Une femme est couchée sur le dos, les papattes en l’air, affublée de soquettes sales et d’une tête de lapin grotesque et flippant. Six hommes l’entourent. L’un est agenouillé auprès d’elle mais détourne le visage, un autre affiche un sourire idiot et ses voisins semblent approuver, les yeux fermés. La scène est sujette à toutes sortes d’interprétations. Cette femme est-elle joyeuse, complice ou bête traquée pour finir en trophée ? La couleur de ses chaussettes suggère qu’elle a couru, mais était-ce par jeu ou pour fuir ? Que pense-t-elle sous son masque ? Pense-t-elle ? Et eux ? Et nous ?
Plus on déambule entre les œuvres de Anna Mária Beňova et Zuzana Svatik et moins ces fictions ironiques nous paraissent oniriques.
Dans toutes les scènes représentées par les deux artistes, ça grince, ça ripe un peu dedans. On rit mais jaune puis ça poursuit, une fois dehors, et on a envie de retourner voir, poser tout un tas de questions, en parler pour savoir quoi faire de tout ça.
Anna Mária Beňova, peintre, et Zuzana Svatik, céramiste, sont slovaques. Comme pour ancrer encore un peu plus leur démarche dans la modernité, c’est Instagram qui, indirectement, leur a permis d’être ensemble et ici, à Liège, à la galerie Flux.
Tout est parti du coup de cœur artistique de Michaël Dans pour leur travail, puis l’amitié virtuelle qui s’est développée entre Anna Mária et l’artiste liégeois ; mêmes références, même humour, échanges sur leurs processus créatifs respectifs. Ensuite, Anna Mária et Zuzana ont obtenu une bourse afin d’exposer à l’étranger, demandé, naturellement, à Michaël s’il connaissait quelqu’un qui, et Lino Polegato a adhéré au projet sans hésitation. Simplement.
Le soir du vernissage, il n’y avait qu’à tendre l’oreille aux commentaires des visiteurs, du plus charmé au plus beauf, leurs rires étouffés et grandes exclamations, pour comprendre que l’exposition fait mouche, avec une précision chirurgicale, dans nos sensibilités contemporaines. Le but des artistes est donc atteint et le pari de tous réussi.
Les céramiques de Zuzana Svatik sont faites du même bois, si l’on peut dire, que les peintures de sa collègue. Couples empêtrés dans des ébats foireux (« They fucked up the situation », titre-t-elle) ou motifs malaisants sur des objets usuels.
Au détour d’un vase élégant, orné d’une mièvrerie, on tombe sur une scène pornographique. Comme sur internet. Où ces images se côtoient sans transition, lors de nos scrolls interminables, sans qu’on s’en émeuve outre mesure. Où la marchandisation du chaton « cute » et des corps-objets femelles mis en scène de façon obscène sont indifféremment jetés en pâture à nos pouces levés dans l’arène du « putaclic ».
Et que dire de cette amphore rose, sur laquelle, voyeurs, nous sommes embarqués dans le salon d’un type qui s’affaire, le sexe à la main, devant un écran où un couple copule… ?
Le détail qui tue, comme on en trouve dans chacune des œuvres de cette expo, c’est la Vierge et son fiston, qui trônent dans un cadre en hauteur et complètent malgré eux cette Trinité domestique.
La Madone ou la dépravée sont encore trop souvent les deux seules options possibles pour une femme et sa sexualité, soutient Anna Mária Beňova, et ses tableaux le crient.
Des chats encore ; des chatons et des très gros chats. Panthères, tigresses, femme tachetée et mariée tenues en laisse, femmes félines et câlines, essayant de jongler avec tous les codes et les poses tragi-comiques qu’il faut maîtriser pour plaire. Puis on remarque ce nounours en peluche qui tient un cœur entre ses pattes, en arrière-plan…
On navigue à vue entre un Féminin qui n’a de sauvage que les attributs pseudo-esthétiques empruntés au règne animal pour flatter le chasseur en l’homme et un Féminin dégriffé, même plus sanguin, qui rassure et dorlote le petit garçon en chacun de ces grands enfants.
À se demander qui s’attache à qui dans ces histoires ?
Mais le propos de ces jeunes artistes va beaucoup plus loin que leur engagement féministe, voire politique assumé. Dans ses peintures, tant qu’elle y est, Anna Mária interroge les clichés relationnels dans leur ensemble et ne se prive pas d’égratigner les représentations pas plus saines du Masculin dans notre environnement quotidien.
Ainsi le célèbre cowboy Marlboro, archétype du gars qui assure, récite ses leçons ; « Cowboy, cowboy never die / Feels no pain, never cries » (voir « Cowboy » de Lindemann) tout en se penchant vers un poulain, clope au bec (de l’homme, pas du poulain).
Plus loin, un de ses congénères est affublé d’une tête de cheval, sellé et monté, par deux cowgirls en bottes, radieuses, devant un arc-en-ciel.
On rit beaucoup mais ci et là, les regards des sujets sont ambigus et interpellent, on ne sait quelles sont les émotions qu’on y lit et celles qui nous appartiennent.
Autre clin d’œil musical dans le titre de l’exposition, « She don’t like her eggs all runny », issu de la chanson « In spite of ourselves », interprétée notamment par les Viagra Boys et Amy Taylor.
Anna Mária explique qu’il n’a pas été choisi par hasard mais pour avertir d’emblée qu’il y a de l’ironie dans l’air. Mais surtout, deux regards sur le monde, qui ne font pas dans la dentelle, malgré leur grande maîtrise technique, un féminisme précis et précieux, qui marque les esprits, humoristique juste ce qu’il faut, pour que ça passe crème, mais bien moins léger qu’il n’y paraît.
En attendant de réussir à ôter nos masques et de ravoir le blanc de nos soquettes, on peut enfiler un pull, jeter nos lassos et foncer (re)voir cette exposition.
Evelyne Hanse
(Ce projet a bénéficié du soutient du Bratislava City Foundation et du Slovak Arts councils)
« She don’t like her eggs all runny »
Anna Mária Beňova & Zuzana Svatik
>17 novembre 2024
Galerie Flux
60 rue Paradis, 4000 Liege
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