« Avant même de me rendre en Amazonie, je portais en moi ce désir de relier l’homme et la terre, et les marches dans la forêt ont servi uniquement de catalyseurs pour renforcer ce qui était fondamentalement déjà là », Claudia Andujar.
Depuis les années 1970, Claudia Andujar, l’une des grandes photographes brésiliennes contemporaines, consacre son œuvre et sa vie à la défense de la cause des Indiens Yanomami. La Fondation Cartier présente une rétrospective de son œuvre, une exposition itinérante (qui se déplacera à Milan, en Suisse, en Espagne) rassemblant plus de trois cents photographies en noir et blanc ou en couleur. Elle nous plonge dans l’univers, dans la culture de ce peuple amérindien qui, au même titre que les autres peuples autochtones de l’Amazonie ou du Brésil, les Achuar, les Guarani, les Kayapo, les Munduruku, les Pataxo…, est menacé par l’exploitation minière, la déforestation galopante, l’agriculture intensive. Une menace d’extermination, d’ethnocide et d’écocide exacerbée par l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro qui viole les droits des territoires indigènes.
Le geste de Claudia Andujar est indissolublement esthétique et politique, artistique et activiste. Conçue par le commissaire d’exposition Thyago Nogueira, en collaboration avec l’Instituto Moreira Salles de Sao Paulo, la rétrospective Claudia Andujar immerge dans un monde qui donne voix aux Indiens Yanomami, ces derniers « gardiens de la forêt » dont, au fil d’une approche subjective et passionnée, d’une esthétique audacieuse optant pour l’onirique, elle dévoile par l’image leurs rapports à la « forêt-monde », aux animaux, à l’univers des esprits, leurs mythologies, leur cosmologie, leur organisation sociale, leurs fêtes, leurs rites, leurs danses. Odes aux éléments naturels pris dans des couleurs vives, ode à l’eau, aux arbres, aux Yanomami qui l’ont accueillie, les images flottent dans un dispositif qui rappelle les hautes branches d’une canopée. Une installation audiovisuelle, des dessins réalisés par des artistes Yanomami nous révèlent des scènes chamaniques, des visions, des récits mythologiques.
Immergée dans la culture yanomami à qui elle consacre son œuvre photographique, parlant leur langue, Claudia Andujar milite depuis le début des années 1970 aux côtés du chaman et porte-parole Yanomami Davi Kopenawa (auteur avec Bruce Albert du livre fulgurant La Chute du ciel. Paroles d’un chaman yanomami paru en 2010 dans la mythique collection Terre humaine chez Plon), de l’anthropologue Bruce Albert, du missionnaire Carlo Zacquini et d’autres défenseurs de la cause amérindienne. En 1974, la désastreuse construction de la route Perimetral Norte, abandonnée par la suite, expropriera les Yanomami de leurs terres, détruira la forêt et une épidémie de rougeole transmise par les Blancs décimera des villages entiers. Cette tragédie convainc Claudia Andujar de mettre toutes ses forces dans la protection du peuple Yanomami menacé de disparition. En 1978, avec d’autres militants, elle fondera l’ONG Commission Pro-Yanomami. Les combats incessants qu’elle mène avec Davi Kopenawa, Bruce Albert, Carlo Zacquini, de nombreux autres activistes, aboutissent en 1992 à la reconnaissance légale du territoire des Yanomami par le gouvernement brésilien. Une reconnaissance fragile qui, sur le terrain, se heurte à des violations du territoire. Une reconnaissance qui n’a pas suffi à enrayer la dévastation d’un monde amérindien convoité par la folie prédatrice des Blancs. Fléau des « garimpeiros », des orpailleurs, calamité des bûcherons clandestins ou officiels, des colons, des accords commerciaux internationaux Mercosur responsables d’un rythme alarmant de déforestation… comme le dit Davi Kopenawa, « peuple de la marchandise, les Blancs détruisent l’Amazonie parce qu’ils ne savent pas rêver », pavant, au fil de la destruction des Indiens, leur propre disparition.
Dans le génocide des Yanomami, des autres peuples racines, peuples dits premiers d’Amazonie ou d’ailleurs, Claudia Andujar lit des échos du génocide juif qui décima la plupart des membres de sa famille. Née en 1931 à Neuchâtel, Claudia Haas verra son père, un Juif hongrois, déporté à Dachau où il sera exterminé. L’exposition présente une installation audiovisuelle Génocide Yanomami : mort du Brésil (1989-2018), véritable manifeste esthétique qu’elle a lancé en 1989, l’année où le gouvernement brésilien signa des décrets démembrant le territoire yanomami en un archipel de dix-neuf micro-réserves. Ces réserves signeraient la mort de la culture yanomami, sa destruction planifiée, euphémisée sous l’appellation d’assimilation, de reconversion forcée des Indiens en agriculteurs, en laissés-pour-compte misérables du néolibéralisme.
Ni documentaire soumis aux règles de l’objectivité, ni témoignage anthropologique, son travail photographique témoigne d’une rencontre avec un peuple chez qui elle découvre une relation harmonieuse avec la nature, avec l’ensemble des règnes du vivant, une pensée animiste qui habite la Terre dans le respect des formes de vie, au plus loin du dualisme de l’Occident séparant l’humain du cosmos, le sujet de la nature.
Les distorsions chromatiques, les expérimentations (pellicule infrarouge qui métamorphose la jungle émeraude en une forêt rose, superpositions, vaseline sur l’objectif…) permettent à Claudia Andujar d’entrer dans la magie du système de vivre et de penser yanomami, de plonger dans la danse des esprits, dans la complexité et la beauté d’une société dont l’équilibre, la richesse ne cessent d’être mis à mal par la fièvre productiviste des sociétés occidentales, des nouvelles puissances coloniales comme la Chine. Reposant sur les multiplicités ontologiques qui peuplent la « terre-forêt », la pensée yanomami sait combien les humains n’occupent qu’une place éphémère, modeste, au sein du cosmos, combien l’harmonie avec les non-humains est fragile. Dans l’expérience yanomami, les véritables « maîtres » de la terre ne sont pas les humains, mais les esprits de la forêt, des arbres, des animaux qui, s’ils sont bafoués, attaqués, plongeront le monde dans le néant, humains compris, orchestrant la « chute du ciel ».
Bien qu’insérée dans une toute autre vision du monde, la pensée actuelle du « care » partage des zones de proximité avec la diplomatie ontologique entre les êtres dont se chargent les chamans, grands guérisseurs, garants des équilibres entre les humains et les non-humains et de la régularité des cycles météorologiques, écologiques. Ces cycles que le réchauffement climatique désaxe et malmène. Claudia Andujar a photographié la vie quotidienne des Yanomami, leurs danses, leurs transes, leurs chasses, les voyages des chamans, leur usage d’une poudre hallucinogène, la yakaona, afin d’entrer en communication avec les esprits, avec les âmes des animaux, des montagnes, des ancêtres. C’est sous un angle souvent onirique, fantastique qu’elle témoigne, de l’intérieur, d’une culture aussi mal connue que menacée.
S’il est une sagesse, un principe métaphysique yanomami qui peut nous aider à sortir de la crise environnementale actuelle, qui nous livre un enseignement capital, c’est la perception de la terre entière, de la terre-forêt en particulier, comme une entité vivante, à protéger de nos actions, de nos démesures. Dans la socio-cosmologie yanomami, il n’y a pas ni opposition ni hiérarchie entre le domaine de la nature et celui des sociétés et activités humaines. La nature n’est pas un décor inerte, neutre, objectivé dont l’humain peut s’approprier les ressources animales, végétales, minérales. Piliers de la société, initiés, porteurs d’une connaissance transmises par les ancêtres et par les esprits (les xapiri), les chamans ont pour tâche de négocier les liens entre le monde visible et le monde invisible, de pacifier les relations entre les entités humaines et les créatures non-humaines qui peuplent l’univers. La frontière entre ces dernières est poreuse, les chamans faisant l’expérience de devenirs animaux, les animaux étant, dans la pensée yanomami, des « ex-humains transformés en gibier au temps des origines » comme l’écrit Bruce Albert dans le catalogue de l’exposition. « Comme les humains, la « terre-forêt » souffre et ressent la douleur lorsqu’on abat ses arbres. Elle meurt quand elle est incendiée » poursuit Bruce Albert. C’est cette douleur du vivant humain ou non-humain mis à mort qu’une partie du monde contemporain n’entend plus.
Les images de Claudia Andujar se balancent comme des échos du mythe démiurgique fondateur des Yanomami selon lequel, depuis l’origine du monde créé par Omama, « la terre-forêt est couverte de miroirs où ces esprits jouent et dansent » (Davi Kopenawa, Bruce Albert). Plantées tels des arbres-lianes, les photographies agissent comme des miroirs d’un monde aux coordonnées symboliques radicalement différentes des nôtres. Par ses inventions visuelles, ses effets spéciaux — jeux sur les flous, distorsion des plans, recours au flash —, Claudia Andujar traduit la dimension spirituelle qui irrigue l’univers yanomami et donne à voir des réalités pour nous invisibles. Une magnifique mobilisation esthétique et politique en faveur des Yanomami.
Véronique Bergen.
Fondation Cartier pour l’art contemporain, expo jusqu’au 13 septembre. Claudia Andujar, La Lutte Yanomami. Catalogue, 300 photographies couleur et noir et blanc, textes de Claudia Andujar, Thyago Nogueira et Bruce Albert, 336 p., 40 euros.
Dans le cadre du partenariat entre la Fondation Cartier et Triennale Milano, Claudia Andujar, La Lutte Yanomami sera présentée à Milan à partir de l’automne 2020.
L’exposition voyagera également au Fotomuseum Winterthur (Suisse) à partir du 6 juin 2020, et à la Fondation Mapfre (Espagne) à partir du 11 février 2021.
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