Passer d’une année à l’autre équivaut à franchir un cap. C’est cette manœuvre que les bateaux à voiles exécutent autrefois sur des mers possiblement endiablées. Quelques jours avant de doubler un cap éclot l’appréhension des conditions atmosphériques à venir, de l’épreuve physique et psychique qu’elles sont susceptibles d’exiger. Il y a le délai, la patience. Les hommes à bord trompent l’ennui, la mort. Le temps s’étire infiniment. Et puis, l’action se déroule, toujours plus vite que prévu, toujours différemment. Et en un instant on se retrouve de l’autre côté, sur des flots de moins en moins agités avec des souvenirs entremêlés de ce qui a eu lieu et qui n’est déjà plus tandis que l’horizon s’ouvre devant soi, à perte de vue.
Passer de 2014 à 2015 revient pour l’artiste Pierre Gérard à présenter une exposition dans l’Espace 251 Nord à Liège, là-bas, isolé au fond du quartier Saint-Léonard, dans ce lieu qui fut un phare pour l’art contemporain en Belgique durant toute une époque et qui se rappelle aujourd’hui épisodiquement au bon souvenir de tous.
Passer de l’année dernière à l’année prochaine au travers de cette exposition revient pour lui à franchir un cap, d’autant que celle-ci s’offre comme une rétrospective, du moins dans les termes puisqu’il est dit d’entrée de jeu qu’elle rassemble les « peintures et objets » fabriqués par l’artiste entre « 1995 et 2015 ».
Beaucoup de choses sont déjà dites en filigrane de ce sous-titre et la première d’entre elle consiste tout simplement à souligner que vingt ans déjà se sont écoulés depuis les débuts de Pierre Gerard, pas tant sans doute les débuts d’une sensibilité artistique puisque l’on sait que celle-ci s’ancre bien plus profondément dans l’enfance, dans le passé, que les débuts d’une carrière qu’on envisage par commodité, par convention, pour faciliter sans doute l’appréhension de cette activité/pensée aux contours incertains qui vient à vous et vous tient longuement.
De contours incertains, il est pourtant absolument question dans le travail de Pierre Gerard, et si cette période (vingt ans) ainsi que cet intitulé (peintures et objets) sont là pour identifier, promouvoir et faire comprendre les œuvres qu’il réalise et qu’on a pu voir ici et là, en diverses occasions, en les inscrivant dans des temps et médium circonscrits, tout indique que sa pratique déborde ce cadre pour se disperser en mille germes épars croissant en différents lieux, à leur rythme : sculpture, installation, peinture, dessin, musique, objet et écriture, lieux d’expositions et éditions, canaux de diffusion plus ou moins confidentiels, plus ou moins secrets, tels qu’il se déploient dans les méandres d’Internet.
A cette dispersion (envisagée dans le bon sens du terme, tant il est bien question ici d’un développement en rhizomes, pour utiliser un concept deleuzien quelque peu galvaudé mais qui dans le cas présent fait définitivement sens), l’exposition répond donc par une forme de partition stricte : les peintures sur les murs, les objets dans les vitrines, ce dans un souci de clarté, dans un souci de pédagogie.
Si l’on ne pourra gager du fait que cette politique soit susceptible de porter ces fruits, tant est difficile l’enjeu de parler et de communiquer autour de ces choses qui se voient, se font, se vivent, intensément pour les uns, dans l’indifférence pour d’autres, quiconque se sera précédemment arrêté sur le travail de Pierre Gerard retrouvera ici ses marques, retrouvera des indices. Et alors on en viendra à suivre pas à pas ces pierres blanches semées sur le chemin, et à retrouver ce qui fait l’essence de son art à savoir : une attention pour ce qui se trouve derrière nos yeux, au dedans des choses, dans notre dos ; une atmosphère, un air capté inimitable ; un regard porté sur ce qui nous entoure et que nous dédaignons volontairement ou involontairement, sur tout cela qui est autour de nous et que nous délaissons parce que la vie actuelle dans sa frénésie focalise notre attention sur d’autres points de fuite, au lieu justement de nous laisser observer ce qui est là, ce qui est éternel parce que cela se trouve au fond, cela y repose, dans un absolu abandon.
On peut d’ailleurs dire sans faire preuve d’exagération que l’art de Pierre Gerard est un art de laissés-pour-compte, et il faut bien sûr entendre cela non seulement dans un sens physique, métaphysique, que dans un sens social puisque dans ce travail est dépeint de façon suggestive un panorama sans fard du monde tel qu’il s’organise (ou plutôt se réorganise, courageusement) lorsque la vague est passée, lorsque les forces actives ont épuisé toutes les ressources, à commencer par les ressources humaines, à l’image des mesures de suppression des allocations de chômage qui viennent de frapper notre pays, pour ne pas parler de tout ceux qu’on voit aujourd’hui dormir dans les rues de Liège et d’ailleurs, dans les halls d’entrée des immeubles, sur des cartons dehors, dans des abris de fortune.
Ces abris de fortunes, des structures qui s’édifient sur des décombres à la force de l’instinct de survie, ce sont celles que l’on devine par exemple au travers des sculptures de Pierre Gerard. C’est aussi cette même impulsion de survie qui guide en somme ses peintures, qui sont basées sur des « Images volées » et réappropriées, ainsi que l’indique cette fois non plus le sous-titre mais bien le titre de l’exposition. Le vol et l’architecture de fortune ne sont bien sûr pas des fins en soi, mais tels sont ces phénomènes qui ont lieu dans les bas-fonds des villes, dans les tréfonds des mers : ceux qu’on ne prend pas la peine, à tort, d’explorer et donc d’éclairer.
Louis Annecourt
Pierre Gerard Images volées Peintures et objets : 1995-2015 Espace 251 Nord, Liège 05/12/2014-14/02/2015 espace251nord.tumblr.com
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