
Zaad, Documentaire autobiographique réalisé par Dries Meddens avec des animations de Stephan Balleux, 2024, 76 minutes
« Si, devant un petit lézard, je dis : c’est une salamandre, je le classe. Alors les questions que je me poserai : qu’est-ce qu’une salamandre ? pourquoi la salamandre ? d’où vient-elle ? en font une énigme et me laissent muet … Mais si j’accepte, si je vis cette salamandre, le réel qui se dissociait se rassemble. Elle devient même la salamandre, tout est reconduit à l’Un et moi à l’amour … (dans) une intention de salut : intérioriser le réel, dire les liens qui unissent en nous les choses. »1
Si, face à un patient, je consulte mon manuel diagnostique, la p.157 du DSM V me dit : Trouble bipolaire de type Ia, 296.41 Léger 296.42 Moyen 296.43 Grave 296.44 Avec caractéristiques psychotiques 296.45 En rémission partielle 296.46 En rémission complète… Qu’est-ce qu’une bipolarité ? D’où vient-elle ? Est-elle transmise par les gènes ? Quand les enfants de mes patients me les posent, je me sens dans un instant suspendu, tant les implications des mots peuvent se charger de prophéties et orienter un destin. « La peur est mauvaise conseillère » serait bien l’épigraphe sur lequel Dries Meddens construit son documentaire. Cinq longues années passées à explorer ses racines familiales, à les disséquer, à les penser et à les assembler.
Dries perd sa mère à 21 ans. Son père chute dans l’abîme de cette maladie mentale classée parmi les plus sévères, entraînant avec lui sa famille qui sera confrontée au monde de la psychiatrie, dans sa violence aussi, car il y de la folie dans le système des soins. Comment ne pas être hanté par ces questions ? Comment sortir de cette ombre portée sur soi ?
Zaad, définition : “Een zaad is het belangrijkste overlevingsorgaan bij zaadplanten”. “La graine est la structure qui contient et protège l’embryon végétal ». Quels sont ces germes qui se transmettent dans cette famille ? Le réalisateur découvre le journal de son grand-père, fondateur d’une société de sélection de semences (Nunhems Zaden, aujourd’hui reprise par l’entreprise BASF), mais qui a eu 11 enfants et peint des dizaines de toiles. Le cinéaste fera le tour des descendants pour les photographier une à une.
Fasciné par la technique du son et de l’image, le père de Dries lui offre son premier appareil photo quand il a sept ans. Le micro et la caméra sont branchés au quotidien et font quasi partie de la famille, constituant des milliers d’archives qu’il conserve après avoir vidé la maison de ses parents. Dix ans plus tard, le travail d’assemblage débute. Il est rythmé par des entretiens filmés avec le psychiatre anversois Bernard Sabbe qui ne se dérobe pas devant les questions. J’ai admiré comment les éclairages de ce grand professionnel, engagé et bienveillant, apaisait mes propres peurs.
Le film se construit dans une œuvre quotidienne, assidue, juste et aussi précise que les gestes de l’ébéniste, le premier métier du réalisateur. Les matériaux semblent s’assembler d’eux-mêmes comme par magie, les regards se croisent et nous fixent, on s’étonne à peine que la fille de Dries se passionne pour la génétique des plantes et son fils pour la peinture. C’est la vie d’une famille qui se déploie sur quatre générations, nous ramenant inévitablement à la nôtre, tant ce travail de montage suscite des liens chez le spectateur.
Stephan Balleux est artiste, professeur à l’ArBA-ESA de Bruxelles. Il a été transpercé, selon ses mots, par la vision du premier court-métrage de Dries Meddens, « Ciel » (2014), consacré à son frère aîné décédé à l’âge de 8 ans d’une leucémie. Les deux artistes semblent frères dans leur démarche : l’un filme et est filmé depuis son enfance, il assemble ces images, l’autre rassemble des images du quotidien qu’il transforme pour mieux révéler le réel. La figure animée de la lionne, dont la première émanation datant de 2002 fut une animation réalisée avec la chorégraphe Louise Vanneste qui travaillait le rapport humain/animal, donne au film une troisième dimension. Lionne imaginaire, rêve en mouvement, hallucination, elle suscite des associations propres à chacun. Apparaissant à quatre reprises dans le film, elle le traverse pourtant de bout en bout. Deux mille peintures de lionne, dessinées, peintes, assemblées image par image minutieusement pendant neuf mois. L’artiste a travaillé seul, de A à Z pour deux minutes de Zaad… Une folie.
Il y a beaucoup de douceur dans ce film, sans concession sur la douleur. Comment ne pas être saisie profondément par cette scène de cruauté d’un chat jouant avec une souris ? Je l’ai vue là en face, la maladie, sournoise, qui s’éloigne puis vous rattrape, imprévisible, et vous saigne à coups de ses griffes légères. C’est le propre du travail d’artiste, offrir un rythme qui permet à chacun d’y associer librement.
Zaad est un grand film de vie et de réconciliation. A la fin, on s’en fiche un peu de savoir s’il y a un lien entre la bipolarité et la créativité. On y saisit que l’art peut transmuter le malheur dans une famille en le rendant partagé. La maladie fait partie de la chair de l’humain. De celles-là, on parle trop peu dans les familles où l’on peut rester déchiré. J’oserai dire que l’art prend tout son sens quand il a une telle utilité sociale, car il nous parle des liens qui unissent en nous les choses.
Frédérique Van Leuven
Frédérique Van Leuven est psychiatre. Elle était invitée au débat suivant le film lors des rencontres annuelles Images Mentales à la Vénerie le 13/2/25.
Zaad sera projeté le 26 mars à 19 :00 au Cinéma Churchill à Liège, dans le cadre du Festival IMAGESANTE, suivi d’un débat « Santé mentale et transmission : faut-il craindre ou apprivoiser son héritage ? »
[1] Yves Bonnefoy, « La poésie française et le principe d’identité » (1965)
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