Jeanloup Sieff (1933-2000) est un photographe qui ne s’est guère engagé du côté des tempêtes du monde. Même s’il a réalisé un reportage sur le Borinage en période de malaise social, il s’est surtout focalisé sur des personnalités connues, des moments de mode, des corps livrés à la lumière.
Pour la plupart des gens, il demeure en effet l’homme qui a mis en valeur des femmes, qui a su révéler une sensualité ni floue et comme honteuse d’un David Hamilton, ni vulgaire et agressive comme ceux qui franchissent la frontière du côté de la pornographie.
Il s’éloigne du tragique, du dramatique, du douloureux au profit d’une sorte d’arrêt de la vie, le temps de saisir un moment de cette vie, de l’extraire du journalier avant de l’amener vers une sorte de no mans land sans repères avec l‘éphémère que constitue le quotidien, une action en train de s’accomplir.
Probablement que toute son œuvre est incluse dans cet « Auto-portrait » de 1978 : un cliché de lui glissé sous l’essuie-glace d’une automobile. Cette mise en abyme du portraitiste se dressant contre lui-même un procès-verbal pour infraction, sous la forme d’un visage qui fixe, avec un soupçon d’ironie, les yeux de qui le regarde. Comme s’il reconnaissait, voire avouait, que la manière dont il traitait ses modèles était un moyen d’entrer quasi par effraction dans leur intimité avant de la livrer à un public. À ceci près que, autour de la tête et des épaules, se distingue ici une luminosité vague, une espèce d’aura justifiant la faculté un peu magique de quelqu’un qui possède et maîtrise le pouvoir de l’image.
Tel « Nu pompier » de ses débuts, un modèle de chair dressé au milieu d’un capharnaüm d’œuvres d’art digne d’un cabinet de curiosité conserve, parmi des objets entassés, un éclat, celui d’être vivant. Les autres femmes dévêtues qui ont posé pour Sieff ne se cantonnent en rien dans des attitudes de provocation. Elles posent. Elles ne présentent pas une seconde de spontanéité. Elles ne sont pas surprises. Elles sont telles qu’il leur a dit d’être et telles que, ayant choisi parmi plusieurs prises, il a décidé qu’elles seraient.
Ombres et lumière, apparences et profondeur
Il y a donc une esthétique propre à Sieff. Chaque tirage, toujours en noir et blanc, comprend des lignes, des courbes et des droites en subtil équilibre de complémentarité ou d’opposition avec des masses, s’y ajoutent des passages du noir ou du blanc pur vers des gris variés que sculpte la lumière. Difficile d’imaginer, à l’inverse de pas mal de photographes, un univers sonore qui actualiserait le sujet. Cela se situe dans l’intemporel. D’ailleurs, il n’est pas rare de discerner une pointe d’humour soit dans l’attitude du modèle, soit dans le choix de sa localisation au sein de l’espace, soit à travers le titre donné par le photographe.
Il n’y a pas notable différence lorsqu’il s’agit de mannequins arborant des vêtements de maisons de haute couture. Même s’il y a manifestement une mise en scène explicite, par exemple des scènes frisant quelquefois (avec Hitchcock ou allusives d’un fantastique teinté d’horreur) un anecdotisme narratif implicite, le procédé reste identique.
La série consacrée au Borinage ne fait pas exception. Un soldat ou un gendarme lourdement armé en faction à côté d’une bobine monumentale est sculpture avant d’être dénonciation d’une violence d’état. Une gamine à la porte d’un baraquement minable, entre une raclette et un balai, est une fraîcheur dans un univers rêche. Un vieillard croisant un autre vieillard poussant comme lui un landau avec un jeune bébé le long d’un mur de briques sales rehaussé d’un slogan syndicaliste constitue d’abord un symbole : celui d’un métier, d’une classe sociale voués à la disparition face à l’espérance d’une vie à escompter nouvelle.
Les portraits de personnalités du spectacle, de la littérature, de la mondanité sont scrutés à même leur visage. Chacun dit qui il est avec tout ce que suggèrent un regard, une moue, une posture. Les paysages de la Vallée de la Mort combinent leurs lignes de force, de délimitation des plans successifs dans la profondeur de champ. C’est ainsi encore pour une route avec ses marquages au sol, pour une calandre de voiture entre nuages et cailloux, pour du sable parcouru de sillons…
De l’ensemble ressort une sérénité tranquille, une élégance discrète. Pas une indifférence. Plutôt une acceptation de ce qui est, agrémentée d’un désir de le rendre plus attirant, plus sensible avec une retenue pudique par souci de n’en faire pas trop mais juste assez pour que la connivence s’installe entre Jean-Loup Sieff et ses sujets, entre lui et nous, ses regardeurs.
Michel Voiturier
Au Musée de la Photographie, place des Essart à Mont-sur-Marchienne jusqu’au 7 mai 2017. Infos : +32 (0)71 43 58 10 ou www.museephoto.be
Catalogue : Philippe Labro, Xavier Cannone, « Jean-Loup Sieff les années lumière », Mont-sur-Marchienne, Musée de la Photographie, 2016, 156 p.
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