Le parti pris du commissaire de cette exposition, Daniel Abadie, est de choisir le poète Guillaume Apollinaire comme prétexte de départ d’un panorama très subjectif de l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Cet écrivain a, en effet, entretenu des relations très personnelles avec pas mal d’artistes importants et écrit beaucoup de réflexions à propos de l’art.
Ce projet se révèle moins une promenade chronologique qu’une présentation de réseaux qui se croisent à travers des esthétiques diverses, dispersant des influences comme pollen aux vents saisonniers. C’est un des intérêts du musée de Dunkerque de se centrer, à travers les expositions qu’il propose, sur la diversité qui a marqué le siècle précédent. En ce qui concerne cette manifestation, elle a l’intérêt supplémentaire de montrer des œuvres parfois rares et des créateurs moins célèbres.
Il s’agit là d’une façon, en s’attardant quelque peu, de prendre mémoire d’une période durant laquelle nous avons ancré l’habitude de nous tourner vers la nouveauté, de chercher à tout prix l’innovation, ou plutôt la novation, d’une manière presque forcenée, en tout cas effrénée. Ce type de rétrospectives déchronologiques amène à envisager avec moins d’élans passionnels une production que nous n’avons guère eu le temps d’apprécier dans la durée, conditionnés que nous étions à aspirer à une sorte de futur permanent, comme ces enfants qui désirent marcher vers l’horizon en ignorant plus ou moins volontairement qu’il leur sera impossible de l’atteindre.
L’abstraction emportée par le geste
Demeure maintenant ce qui a survécu à des modes et qu’il convient de regarder en tant que balises d’une société en évolution bouillonnante. L’abstraction vient en tête. Elle a longtemps prédominé. Hans Hartung en atteste avec ses signes fulgurants, traductions d’une période où tout va de plus en plus vite, où la vitesse impose à la vie ordinaire d’aller toujours plus hâtivement. Georges Mathieu l’accompagne, qui inscrit d’autres signes gestuels. S’ils sont le résultat d’un acte bref, ils vont ailleurs que dans la traduction immédiate d’un acte pictural. Ils se parent des apparences d’une écriture, de graphies inventant des alphabets inédits. L’artiste affirmait d’ailleurs que chez lui, « pour la première fois, dans le cours de la pensée humaine, le signe précédait la signification ».
Jean Messagier effectue plutôt une danse du pinceau qui semble chorégraphier l’espace. Pierre Soulages, lui, s’empare du noir. Impressionné par l’usage du goudron, il étale pour jouer avec des densités différentes ; il s’intéresse à cette ténèbre pour mieux y faire vibrer et ressortir la lumière. Ainsi que surgit ou se dissimule la clarté derrière l’opacité.
Bryen, moins connu, s’intéresse à la couleur. Il fuit lui aussi la figuration. Mais par ses formes et ses coloris, il prétendait manifester « en quelque sorte le plaisir désintéressé d’être vivant », ce qui sied assez aux 30 Glorieuses d’après-guerre. Le geste impulsif laisse place à une multiplication de touches colorées, lien approximatif avec l’héritage impressionniste.
Sans être à proprement parler représentation, la peinture d’Olivier Debré finit par évoquer la nature. On parlerait volontiers de figuration indirecte. Ce que confirment certains titres de tableaux. C’est le cas également de Fautrier. La matière importe pour elle-même et les formes finissent par se rapprocher du réalisme, peut-être d’ailleurs que les intitulés ont-ils été attribués une fois l’œuvre terminée. Quant aux aquarelles de la fin de la vie de Zao Wou-Ki, elles renouent avec une figuration qui fait part belle à l’espace du paysage et de la nature, éclaircie optimiste dans une période où l’évolution écologique inquiète.
En art, rien ne finit vraiment. Tout, quelquefois, finit par renaître. Ainsi retrouve-t-on en début du XXIe siècle, une gestuelle d’élégance détachée ou un éparpillement éclaté favorisé par un aléatoire préféré à un acte maitrisé dans la production de Fabienne Verdier.
L’abstraction nourrie par les formes
Les formes rigoureuses appartiennent déjà à la génération précédente, issues de Mondrian, illustrées par Sophie Taeber-Arp. Cette pratique survit dans les métamorphoses auxquelles aboutit Marcelle Cahn. Dispersées sur fond monochrome, des figures géométriques ordonnancées selon des normes presque mathématiques meublent un espace vide, s’érigent là où était le rien. Soto et ses acolytes de l’op art ont prolongé cette rigueur formaliste en parallèle à d’autres courants.
Alberto Magnelli n’est pas le maître des formes purement géométriques. Il œuvre plutôt en architecte, en artisan ébéniste car il construit des fragments d’espaces, les agence à la manière d’un urbaniste ou d’un facteur d’instruments musicaux en ces années 50 où reconstruire est une préoccupation majeure après les destructions causées par le second conflit mondial. Chez Jean Dewasne, ce sera une géométrie de dessinateur industriel, de designer, qui accompagne des configurations de circuits imprimés, de technocrate régissant le quotidien. De Paul Mansouroff, on retiendra l’usage du matériau pauvre. Car s’il existe un courant optimiste en ces décennies, commencent les problèmes économiques dont on percevra la présence derrière l’arte povera.
Le réel mais autrement
Ce que l’on baptiserait aisément de surréalisme iconique (Chirico – Magritte – Delvaux – Dali…) nous a accoutumé à des images insolites. Elles s’articulent autour du réel mais le plongent dans l’absurde, le rêve, le fantasme. Avec Jean Hélion, passé par de multiples courants esthétiques, ainsi que le souligne Abadie «avant que sa peinture s’ouvre au foisonnement du visible », revoici des allusions très affirmées à la figuration. Ses personnages se voient insérés dans des situations à la fois banales et décalées. Il en va de même pour une sculpture de Germaine Richier, L’Aigle ; ce portrait qu’on imagine très ressemblant au modèle ramène à la confrontation avec le temps passant en train de ronger les chairs.
De Charles Lapicque, demeure un cousinage avec l’abstrait. Les formes qu’il trempe dans de joyeux coloris ressemblent poétiquement à une flore foisonnante. Alors que la série de dessins et de lithos de Jean Dubuffet souligne la présence des humains qu’il met en scènes. Il y a du brut dans sa technique graphique, une confection rejetant les règles immuables de la perspective, des proportions, de la vraisemblance sans virer vers l’expressionnisme.
Toutes caractéristiques retrouvées chez Gaston Chaissac. Et qui, décantées, transcendées vont donner à Pierre Alechinski une patte personnelle où le caricatural avoisine une finesse d’observation, où le réalisme s’acoquine avec la dérision. . Il y a une sorte de narrativité décomplexée chez lui, une jubilation du trait, de l’occupation de l’espace souvent en cousinage de b.d. autant que des prédelles de l’art religieux de jadis.
Lorsque naît Cobra, éphémère mais aux prolongements durables, c’est un retour à une liberté voulue la plus totale possible. Les univers de chacun des membres éclatent dans des directions différentes mais selon un similaire esprit de spontanéité débarrassé des contraintes du passé, lointain prélude à ce qui deviendra les revendications cosmopolites de 68. Il y a de l’enfantin nourri aux contes populaires chez Asger Jorn.
Le regain de l’image
Alors que l’image avait commencé à envahir et même saturer les espaces médiatiques, les arts plastiques y reviennent à leur tour. C’est pour s’emparer de ses pouvoirs et contester l’usage que la société en fait pour conditionner ses citoyens.
Les collages d’Erro sont – à l’évidence – des révélateurs. L’humour en est un des ingrédients. De même que des emprunts à l’histoire de l’art ou à d’autres représentations. Ainsi sa Grande parade, El diablo mêle-t-elle le western et le monde du travail manuel, les tableaux sociaux de Léger et la bande dessinée.
Antonio Segui pousse l’humour vers une sorte de cocasserie, pour ne pas dire de bouffonnerie. Il observe l’homme urbain dans ses agissements journaliers et le restitue en satiriste. Tandis que Vladimir Velickovic le place au cœur des souffrances dramatiques. Il en manifeste l’horreur dans l’exacerbation même du fait qu’on n’arrivera sans doute jamais à l’éradiquer.
Les dessins de Titus Carmel (et non Camel comme l’indique le catalogue) ont une délicatesse particulière qui tient de techniques traditionnelles appliquées avec virtuosité et sensibilité. Ils constituent, à leur manière, une transposition de la réalité épurée de ce qui la trouble dans la vie réelle.
L’objet comme sujet
Les temps sont propices à la production, à la consommation, à la possession. César va compresser l’auto, objet fétiche qui a envahi les villes et impose un urbanisme de bitume, de parkings, de routes bétonnées. Il insiste sur l’accumulation. Des natures mortes alignent des récipients émaillés, désormais œuvres d’art sans utilité pratique. Arman poussera au paroxysme l’amoncèlement de choses très ordinaires, appartenant au domaine ménager ou industriel. Raymond Hains s’empare de la minuscule pochette d’allumettes à empocher pour atteindre la dimension du mètre. Un moyen de souligner l’emprise prise par la manufacture cigarettière.
L’objet en soi, Peter Stämpfli le peint pour ce qu’il est, c’est-à-dire une forme aussi proche de la réalité que possible cependant agrandie et accommodée de détails stylisés. Il se présente de manière quasi clinique devant l’œil qui l’observe, devenant matière à analyse et non élément usité fréquemment. C’est le cas du téléphone qu’il a peint comme de ses archiconnus pneus et roues d’automobiles.
D’autres s’emparent de ce qui incite au conditionnement pour le rendre dérisoire, fragile, contradictoire, les affiches. Dufrêne en montre les dessous, forme particulière d’indécence, en opposition avec l’objectif de leur visibilité publique normale. Villeglé les lacère laissant parfois apparaître ce qu’on aurait voulu cacher en affichant par-dessus. Ainsi, un produit façonné en vue d’en mettre plein la vue sombre-t-il dans l’insignifiant de l’éphémère ou révèle-t-il à son corps défendant ce qu’on préfère ne pas voir.
De son côté, Daniel Spoerri assemble des objets tels qu’ils existent. La coexistence de leur proximité à l’intérieur de leur disposition induit des significations connotées selon la sélection des composants. Ce sera soit l’effet du réel considéré tel quel, soit une association d’idées suggérée en partie par le titre donné à l’œuvre. Dans tous les cas, il se produit un glissement de sens assimilable à la transformation des signifiés d’un mot à l’intérieur d’un texte de poésie.
Le sujet aboli
Si les praticiens de l’abstraction avaient déjà exilé tout sujet identifiable au premier coup d’œil, de nouveaux artistes se mettent en quête de ne plus rien créer qui soit autre chose que l’acte même de créer. Certains ont recours aux mathématiques pour réaliser des compositions purement formelles, dépossédées de la moindre émotion tant dans la réalisation que la contemplation. Morellet est de cette engeance lorsqu’il agence des traits obliques en combinaison avec le nombre π.
Ce l’est aussi de Viallat alignant inlassablement ses touches de couleur indéfiniment apposées de la même façon. Ou encore des taches ou des griffonnages rassemblés et disséminés de Pierrette Bloch, partitions d’une musique purement visuelle.
L’image déjouée de ses apparences
Dans un autre lieu que le LAAC, à quelques kilomètres de là, près de l’église de Bourbourg investie par le sculpteur Caro (cfr Flux News 1/2009), au CIAC, l’image mise en cause afin d’aller au-delà des apparences à travers une sélection d’œuvres empruntées au FRAC de Dunkerque.
Une photo noir et blanc signée Judy Linn montre deux femmes en position de yoga sur une plage indéterminée. Elles sont plantées dans le sable, seules face à l’horizon alors que la vision habituelle serait plutôt l’encombrement par les baigneurs et les bronzeurs. D’où une impression de sérénité en harmonie entre nature et humains.
Le diptyque coloré d’Ali Hanson associe une plage déserte et la même vue du côté d’un parc d’attraction devant lequel une jeune fille s’amuse à faire une figure acrobatique. Paradoxe d’une société qui, selon l’angle sous lequel on la regarde, est vouée au jeu, au loisir et d’autre part est comme abandonnée, sacrifiée à des loisirs collectifs alors que la liberté semble individuelle.
Anne Collier prend de dos une jeune Vénus en noir et blanc face à l’écume de l’océan. On songe à toutes celles qui sortent de l’onde dans les peintures d’autrefois. Le charme s’évanouit cependant assez vite lorsqu’on remarque l’indication imprimée qui signale qu’il ne s’agit que d’une publicité touristique reproduite par la photographe.
Marie Bourget et ses lithographies convoquent l’imaginaire. Au moyen d’éléments graphiques simples ou simplifiés, c’est comme on voudra, elle suggère des lieux de villégiature, de promenades, de visites possibles. Le minimalisme des signes nourrit le rêve qui s’ensuit d’autant plus qu’ici rien n’est vraiment réaliste.
La vidéo de Roman Signer filme un hélicoptère miniature déposé sur une planche radeau voguant sur un cours d’eau proche d’une cascade. Lorsque l’embarcation bascule, l’engin décolle avant de venir reprendre sa place en contrebas. Technologie et nature sont en interaction. Durée limitée et continuité d’une répétition à l’infini sont en simultanéité.
Les posters des années 70 rassemblés par Hans-Peter Feldman tracent un panorama temporel fluctuant (puisqu’il est loisible à chaque expo de les assembler librement) et plutôt daté (les images sont caractéristiques d’une époque par le sujet et la façon de le traiter). D’où une nostalgie teintée d’esprit critique à propos de la dimension surannée de certains clichés (dans l’acceptation de tous les sens du mot).
Azylum d’Owen Morrel est un piège. Sa vision urbaine filtrée par les barreaux d’une barrière nadar semble fluide et banale. Mais à y regarder de plus près, il y a volontairement distorsion entre les immeubles aperçus au loin et la proximité d’un ciel inséré à leur droite. Impossible d’être certain de ce qui est reflet et de ce qui vrai. La photo est susceptible de tromper comme les « fakenews » sont susceptibles de paraître vraisemblables.
D’ailleurs, un miroir en coin, conçu par Art & Language, installé à hauteur de ceinture, reflète une partie de cette expo en amputant œuvres et réflexion du corps des visiteurs selon les angles de vision : illusion et réalité en confusion subtile.
Michel Voiturier
« Un autre œil » au LAAC (Lieu d’Art et d’Action contemporaine) 302 avenue des Bordées à Dunkerque, jusqu’au 24 mars 2019. Infos : 0328 29 56 00 ou www.musees-dunkerque.eu ; au Musée de l’Hospice Saint-Roch, rue de l’Hospice St-Roch à Issoudun du 7 juin jusqu’au 8 septembre 2019. Infos : 02 54 21 01 76.ou https://www.museeissoudun.tv/ ; à l’Abbaye Sainte-Croix, 1 Promenade Wilson, rue de Verdun à Les Sables-d’Olonne du 12 octobre 2019 au 12 janvier 2020. Infos : +33 2 51 32 01 16 ou https://www.lemasc.fr/
« Reflets intemporels » au CIAC (Centre d’Interprétation Art et Culture), 1 rue Pasteur à Bourbourg, jusqu’au 21 avril 2019. Infos : 03 28 22 01 42 ou http://www.ciacbourbourg.fr/
Catalogue : Daniel Abadie « Un autre œil d’Apollinaire à aujourd’hui », Paris/Dunkerque, Somogy/LAAC, 2018, 160p.(25€)
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