Visiter le FRAC Grand Large tient toujours un peu de l’expédition. La vastitude des lieux se prête à la multiplication des expos et leur qualité suggère de prendre son temps
En guise d’antichambre aux œuvres des jeunes diplômés de l’Ecole d’Art supérieure Dunkerque Tourcoing, au dernier étage, trois échantillons de la production d’artistes confirmés. Installé là depuis un long moment, le « Monument of Cloth » d’Ana Lupas rend hommage à la transformation de la matière par l’art. Ce sont des draps suspendus comme s’ils devaient sécher après lessive. Mais transformés en aluminium, ils échappent à la précarité du tissu. Objets initialement cantonnés à la trivialité du quotidien, les voici promus au rang de construction mémoriale, à la fois dérisoire et signifiante. Ils trouveront écho chez Nicolas Deshaies.
Un film dans lequel Lorena Lizzeruelo (1974) suit la vie d’un couple de bateliers navigant sur l’Escaut entre Dunkerque et Valenciennes. « Le temps d’un fleuve » alterne le mouvement linéaire de la péniche sur l’eau avec des plans très rapprochés des navigants, de certains éléments matériels liés au transport tandis que le capitaine raconte sa vie. Au côté documentaire, la réalisatrice ajoute la perception de la lenteur de la navigation en contrepoint avec la proximité de l’humain et le poids du gigantisme des composants portuaires. Un cours d’eau plutôt tranquille face à l’agitation mécanique des activités industrielles et commerciales.
De Yona Friedman (1924-2020), hanté par la communication, il nous est donné de lire au sol ses pictogrammes destinés à être compris universellement. Il a dès lors mis en ‘images’ des actions ou des concepts susceptibles d’être compris directement par le graphisme. Soit une sorte d’esperanto visuel universel qui gommerait les barrières que constituent les langues nationales
Mutations prospectives
Alentour, la jeune génération prend un relais constructif à travers ses « Diplômes à suivre ». Parmi les métamorphoses présentées, « Pamesa » d’Apolline Ducrocq transpose en sérigraphie des pavements, des débris de sol. Résultat : une cartographie domaniale faite d’éléments abimés, ruinés, intacts ou morcelés, bribes de passé d’un territoire ré-imaginé, archéologique, témoin d’une rénovation à venir.
Margaux Ribeaucourt ajoute à cette démarche des vestiges en forme de couronnes. Elles se présentent sous les apparences de verre ébréché. Elles paraissent reliquats d’un pouvoir fragilisé d’une époque passée du monarchique au républicain, conservant sur elles des traces colorées d’un passé rutilant.
Geoffoy Didier s’empare de motifs architecturaux de façades roubaisiennes. Ils s’apparentent à une évocation florale, le végétal ayant dans ce cas-là une symbolisation de cycle qui s’étend de l’éclosion au dépérissement et, pour les villes, de la prospérité à la faillite. C’est pourquoi elles sont conçues avec des matériaux de chantiers et reliées entre elles par des sangles.
Lucie Marchand s’aventure dans une autre perception temporelle. Elle a pris une empreinte du sol dunkerquois à un endroit où passe un rail. Les résidus qui y sont agglomérés formant une matière unique constituent un condensé de l’existence de l’endroit où cette trace a été prélevée. Cette visualisation de la temporalité d’un lieu appartenant à l’histoire de Dunkerque se présente comme une tapisserie tissée avec des fils de différentes textures.
Chez Oksanna Baudemont,c’est un véritable endroit qui a été élaboré et dans lequel il est loisible de pénétrer. Un mini labyrinthe, une tente sans toit avec des zones entre lesquelles promener, un volume à explorer comme un fond marin. Car précisément les dessins inscrits sur les voilages font allusions à des organismes poussant en profondeur aquatique. Un micro-univers au sein duquel semblent nager ces éléments vivants agrandis pour devenir visibles.
Il ya de l’organique aussi dans le travail d’ Hanna Selvi Dahan. Sa « Fissure » est composée d’un duo d’écorce d’arbre désuni de son tronc. Ces deux moitiés d’un même tout ont valeur symbolique de séparation en dehors de leur origine, témoignant que même scindée chaque partie a pour genèse un ensemble commun.
Tout autre est l’ « Orgue de barbarie » dont les tuyaux sont des assemblages de douilles d’obus de la guerre 14-18 que les soldats sculptèrent à l’époque en tant que souvenirs. Mathurin Van Heeghe a appris à travailler le métal pour en faire un instrument de musique populaire car lié aux réjouissances foraines. On perçoit la complexité du projet qui mêle d’authentiques éléments d’arme meurtrière, de leur transformation en objets d’art, de leur transmutation en accessoire de ritournelle. Un brassage complexe de référence aux massacres et d’allusion aux festivités pacifiques.
Les sculptures d’Amine Haddadi sont liées à des réminiscences d’enfance de murs en parpaing. De cette monotonie architecturale, de ces maçonneries à relent pénitentiaire, elle façonne des barres cimentées, miniatures des grands ensembles de banlieues. Mais elle leur accorde une fragilité particulière puisque obtenue en les coulant dans du carton ondulé. D’où un équivoque aspect de massivité solide et de durabilité fragile.
Architecture encore chez Thibault Barrois. Baptisée « Parallaxe », elle se présente comme une structure ouverte, dessinée dans l’espace par des barres en acier. Visualisation de la perception d’un regard saisissant, selon son positionnement, des plans successifs en une fois selon les trois dimensions. Alexis Bens s’est inspiré du mythe de l’Atlantide, légendaire île engloutie. Trois cercles verticaux indiquent le mouvement supposé des flots qu’on entend par enregistrement sonore. Tourbillon, impulsion, vide, bruit synthétisent une catastrophe devenue invisible puisque le territoire a disparu.
Rescapés d’une performance déambulatoire, des chapeaux en tôle d’acier et fragments d’abat-jour permettent à Clara Carpentier de les utiliser comme sculptures statiques après un usage dynamique passant de la sorte du statut vestimentaire à celui de repères. Victoria Carré invente des corps à sensualité mutante, organiques et étirés, surgis à un moment de leur conception qu’on imagine volontiers en train de se modifier au gré d’un temps utopique.
Rétrospective de l’inutilitaire
S’emparer de produits industriels afin de les traiter de manière artisanale est le projet de Nicolas Deshaies. « Glissements », qui donne un aperçu de sa production des dix dernières années, ouvre sur un monde fabuleux. Se retrouver confronté à des objets familiers soudainement convertis dans l’inutile crée une poésie étonnante que la parfaite finition du travail rend magnifiques et raffinés.
D’abord, étrangeté liminaire, chacune des salles de cette exposition est reliée aux autres par des ‘canalisations’ en polyuréthane parcourues d’un flux de chaleur, circulation vitale imperceptible comme pour nourrir chaque cellule de création, les maintenir dans une idéale température spécifique. Peut-être aussi telles des intestins digérant des apports externes avant de les transformer en matières vitales.
Huit tables anodisées et bariolées occupent une cellule. La luminosité ambiante s’y reflète. Çà et là, des bustes à l’ancienne y sont posés, anachroniques, inappropriés, stigmates insolites d’une époque révolue. A la verticale des cloisons, des réalisations abstraites mi-gestuelles, mi-géométriques. Combinaison du lisse de l’anodisation aux colorations fluides et de l’apport saugrenu d’une plaque en polystyrène aux apparences de peau humaine carbonisée ou totalement translucide.
Pour suivre, un endroit consacré aux céramiques utilitaires que sont nos éviers, cuvettes, bidets, baignoires… La fascination tient à la forme rigoureuse de chaque objet qui possède quelque chose de la perfection formelle telle que la recherche un certain design. Elle s’accroît lorsqu’on s’aperçoit qu’ils ne sont pas susceptibles de correspondre aux actions généralement associées à leur usage courant. Là réside la puissance du choc poétique, le décalage avec la rentabilité économique et la trivialité journalière.
L’étape suivante mène à des tuyaux et plaques émaillées. C’est le lieu du géodésique. Un paysage qui ne choisit ni l’abstraction ni la figuration. Qui oscille entre les cicatrices du labourage, les ravinements de l’écoulement des orages, les fractures de séismes terrestres. Posée à la verticale, chacune des plaques dit une portion de territoire brandit comme un étendard. Enfin, lorsque Deshaies aborde une autre technique sculpturale, le bronze, il offre des gourdes ou des poires, des oignons, un ver se tortillant, un paquet de chair empaquetée, des pousses agressives sorties d’un derme ou d’un humus…
Imageries de facteurs de rêves
« Archipel » rassemble les travaux d’artistes émergents en résidence. Les eaux-fortes rehaussées à l’encre de Maxime Testu clament leur luminosité colorée avec une sorte de jubilation joyeuse. Qu’il s’agisse d’humour noir (squelette fourni avec les cadres ; jeux de doigts avec guillotine) ou d’individus surpris à des gestes familiers comme brandir son téléphone portable, s’y (ad)mirer, y parler à une image apparue, s’en servir en guise de main prolongée. La forme frise la caricature sans néanmoins ridiculiser les personnages. On sent l’interrogation au sujet du fonctionnement de la communication monopolisée par l’image et la technologie.
Nefeli Papadimouli a cousu des costumes, les a agglomérés les uns aux autres. Ils ont étrange aspect dans la mesure où ils sont assemblages de poches, sont tenues vestimentaires pour personnages amenés à des rituels spécifiques. Ils sont accrochés sur des tringles comme accessoires en coulisses préludant à une entrée en scène. Leur matière connecte souplesse et raideur. Un film rapporte la performance collective de danseurs animant une cérémonie collective de pratique corporelle ensorcelante en quête de spirituel au sein d’un environnement forestier.
La démarche de Jean-Julien Ney est complexe, impérieuse, philosophique, ludique. Il s’empare d’appareils médiatiques rendus obsolètes par l’évolution galopante de l’électronique afin d’en déstructurer la composition et d’en analyser le fonctionnement en les transformant en montages susceptibles d’être accueillis dans les trois dimensions d’un lieu où ils seraient considérés comme des pièces archéologiques. Il fait surgir une nouvelle réalité qui démontre en quoi l’utilisation de ces outils conditionne des façons de communiquer.
Cette recherche débouche sur des ‘sculptures-installations’ nées des instruments originels, dotées d’une potentialité esthétique forte, dépouillées de leur initiale raison d’être dans la mesure où elles se voient devenues œuvres muséales porteuses de significations potentielles que le visiteur est censé inventer. Cela ne va pas sans un humour sous-jacent ainsi que le suggère un titre tel que « Hachoir [mental] universel ».
Une des réalisations la plus emblématique est sans doute celle qui s’est emparée de cette machine à clavier, relativement simple, qui permettait de retranscrire la sténographie d’un discours oral sur un rouleau de papier. Outre une dissection de l’appareil, Ney propose des éléments reproduits, refaçonnés, transformés, ré-agencés. Si bien que la graphie des mots prononcés et saisis en sténo peut devenir tableaux simili abstraits ; que la bande enregistrée contient en fait, mise en abyme, une réflexion de Noam Chomsky à propos de notre façon de classer les vocables.
Explorer son territoire
Au départ d’une légende vénézuélienne, Angyvir Padilla a conçu une installation inspirée par un terril. Symboliquement, dans une vidéo, elle se montre en train d’en gravir la pente chargée d’un poids considérable, en référence au mythe de Sisyphe sauf qu’à la fin il se trouve que son fardeau est un trampoline qui pourrait la propulser vers d’autres monticules. Car il ne s’agit nullement, dans ce cas, d’arpenter la même pente durant l’éternité. Plutôt de choisir vers quel horizon se diriger pour poursuivre une existence humaine.
Elle a donc concrétisé un espace imaginaire composé de photos paysagères issues du bassin minier et du littoral nordique disposées verticalement au sol, de buttes en plâtre recouvert d’argile répandu, de pierres en céramiques obtenues par impression 3 D fichées sur des tiges métalliques. Le visiteur est invité à s’y promener comme s’il explorait le territoire emblématique de celui que l’artiste a fréquenté au cours de ses propres pérégrinations. Une sorte de ‘story board’ accompagne l’ensemble en guise de guide géographique et autobiographique. Chaque déambulation s’apparente à une exploration que chacun effectue selon sa sensibilité et ses propres souvenirs.
Michel Voiturier
Au FRAC Grand Large, 503 avenue des Bancs de Flandre à Dunkerque : « Diplômes à suivre » et « Archipel » jusqu’au 2 janvier 2022 ; « Glissements » de Nicolas Deshaies jusqu’au 13 mars 2022 ; « La ola que vino de lejos » d’Angivyr Padilla jusqu’au 30 avril 2022. Infos : +33 (0)3 28 65 84 20 ou www.fracgrandlarge-hdf.fr/
Whaou trop impressionnante les super « Couronne Vestige », cette Margaux ribeaucourt fait un travail de dingue et d’une beauté impressionnante