Diversité dans le Hainaut en confinement provisoire

Eloïse Léga, "Allumettes 01" (allumettes, carton, découpe laser, 11 x 6,5 x 2 cm), 2018 © DR

Le virus, grand maître ès pandémie, a réussi à faire boucler la plupart des lieux consacrés à l’art. Parmi les expositions que nous ne verrons sans doute plus, un échantillon de ce que le Hainaut a proposé. Depuis 1980, l’annuel prix artistique de Tournai sélectionne des artistes représentatifs des divers courants actuels. C’est donc un ensemble varié qui, une fois encore, constitue cette expo. Né voici cent ans, le prix des arts plastiques de la province de Hainaut promeut de jeunes créateurs. La maison Losseau à Mons accueille l‘Atelier du Livre du musée de Mariemont qui œuvre depuis une trentaine d’années.

Prix de la Province de Hainaut

Remy Hans emporte le prix 2020 de la Province de Hainaut. Il a choisi de travailler des dessins d’apparence réaliste avec une minutie à l’ancienne. Ses compositions sont le résultat d’une finesse exceptionnelle obtenue grâce à l’usage patient d’un stylo-mine bleu. Cette couleur uniforme constitue un premier décalage avec une figuration de l’imitation. Un second facteur se distingue dans le fait que, si chaque élément dessiné est parfaitement identifiable (les portraits, dont celui de Horta), l’ensemble contient des ajouts végétaux qui font basculer l’architecture (en l’occurrence celle du musée tournaisien conçu par Horta) vers le fantasmagorique. En effet, des (ex)croissances végétales s’invitent, se propagent, complètent. Elles s’insèrent dans un récit plus ou moins virtuel où l’architecte Horta aurait rencontré un célèbre botaniste russe. L’œuvre dessiné se combine par conséquent avec un livre potentiel mais problématique.

De la petite fille du conte d’Andersen, Eloïse Lega  (1996) n’a conservé que les allumettes et une symbolique de parabole. Cet objet domestique est l’analogie avec la vie qu’on brûle trop vite, ou qui nous brûle, celle d’un moment de luminosité et de chaleur, celle de l’éphémère car l’existence humaine est loin d’être éternelle. Ici, plongée dans la réalité de ces dernières années, cette chose banale devient l’avatar des centaines de migrants qui tentent un exil vers l’Europe. Chaque bâtonnet soufré, dans sa boîte, porte, pyrogravé sur son bois, un nom humain, la mention d’un pays d’origine et la date et les circonstances de la mort d’un migrant. Une vidéo prend le relais visuel en brûlant une à une des allumettes, tandis que la voix de Lega énonce le texte qu’elles affichent. Mieux qu’à travers un discours, se révèle la tragédie de ceux qui perdent leur vie pour un espoir vain de paradis.

Andy Simon (1992) n’est pas né pour rien dans la région de Renaix, un territoire qui connaît encore des compétitions de balle pelote. Ses photos élaborent une espèce d’inventaire des ballodromes du coin, documents au sujet d’un sport marginal qui persiste malgré tout en créant dans quelques centaines de patelins de Wallonie, d’une frange de la Flandre et des Hauts de France des animations locales périodiques. Un vestige d’une certaine façon de vivre en train de disparaître au profit de distractions médiatisées et outrageusement financées.

Pour Philippe Braquenier (1985), la photo est un moyen de modifier le réel et le doper d’étrangeté, de mystère. La science rejoint alors cette chimie baptisée autrefois alchimie ; elle apparaît énigmatique, à la fois fascinante et effrayante. Les sculptures qui complètent sa série de clichés, installées sur fond blanc clinique, paraissent soumises à des lois physiques ou chimiques clandestines ou occultes liées à des mondes situés ailleurs, quelque part, hors espace nôtre.

Noelle Bastin  (1991) et Baptiste Bogaert (1990) signent des docu-fictions qui ont les apparences d’une existence quotidienne au sein d’un univers d’anticipation. À bien regarder leurs vidéos, nous constatons que la surveillance permanente de l’intimité des citoyens par des caméras répandues partout n’est que la suite logique de celles qui déjà ont débarqué dans notre quotidien informatisé à outrance. Et que ce qui est montré, disséqué, agrémenté de mentions d’une logique rigoureuse et implacable, est la transcription de la réalité la plus proche, la plus probable, la plus liberticide.

Les pierres polies que  Maxime Van Roy (1992) a dispersées sur le sol sont familières aux habitants d’un territoire comme la Wallonie picarde où les carrières restent bien présentes. Mais ces pierres-là ne sont nullement destinées à bâtir des constructions immobilières, ni des routes bétonnées. Elles sont dotées d’un moteur électrique muni d’un tuyau souple émettant un sifflement particulier selon la vitesse qui l’anime. Une sorte de réminiscence des harpes éoliennes. Une métamorphose poétique d’un matériau trivial quand il n’est que banale caillasse utilitariste. S’y ajoutent des simulacres d’écorces, en suspend entre terre et ciel, orphelins des arbres dont ils proviendraient. Elles sont transfuges de leur fonction dans le domaine naturel ayant cheminé vers un lieu muséal pour devenir œuvre destinée au seul intérêt esthétique de visiteurs potentiels.

Sylvain Delbecque (1996) plonge dans le conceptuel. Il agence un espace expérimental consacré à des recherches à propos du regard. Il offre des notes de travail, des schémas, des instruments en rapport avec la lumière, des dessins… Il y a là cohabitation entre science et création. On songe au Jantar Mantar, cet observatoire indien du XVIIIe siècle à Jaipur où sont regroupées des architectures monumentales qui sont simultanément sculptures et instruments de recherche des connaissances scientifiques. On songe également, lorsque Delbecque explique son attirance à explorer le moment où un regard ‘bascule’ d’une réalité vers une autre, à des textes littéraires ancrés dans le fantastique, comme la nouvelle intitulée « Axolotl » de Julio Cortazar.

Prix de la ville de Tournai

Marjorie Van Den Hauwe, « Le trio gagnant » © DR

Dans un mode de vie tel que le nôtre, où la compétition a été élevée au rang de valeur quasi absolue, il est bon que des messages se préoccupent de la vanité, celle qui nourrit les challenges de toutes sortes en récompensant par des diplômes, des médailles ou autres babioles souvent d’un goût douteux les personnes ayant tout mis en œuvre pour dépasser les autres, parfois même en les écrasant. Marjorie Van Den Hauwe (1972)  s’est emparée de ces coupes données après le final de tournois – sportifs ou non – aux lauréats pour conserver dans la durée le souvenir d’une gloire provisoire. Elle les détourne de leur usage en leur conférant un salutaire statut de dérisoire. Sa verve s’exprime dans une accumulation de babioles en bric-à-brac apparentées aux surprises dissimulées au sein des œufs en chocolat Kinder, dans des coffres à jouets de brocantes, sur des rayonnages de supérettes hyperspécialisées en gadgets made in China.

À travers ses toiles, Renaud Albergo (1997; prix Maison de la Culture) renoue avec la figuration. Elle n’est pas minutieusement réaliste mais tributaire d’une transformation délicatement transgressive. Tout se joue dans une spatialisation libérée des strictes lois de la perspective, une disposition des éléments où la pesanteur n’impose pas sa logique, un choix polychrome pour chanter avec une luminosité de plein soleil intérieur. Du paysage, Stéphane Olivier (1964) retient un foisonnement, une luxuriance multicolorée. En ressort une jubilation de gestuelle proche de l’abstraction quoique voisine d’un réalisme d’impressionniste où la clarté prime sur le détail. 

La céramiste Estelle Chatté (1972) s’intéresse aux objets. À  ceux qui ont été rejetés, utilisés et abandonnés. Ces rebuts, paradoxalement, elle les recrée au moment où ils sont censés disparaître. Elle leur redonne une vie, celle d’être redécouverts comme cela se pratique au cours de fouilles archéologiques. De la sorte, ils reviennent, malgré la fin de leur utilité première, pour interpréter le rôle de vestiges susceptibles d’être interrogés, analysés, réintégrés.

Ce que peint et dessine Céline Depré (1981) appartient aussi à l’univers proche des choses familières : louche, robinet, casserole en inox. Ces trois ustensiles reflètent à la manière d’un miroir leur environnement et leur apparence concave transforme cette vision en une sorte d’anamorphose des personnes présentes alentour. Cette déformation qui associe les objets et leurs utilisateurs établit le lien entre usagers et usages, les premiers étant ainsi intégrés à ce qu’ils manipulent comme s’ils étaient devenus leurs prisonniers au même titre que le génie qu’Aladin faisait surgir en frottant sa lampe merveilleuse.

Nathan Haddad (1972; prix artistique 2020) est traducteur de fluidité. Ses tableaux sont des liquides, des brises, des mouvements décryptés par la couleur et son parcours dans l’espace de l’œuvre. Celui-ci est lui-même impulsion, comme si sa dimension contenait en elle davantage qu’une présence. Bleu ou rose disent des translucidités trompeuses qui ne révèlent pas vraiment ce que, à l’évidence des limites du regard, elles dissimulent. Nathan Haddad est exégète de l’éphémère. De son côté, Chloé Jacquart (1991; prix jeune artiste de Wallonie picarde) s’intéresse à la fragilité. Elle en parle au moyen des mots typographiés par une machine à écrire aux allusives allures de télex, appareil sur lequel chacun devrait pouvoir ajouter ses propres poèmes. Elle illustre cette précarité par des images transferts qui impriment des évocations végétales, estampilles à texture dentellière.

Il faut s’approprier le domaine de Claire Ducène (1986) situé au cœur des souvenirs d’une mémoire qui en contient beaucoup, qui ne lésine pas sur la diversité des moyens. Vidéos, photos, peintures, collages, compositions numériques, mobilier sont au service de fantasmes obsessionnels liés à une maison labyrinthique, à des télescopages entre réalité et fiction, entre vécu et rêve, entre raison et divagation, entre précision méticuleuse et flou de réminiscences.

Papier développé, fécondé

Le papier emballe, reçoit l’empreinte des mots ou des couleurs et sert encore à de multiples usages plus ou moins courants. Il devient parfois matériau support d’une création artistique directement liée à sa texture, à sa composition. L’Atelier du Livre du musée de Mariemont pratique les métamorphoses du papier depuis des lustres. Comme le souligne Myriam Mallié : « Jouant à être livres, images, objets, installations, tableaux, qu’importe s’il enchante nos paumes et nos esprits, ouvrant d’autres lectures, d’autres espaces ».

Yasmina Aboudarr s’est servie du texte de la pièce d’Albert Camus « Caligula ». Elle l’a transposé en 21 volumes, soit un par personnage, complété par un dernier consacré aux didascalies. Chaque volume contient les répliques d’un protagoniste, encadrées de pages blanches correspondant à la durée d’écoute des autres avant d’intervenir à nouveau. Cette matérialisation spatiale de la durée rend la lecture à haute voix de cette pièce différente de celle du jeu d’acteurs sur scène. Elle fait entrer une littérature dans un espace autre, comme si le temps se percevait de manière palpable.

C’est sur le sol que Marina Boucheï étale son installation « Lecture silencieuse ». Une centaine de livres-objets sont disposés au sol. Ils forment un tapis visuel fait de la multiplication d’une double page de papier de riz sur laquelle est xylographié un graphisme simulant une écriture. L’impression décline une encre qui, en dégradé, passe du noir profond à un gris qui tend vers un blanc complet selon le même principe que certaines compositions musicales répétitives de Steve Reich où le rythme se décale imperceptiblement du début à la fin de la pièce.

Répétition est également la consigne chez  Anne Goy, relieuse d’art, qui réalise ici des œuvres proches de l’op art intitulées « Trouble ». La répétition de bandes verticales accumulées puis découpées forme une succession vertigineuse. Se placer en face d’elles, les observer, se déplacer devant elles amène à ressentir une impression de mouvement, une illusion de luminosité fluctuante. Ce travail, à l’instar de celui de Boucheï et des musiques dites minimalistes, incite à la contemplation, donc à la méditation.

Le spécialiste du pli qu’est Francesco Scarito s’épanouit dans des zones voisines. Son « Salon d’Alfred » se déploie pour développer et déformer un pan de réel en associant des motifs de papier peint ou de tissus d’ameublement avec le portrait d’un personnage. Celui-ci apparaît ou transparaît au milieu du décoratif en incrustation  fantomatique. Sa réalité floue, perturbée par ce qu’on distingue de manière différente lorsqu’on se bouge, est un rappel de la précarité de nos sens lorsqu’il est question d’appréhender le monde environnemental.

Dewi Brunet « Vis-à-vis (détail) » © Elise Van Rechem

 Dewi Brunet est pareillement praticien du pli. Il a installé un ensemble assez virtuose où le figuratif s’associe au poétique et au symbolique. Sculpture complexe, « Vis-à-Vis » apprivoise des techniques diverses au milieu du grand salon art nouveau de la Maison Losseau  et s’y déploie comme pour devenir décor pour un invité en attente d’une tasse de thé tout en rêvant à une nature protégée.

Sous-tendus par une dimension emblématique, les structures que signe Maria Fernanda Guzman doivent se saisir par analogies. Le cocon pour « Seres diferentes », le bois mort ou les reptiles pour « Linea 5 », les différences sexuelles pour un doublé sans titre. On y discernera successivement les métamorphoses d’une existence, la complémentarité des sexes, les transformations des êtres au fil du temps. 

Martine Jospin déroule du papier de riz. Par le biais de pratiques diversifiées dont le brou de noix, elle y appose, à moins qu’elle ne les fasse surgir, des éléments qui tiennent du végétal, du minéral, de l’entomologie. Les lieux sont investis grâce à ces présences qui rappellent et multiplient ce que la peinture traditionnelle chinoise a de révélateur, une transposition de la nature observée en son flux vital. Son Yi Han y rajoute deux ustensiles liés à l’alimentation, des bols en la nudité lisse de leur fabrication qui ramènent le visiteur vers la cérémonie du thé que Werner Lambersy a si bien ressentie autrefois à travers ses poèmes. Le papier, lui, a enregistré graphiquement la préparation formelle de récipients porteurs des ébréchures de leur fragilité.

Véronique Van Mol a pratiqué la reliure avec passion. Elle en a profité pour accumuler les déchets nés de son travail. Elle en a créé des assemblages insolites clairement baptisés « Résidus ». Depuis le courant ‘arte povera’, les rebuts sont susceptibles de devenir des œuvres auxquelles ils confèrent la charge émotionnelle de la durée de leur existence. Leurs déchirures, brisures, salissures, froissements, décollements, ternissements… s’associent à des fragments exhumés de lettres manuscrites, de récépissés, de marque-pages, d’images pieuses formant  derrière leur boîte-vitrine individuelle une sorte de réunion archéologique porteuse de souvenirs épars habilités à renouer avec des mémoires défaillantes.

Travail plutôt conceptuel, les éléments rassemblés par Isabelle Francis se soucient : d’une part du papier en tant que support d’écriture, manuscrite et imprimée ; d’autre part de la réflexion sociétale que constitue le féminisme. « Ire, nom féminin » utilise aussi bien la ressource du dictionnaire analogique que les brouillons manuscrits surchargés de corrections et d’ajouts, aussi bien que le recours au livre célèbre de Virginia Wolf « Une chambre à soi », ouvrage historique sur la condition de la femme.

C’est un détour ou un retour vers le livre que proposent Mélanie Rutten et Bernadette Gervais. La première dévoile ses recherches destinée à préparer « La forêt entre les deux » : croquis, dessins, encre, aquarelle tandis que la seconde déploie son bestiaire fantastique au pochoir de « On échange ! ». Infime exemple de sa créativité et de son plaisir à jouer avec les mots qu’il étale aussi bien sur des murs publics que sur tout support, Olivier Sonck expose (et offre au visiteur) une formule imprimée à mettre en pratique : « Écartons l’ennui » qui est, bien évidemment, sérigraphiée sur carton.

Michel Voiturier

« Prix des arts plastiques de la Province de Hainaut » à l’occasion de « L’Art dans la Ville », au musée des Beaux-Arts, Enclos St-Martin à Tournai jusqu’au 17 janvier 2021. Infos : 069 33 24 31 ou www.mba.tournai.be ou www.artville.tournai.be

« Prix artistique de Tournai » dans la crypte médiévale du Bureau du Tourisme, place Paul-Emile Janson, jusqu’au 25 octobre 2020. Infos : 069 22 20 45 ou www.artville.tournai.be

« Le ciel ou la page » en la maison Losseau, rue de Nimy 37 à Mons jusqu’au 13 décembre 2020. Infos : 065 39 88 80 ou www.maisonlosseau ; guide du visiteur par Nadia Corazzini & Myriam Mallié, 34 p.

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