Parmi bien d’autres artistes (Bellmer, Fabre, Reims…), Berreby est associé au projet « Looking for Utopia » au Novecento lors de la biennale de Venise. Il y a présenté des œuvres en voie de mutation, voire de disparition. Tabet est accueilli au Carré d’Art de Nîmes avec une installation qui tente la résurrection d’un ensemble architectural disparu. Le premier s’interroge au sujet de la fin d’un monde et pourquoi ou comment le sauver. L’autre s’efforce de reconstruire, recréer pour témoigner à partir de ce qui reste mais autrement.
Si Valéry nous a révélé que les civilisations étaient mortelles, notre époque en est à s’interroger à propos de l’éternité des objets culturels, tout au moins leur durée. Le patrimoine auquel ils appartiennent semble plus que jamais soumis à l’aléatoire de l’histoire. Et donc du temps. De la même façon que s’est posé le problème de ce qu’est l’art et ce qu’il n’est pas, à partir de la notion de « ready made » de Marcel Duchamp.
Certes les moyens de conservation sont aujourd’hui efficacement considérables et même s’ils ne sont pas garantis pérennes contre le vieillissement, l’usure des supports – fussent-ils censés inaltérables – est bien loin d’être éradiquée. De toute façon cela n’assure nullement face à la furie imprévisible d’un phénomène naturel catastrophique. Pas davantage ne sommes-nous capables d’empêcher l’usage barbare d’armes destructrices à des fanatiques aveuglés, prêts à détruire au nom d’une idéologie religieuse ou politique.
Déjà, certains artistes, durant les décennies précédentes, ont été les premiers à concevoir des œuvres destinées à se transformer avant de disparaître plus ou moins vite. C’est souvent le cas du land art et de la plupart des performances. Déjà, depuis assez longtemps, du côté de Dada ou de Fluxus et jusqu’aux sculptures précaires de Thomas Hirschhorn, le jugement de la postérité sur une création en est revenu du concept stéréotypé de la valeur artistique d’une création proportionnelle à sa longévité.
Berréby et l’enchantement pourrissant
À la biennale de Venise, Gérard Berréby (Thala, 1950) a rassemblé des livres qui, ainsi qu’il le déclare dans une interview mise en ligne sur le site de Fabien Ribery, « n’ont pas pu résister à l’outrage de l’écoulement des jours, et se sont laissé dévorer par les insectes bibliophages, l’humidité, la suie, l’inondation…et le bruit du temps. » Ce qu’ils contiennent est en partie disparu dans la mesure où les mots sont devenus illisibles sur une partie au moins des pages. On se souviendra qu’en 1964 Marcel Broodthaers avait inclus son recueil Pense-Bête dans du plâtre rendant ainsi ses poèmes inaccessibles.
Rien n’est volontaire en ce qui concerne les ouvrages choisis de Libri feriti par Berréby. Ce qui est visible, par contre, c’est l’aspect que ces objets intellectuels ont. Si leur contenu littéraire potentiel n’a pas été modifié, la forme qu’ils présentent aux yeux des visiteurs retient toute l’attention. Ces imprimés à plusieurs centaines d’exemplaires sont chacun devenus des pièces uniques. Ils sont dépouillés de cette virginité offerte à un lecteur, virginité qui fut, autrefois, matérialisée par le fait qu’il fallait séparer les pages en usant d’un coupe-papier.
Le texte à découvrir est tout au plus réduit à quelques bribes de phrases ou de vocables demeurés déchiffrables. Restent les éléments qui ont profondément métamorphosé chaque bouquin. Tous portent désormais la trace d’un vécu, trace autrement perceptible que celle laissée par chaque lecteur (note, pliure ou froissure de page, ex-libris ou identité de propriétaire, voire dédicace par l’auteur ou un acheteur en vue d’un cadeau…).
De même qu’un artiste plasticien façonne la création qu’il entreprend, ces imprimés changent d’aspect. Ils ne livrent plus une intrigue, une pensée ou une information. Ils se livrent (ce verbe est tellement adéquat en cette occurrence !) eux-mêmes. Les couleurs initiales des couvertures et des pages s’altèrent. Les feuillets se cornent, ondulent. Des tavelures surgissent qui déposent une autre écriture, un étalement spatial d’un langage plastique en attente de quelque Champollion pour les décrypter. Des zones altérées dressent une géographie utopique aux continents émoussés tandis que des gondolements érigent des monts ou des vals.
Agglomérées, des pages de profils ouvrent des alvéoles vers des abîmes où se liraient des pensées enfouies. D’autres craquèlent, parcelles arides à rides ; sous elles se devinent des vies souterraines autres que celles des mots alignés qui se prononcent autrement une fois amputés. De la colle à relier a peut-être coulé en grumelots, refuges improbables pour vers insectueux.
Voilà donc que ces objets délaissés semblent irradiés d’une âme. C’est qu’ils sont, par leur métamorphose même, porteurs d’une autre histoire : celle du temps qui les marqua. Ils sont comme ces éléments épars, disparates, récupérés çà ou là, réassemblés en un collage surréaliste, en une œuvre d’arte povera grâce à quoi ils passent du statut de naufragés à celui de témoins du hasard, renaissant ou ressuscitant de la négligence de ceux qui les abandonnèrent.
Finis désormais pour eux d’appartenir à l’héritage littéraire. Ils sont passés du côté des musées d’art les plus contemporains qui soient. Tout en signifiant autre chose que ce que secrètent les découvertes archéologiques qui attestent de périodes historiques et géographiques précises. Eux sont entraînés dans une temporalité hors du temps. Les observations dont ils seront les objets ne diront pas grand-chose des hommes qui, au départ, les ont conçus. Ils se poseront en questionnement sur l’essence de la culture, sur la perception et les émotions qu’elle engendre, sur le rapport entre les sens qui les perçoivent de l’extérieur.
Tabet et le souvenir intemporel
Avec Fragments, Rayyane Tabet (Achqout,1983 ; vit et travaille à Beyrouth) propose une exposition composée d’éléments empruntés à ce qui demeure des fouilles effectuées à Tell Halaf en Syrie au début du XXe siècle par Max von Oppenheim dans les ruines d’un palais hittite. Ses trouvailles avaient en effet été dispersées entre France, Syrie et lui. Ce qu’il avait gardé fut partiellement détruit par un raid aérien en 1943. Ce qui avait été retrouvé après ce bombardement fut transporté au musée de Pergame, ville expatriée ensuite derrière le rideau de fer de l’Allemagne de l’Est. Suite à diverses circonstances, des pièces se retrouvent à Londres, New-York, Baltimore, Deir ez-Zor.
Tabet, assisté des notes prises par l’Allemand, a entrepris de constituer un ensemble monumental rassemblant une part de ce qui subsiste parmi les objets découverts à l’origine. Mais ce sera le plus souvent des travaux attestant de leur existence avant disparition. Ils se retrouvent alors eux-mêmes, créations actuelles, exposés en musées alors même qu’ils n’ont plus le statut originel qui aurait dû les y mener.
Par exemple sous l’aspect de frottages. Cette technique, que Max Ernst intégra au domaine artistique vers 1925, Tabet l’applique à des fragments de pièces non identifiées. Des feuilles de papier sont maintenant des œuvres sur lesquelles se lisent des signes, des dessins de statues, sculptures ou objets en basalte. Elles sont les seuls témoignages visibles par des visiteurs de ce qui fut, qui n’est plus, mais devient une sorte de fantôme anonyme et partiel d’un ensemble impossible à reconstituer. Une trentaine d’orthostates, pierres plantées à la verticale et ici représentant des animaux, a été reprise.
La salle qui affiche, elle, un millier de ces frottages prend un aspect particulièrement impressionnant. Elle s’avère en quelque manière la mise en abyme des résultats des fouilles, de la conservation de preuves tangibles d’un passé, de sa disparition en tant que réalité historique, de l’authenticité fabriquée d’un travail contemporain.
Plusieurs tonnes de dalles en basalte noir syrien attestent du poids initial de la Vénus du temple. Des moulages en papier d’aluminium, tels des sculptures conceptuelles minimalistes, donnent à voir des morceaux de ladite statue qui fut détruite et ensuite reconstituée. Afin de les authentifier et rappeler l’émigration des objets et des hommes, sont affichés les documents administratifs de leur transport.
Plusieurs endroits s’aventurent jusqu’au pur conceptuel. C’est la présence, en suspension sur, dirait-on, des cordes à linge, de tentes militaires qui servirent à des expéditions en Afrique du Nord. Elles pendent, étalent leur tissu imprégné des intempéries, des déplacements. Elles sont telles quelles. Avec en sus, une pointe symbolique : elles ont été confectionnées à l’époque en similitude avec le modèle d’une veste bédouine transformable en tente lorsque besoin était. Elles se drapent avec une connotation similaire à celles des livres choisis par Berréby. Elles sont présences hors de n’importe quel usage utilitaire ; elles conservent en elles l’Histoire qu’elles ont traversée.
Dans ce qui, finalement, constitue une immense installation étendue sur plusieurs étages, tout concourt à entrelacer art et science, arts et sciences, perception sensorielle et compréhension rationnelle, imaginaire et documentaire. Et nous laisse confrontés à une liste de questions, nous interrogeant à propos de tant de domaines humanistes que nous n’aurons probablement jamais la potentialité temporelle d’y répondre. Au minimum, elle nous incite à considérer différemment l’art et les lieux dans lesquels il s’expose.
Michel Voiturier
Gérard Berreby, « Libri feriti », exposition « À la recherche d’utopie », jusqu’au 23 septembre 2019, durant la Biennale, Hôtel Novecento, San Marco 2683/84 à Venise. Info : +39 04 12 41 37.
Rayyane Tabet, « Fragments » jusqu’au 22 septembre 2019, Carré d’Art, place de la Maison Carrée à Nîmes. Info : 00 33 (0)466 76 35 35 ou www.carreartmusee.com
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