de Duve (Saint-Trond, 1944) est historien et philosophe de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition, professeur d’université au Canada, aux Etats-Unis et en France. Il est l’auteur de nombreux livres consacrés notamment à Duchamp, Beuys, Warhol, Roni Horn…, ainsi qu’au critique Clément Greenberg. Il enseigne actuellement au département d’art et d’histoire de l’art du Hunter College (City University of New York).
Le public expérimentant physiquement, dans la rotonde du Palais des beaux-Arts, l’œuvre de Dan Graham, Two Staggered Two-Way-Mirror Half Cylinders, 2000. Une œuvre qui a été acquise par la banque, aujourd’hui ING, et placée dans l’espace public, Place de Carl à Bruxelles. © Photo : Philippe De Gobert.
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