La collection rassemblée par l’Anversois Maurice Verbaet couvre une production étalée entre 1945 et 1975. Elle est, selon Michel Draguet, « une apologie de l’enthousiasme » où se côtoient noms connus et quelques oubliés à redécouvrir.
L’abstraction est le premier volet. Elle s’élabore sur toile, passe peu à peu de la géométrie pure à des assemblages en direction de la monochromie et de la triple dimension de la sculpture.
Avec Vandenbranden, la géométrisation culmine, accompagnée d’une richesse de tons exceptionnelle et une inventivité formelle inépuisable. Jo Delahaut s’impose comme architecte de tableaux et créateur de signes sobres aux contours inattendus. Chez Joseph Ongenae, une discrète asymétrie mène à un équilibre apaisé. Marc Mendelson joue au ludique polychrome ainsi que Jean Rets tandis que Plomteux inscrit un défilé plus solennel de formes bedonnantes et que Francine Holley contraste ses noirs sur espace jaune. Gaston Bertrand conserve de Florence le soleil qui y brille en une gamme de jaunes dans un paysage urbain à deviner puisqu’il ne s’agit pas vraiment de monochromie.
Van Hoeydonck expérimente de petites formes géométriques colorées assemblées pour fournir une partition visuelle rythmée. Un dessin à l’encre de Chine invite l’œil à virevolter entre de vertigineuses spirales. Une toile rouge laisse surgir en sa partie droite un signal mystérieux blanc et noir et bleu. Il lui arrivera aussi d’agencer des morceaux de plexiglas fichés verticalement pour apparaître comme une suite de notes étalées sur une invisible portée, rythme jazzique sur fond blanc.
Une toile bleue de Luc Peire se voit traversée de bas en haut par une autoroute sombre. Ascèse pour Willy De Sauter qui appose sur ses tableaux de parcimonieuses verticales limitées, de simples carrés minuscules, allusifs, en bas de l’espace. Marthe Wéry, antérieurement à ses rouges irradiants, réinvente une sorte de perspective en trompe-l’œil en lignant verticalement des droites juxtaposées sur fond noir. Francis Olin agence carrés et rectangles selon une rigueur austère avant de passer à la troisième dimension avec des éléments mobiles rajoutés. Pol Bury insuffle un peu de souplesse, de dynamiques mouvantes, de figures floues en gris bleuté avant, quasiment, de passer vers la sculpture en peignant un objet imaginaire doté de mobilité.
Les perforations sur cuir de Henri Gabriel inscrivent un espace au-delà de la surface tactile. Willy Anthoons découpe des mobiles en aluminium. Ils ont la légèreté et l’élégance d’insectes ou d’oiselets. Jacques Moeschal, quant à lui, installe dans le musée des pièces hiératiques à l’instar de certains totems exhumés par des archéologues du présent comme du futur.
L’abstraction n’a évidemment pas éradiqué la figuration. Celle-ci n’est pas demeurée simplement réaliste. Elle investigua dans plusieurs directions pour, comme le scande l’intitulé de la suite de l’expo : figurer – refigurer – défigurer.
C’est le moment de retrouver René Guiette, artiste plutôt délaissé aujourd’hui, qui organise la surface de ses toiles un peu à la façon dont le faisait un Gustave Camus avec des thèmes similaires mais avec moins de rigidité. Il s’avère que chez lui le besoin de s’éloigner de l’académisme l’amène à une facture plus enfantine, à une spontanéité à laquelle l’art brut nous a accoutumés. Il ira, ultérieurement vers un travail où la matière (huile et sable, par exemple) prendra le relais. Roger Raveel qu’on a pas mal fêté ces deniers temps s’est embarqué dans une sorte de simplification formelle qui aboutit à une riche manière de suggérer, presque même de symboliser.
Un réalisme apparent, dans le chef d’Yvan Theys, mêle quotidien banal et flou du rêve ou de la rêverie. Une ambiguïté qu’entretient Marc Mendelson à travers un entrelacs spatiotemporel. C’est sur des personnages que Mandelbaum fige l’horreur nazie dans un hiératisme hautain. De la fantaisie fantasmagorique de Pjeroo Roobjee, il ne reste ici qu’un exemple plus impertinent que débridé.
Du côté de Jean Cox et de Serge Vandercam, voire de Van Anderlecht, formes et gestes se combinent pour évoquer jusqu’à friser l’expressionisme. Alors que pour Fred Bervoets l’exacerbation du mouvement, l’outrance du trait, l’agressivité des coloris se condensent en une dynamique trépidante. Celle-ci convient tout particulièrement pour sa dénonciation virulente du « Ku-Klux-Klan ». Hugo Claus n’abandonne pas la littérature ; il allie les lettres et un dessin rappelant quelque grimoire ésotérique, les unes, sans doute, nourrissant l’autre. Antoine Mortier, lui, s’en tient à la gestuelle en inventant une calligraphie qui s’éloigne du mot afin de s’installer dans l’anagogique. C’est aussi cet esprit trouvé dans une composition de Jan Burssens.
L’acte expressif a bien compté durant les trois décennies d’après-guerre. Au sein du bref, mais ô combien essentiel, mouvement CoBrA, les transcriptions mouvantes des graphies ordinaires de notre langue en écriture personnelle par Dotremont sont un exemple prestigieux de la phrase poétique métamorphosée en une chorégraphie dessinée. Ce qui se retrouvera de manière moins formalisée chez un Alechinsky en passe de trouver l’esthétique devenue la sienne aujourd’hui.
Expérimenter des matières est sans nul doute ce qui permis à Tapta d’être de ceux et celles qui rénovèrent durablement la tapisserie contemporaine. Désormais ayant quitté l’élémentaire suspension devant un mur, celle-ci a tenté des expériences extrêmes comme « Dresser » qui élève des voutes et des arc-boutant en néoprène et boulons, architecture d’intérieur en pur élan d’équilibre. Les nœuds écrus de coton et de laine entrelacés qui sont en suspens créent une succession de formes et de volumes à la fois prolixes et épurés tout en évoquant les gestes accomplis par les liciers. Sa structure de sisal et laine torsadés clame son jaune dans un mouvement ascensionnel tournoyant de dynamique répétitive comme celle des musiques de Steve Reich.
L’assemblage de lattes brûlées par Vic Gentils apporte une autre perception de la matière qu’est le bois. Leur texture a changé en partie, leur teinte se lie avec l’idée d’une dégradation, du paradoxe qui consiste à créer du neuf avec ce qui était en train de disparaître à jamais, tout rebut devenant par là même un indice de la puissance du vivant face à toute destruction. C’est l’ardoise qu’affectionne Raoul Ubac. Matériau pauvre et fragile, c’est pour lui une façon de poursuivre ce que les artisans de jadis pratiquaient en y appliquant un géométrisme plutôt abstrait. Ralph Cleeremans accomplit un travail un peu similaire sur cuivre. De Willequet, on retiendra le côté brut de ses bronzes et ses bois debout ainsi que des sentinelles ou des pans détachés de rocs ébréchés.
Retour à une certaine figuration avec la vague déferlante du pop et ses engagements liés à une société de consommation qui commence à engendrer des côtés négatifs. Il s’agit aussi de balayer un maximum de tabous qu’ils soient éthiques ou sociétaux. Cel Overberghe se complait dans les formes rondes, fluides. Il n’abandonne pas entièrement l’abstraction mais elle se dévoie dans le concret avec provocation à la clé. C’est le cas d’une peinture sur toile agrémentée de tissus rembourrés prenant l’apparence d’éléments charnels, notamment sexuels. Il y a là, par l’omniprésence d’un rose dragée associé à la sexualité, une sorte d’ambiguïté entre la fadeur du coloris et la pulsion érotique.
Ajoutons à cela les femmes sexy d’Evelyne Axell, ici agrémentée de fourrure ; celle de Pol Mara avec ses jeux spatiaux et ses allusions aux procédés graphiques de la publicité ; celles de Mi Van Landuyt découpées dans du plexiglas en action physique proche de chorégraphies. Guy Baekelmans met dans des situations qui semblent liées à des problèmes sous-jacents comme la pollution atmosphérique le besoin d’évasion à tout prix.
Puis, l’artiste qui se taille la part du lion dans cette sélection : Louis-Marie Londot. Ses couleurs fluo, son utilisation systématique de lignes cernant êtres et choses sont typiques de sa manière. Intérieur de salle de bain, bagnole de course survitaminée de tons vifs, supermarché aux rayons approvisionnés à foison, conserves en boite… constituent une panoplie de ce temps d’abondance consumériste.
Si la visite se termine par un clin d’œil au quotidien d’une époque où on vit avec l’invasion intrusive du ‘tout plastique’ par l’intermédiaire d’un amoncellement de produits domestiques Tupperware, elle avait commencé par un ensemble regroupé de 121 linogravures épurées signées Lukasz Kurzaztkowski, Polonais installé en Belgique depuis 1984. Elles inventorient en noir et blancde façon tantôt stylisée, tantôt de manière symbolique, des objets plus ou moins imaginaires qui auraient pu s’intégrer dans l’univers mercantile de l’époque.
La collection Verbaet est une intéressante approche de trois décennies copieuses en expressions esthétiques. Elle révèle la richesse créative, trop méconnue, d’une Belgique qui, en l’occurrence, n’est pas divisée comme le laisse croire la réalité éclatée de ses institutions politiques, puisque s’y rassemblent des artistes de tous horizons linguistiques, tant autochtones qu’immigrés. Et le ‘s’ ajouté au patronyme du pays dit à la fois diversité et unité.
Michel Voiturier
« Belgitudes » au L.A.A.C. 302 avenue des Bordées à Dunkerque jusqu’au 9 octobre 2022. Infos : 00 33 328 29 56 ou https://www.musees-dunkerque.eu/laac/histoire-du-laac
Catalogue : Hanna Alkema, Michel Draguet, Camille Brasseur,« Belgitudes »,mvMU/LAAC, Knokke/Dunkerque, 2022, 216 p.(bilingue fr/nl)
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