« Mon cinéma est promenade, voyage (dans l’espace et dans le temps mais aussi à l’intérieur de moi-même), glanage, rencontre, déambulation, et qui veut bien me suivre ou m’accompagner fera le voyage avec moi, je veux dire fera le film », Boris Lehman.
Boris Lehman, Le petit Boris illustré. Boris Lehman par lui-même, Ed. Yellow Now, Côté Cinéma, Avant-propos de Léopold Blum, 736 p., 59 euros.
Livre-monde qu’on emportera lorsque la fin du monde sonnera, livre-somme qui pousse les vertiges de l’autoportrait jusqu’à la pataphysique, Le petit Boris illustré. Boris Lehman par lui-même est à l’image de son concepteur, un ouvrage hors norme, inclassable, pléthorique, opératique. Figure aussi incontournable qu’insaisissable du cinéma indépendant, expérimental, auteur de près de cinq cents films qui s’étirent des années 1960 à aujourd’hui, Boris Lehman a conçu, tant dans le champ du septième art que de la photographie, un dispositif bâti sur l’intrication œil-main-vie et sur le principe d’un work in progress structurellement infini. Pas d’analyse, d’exégèse de ses films Magnum Begynasium Bruxellense, Muet comme une carpe, Babel/ Lettre à mes amis restés en Belgique, Leçon de vie, Histoire de mes cheveux, Mes 7 lieux, Homme portant, Une histoire d’amour…, pas de méta-cinéma ni de regard de surplomb mais une constellation de photographies, de documents, de dessins, de poèmes qui, suivant l’ordre de l’abécédaire, nous mènent d’Adam et Ève au Golem, du Club Antonin Artaud à Masques, de Miroirs à Nus en passant par Films ontologiques, Pologne, Juif, Mort, Baisers et Femmes pour ne citer qu’une poignée d’entrées.
Dans ce livre de bord qui s’apparente à un ovni, à un album zutique lancé par un facétieux Zutiste du XXIème siècle (l’entrée Zut clôture faussement l’ouvrage qui, in fine, s’auréole, d’un ETC), on retrouve, mis en abyme, le questionnement sur l’identité, sur la représentation d’un soi au travers duquel surgit le monde. Variations sur les flottements d’un « qui suis-je ? » sans contours dès lors que le Je est pris dans les devenirs, pluralisé, troué par les mouvements collectifs et la biographie du monde, son œuvre-Babel n’a cessé d’explorer une veine introspective qui déborde le soi en direction de l’impersonnel. Le journal intime se déporte vers l’extime dès lors qu’il n’y a pas d’autoportrait qui ne soit traversé par l’hétéroportrait, par l’imbrication des forces centripètes et des forces centrifuges. Histoires de soi, récits rhizomatiques d’une première personne du singulier diffractée dans les jeux d’une indécidabilité quant à l’énonciation, au fil d’un ludisme paroxystique qui danse entre la romance rimbaldienne du « Je est un autre » et la revisitation borislehmanienne du cogito cartésien en « je filme donc je suis ». La réécriture du « cogito ergo sum » délivre la vérité de sa pratique : filmer est l’expression d’une pensée. L’inventaire de ses propriétés (au sens de Michaux) est transitif au relevé des propriétés du cosmos, des autres, sujets humains, non-humains, objets. Histoires de cène, de mises en scène de sa vie, de sa mort, de ses funérailles, des origines juives, de la mémoire d’un siècle marqué par la Shoah. Ce qui advient, l’infra-ordinaire, les mythes fondateurs, les micro-mythèmes, les instantanés, l’imperceptible, il faut le filmer, l’enregistrer en se tenant au plus près du branchement sur un mouvement perpétuel. Sur la ligne d’horizon de cette entreprise titanesque pulsée par le souffle de la résistance, se découpe le vœu, l’impératif éthique, plus largement existentiel, de sauver de l’oubli, de la mort, du sans-image. Sauver de l’anéantissement les vivants, les morts, les disparus, le presque-rien qui est presque-tout, les fils de laine de la pelote nommée Temps, les arracher à l’indifférence de l’amnésie, à la non-existence, à leur disparition programmée par la main des hommes ou par la longue échelle géologique des ères. La caméra, l’appareil photo s’affirment intercesseurs d’une rédemption tout en immanence, se posent en générateurs d’étoiles de rédemption pour reprendre la formule de Franz Rosenzweig.
Les films étant souvent tournés sur plusieurs années, ayant pour matière le temps qui passe, attestent-ils un être, une individuation nommée Boris Lehman ? Lèvent-ils le doute sur le rêve d’exister ? Accordent-ils à leur créateur le sceau de la densité filmique ? Davantage qu’authentifier ce qui n’existe que dans sa fuite, ses courts et longs-métrages, ses photographies se livrent comme des créations golémiques, des concrétions animées par l’esprit de B. L. qui a fait du Golem une figure centrale de son esthétique. Descente dans le motif du Golem, un motif central de la mystique et de la culture juive, méditation sur la para-démiurgie, son film L’homme de terre creuse à la verticale des noms et des songes, remonte à l’enquête étymologique, à « Lehm-Man(n) », « l’homme glaise », « l’homme-argile » et accomplit avec les signes visuels, sonores, langagiers la quête interminable d’une monstration de soi jusqu’au point où tout dévoilement sécrète un nouveau voile, dans un battement infini entre révélation et dissimulation, entre impossible épuisement du montrer et facétie de la dérobade ultime. La définition du portrait, c’est de laisser échapper des facettes dans l’invisible, dans l’indicible, de jouer sur l’aveu, l’« ecce homo » et sur la pudeur, la spirale, la ligne de fuite, d’affoler le royaume de la logique en le décoiffant sous le vent lewiscarrollien des paradoxes. Virtuose espiègle et mélancolique de la paradoxie, Boris Lehman subvertit les zones de confort identitaire et représentationnel : dans ses films, il cherche à se représenter en tant que B. L., à la fois même et autre que l’instance d’énonciation, et à interpréter un personnage nommé Boris Lehman. Plutôt qu’attester une existence, la pellicule des films agit comme une bande de Möbius en proie à une forme de gestation continuée, qui opère la réversion du dehors et du dedans.
Pianiste, passionné de musique, auteur d’un livret d’opéra (La Véritable Histoire de la Dame blanche, musique Fanny Tran), Boris Lehman veille à la musique des images, aux chants qui montent du temps spatialisé en images. Esthétique et politique de l’amitié, art cinématographique de la rencontre de personnes, de lieux, d’événements, famille élective tissée avec Chantal Akerman, Henri Storcq, Jonas Mekas, Patrick Van Antwerpen, Arié Mandelbaum, Eugène Savitzkaya, Antonio Moyano, Sarah Moon Howe…, affinités avec Walter Benjamin, l’Oulipo, Georges Bataille…, femmes aimées, éloge de l’oisiveté, de la marche, de la flânerie, arpentage situationniste de la ville de Bruxelles, 300.000 photographies prises avec son Nikon, accumulées durant des décennies, films sur la peinture, sur les peintres, fratrie des 6 Lehman brothers, naissance à Lausanne le 3 mars 1944, questionnement sur la réalité du réel (le réel, c’est quoi ? »), concept de réalité filmique, imaginaire proche des marginaux, des hors-système, choix de la sécession, de la résistance au cinéma devenu spectacle, au cinéma javellisé qui n’en finit pas d’agoniser…
Depuis près de soixante ans, le cinéaste promène un regard d’enfance qui ouvre le corps du temps, qui prélève des expériences vécues, filmant sans relâche afin que le monde ne se dilue pas, tienne en place. Chez Boris Lehman, filmer est synonyme de vivre, se tient sous le signe de la nécessité vitale, de la pulsion à persévérer dans l’être. Y a-t-il du non-filmable en soi ? Il semble qu’aux yeux du cinéaste-poète le non-filmable (contextuel, pas structurel) soit chaque fois ouvert à sa possible représentation. Son cinéma-vie repose sur l’abolition de la distance entre existence et création. Le vitalisme de Boris Lehman nous murmure que le cinéma, la photographie, la manière dont il les pratique, ne sont pas des médiums extérieurs à la vie qu’ils mettraient en forme, mais qu’ils sont taillés dans le sang et la chair de l’existence. « Ma vie est devenue le scénario d’un film qui lui-même est devenu ma vie » (Boris Lehman) : au travers de cette circularité, l’invasion réciproque de l’existence et de l’art se pose comme le foyer énergétique d’une entreprise artistique et existentielle unique, radicale, qui ne s’est construite qu’avec la seule liberté comme souffle et boussole, dans un refus de toute compromission avec l’avalement de l’art dans les circuits officiels de l’aseptisation inoffensive, sans avoir jamais pactisé avec la domestication d’œuvres coulées dans la sphère marchande du divertissement.
Véronique Bergen.
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