Une navette qui navigue sur les Hauts-de-France

Un assemblage de Claude Briand-Picard (détail) ©FN.MV

Le réseau 50° Nord rassemble une série impressionnante d’institutions franco-belges liées à l’art contemporain. Il organise périodiquement des navettes gratuites qui permettent au public de passer quasi une journée à visiter divers lieux d’expositions.

La navette du printemps 2016 a donc navigué entre la photographie (Douchy-les-Mines), la création à partir d’objets recyclés (Valenciennes), la création filmée, les installations en plein air et la musique (Le Favril). Un périple copieux émaillé de bonnes surprises.

Prendre le large

Au Centre régional de la Photographie (Douchy-les-Mines) Evangelina Kranioti embarque sur des cargos grecs à la poursuite d’Ulysse. Les photos qu’elle a ramenées semblent toutes induire une narration. À les regarder surgissent des histoires liées aux atmosphères qui se dégagent, associées à la mer et à son horizon toujours en fuite, aux personnages dont le portrait s’intègre à l’environnement, aux lieux sédentaires ancrés à même le sol d’un pays autant qu’à ces endroits nomades que sont les navires toujours en instance de départs.

La netteté des détails saisis par les objectifs accroche le regard en prime abord. La lumière dans laquelle ils sont révélés, qu’elle soit d’éclat ou de pénombre, d’ouverture au large ou d’intimité circonscrite, crée une perception immédiate englobant à la fois ce qui est rendu visible par l’acte de photographier et ce qui est inscrit dans le contexte virtuel du cadrage.

Chaque photo apparaît comme construite. Des éléments se répondent, correspondent, organisent un parcours visuel chargé de connotations, de liens formels ou symboliques. Ainsi ce dépeceur d’espadon dont l’image joue avec les triangles que constituent les couteaux, l’éperon du poisson ; où le rouge du sang fait écho à celui d’un plafond de toile ; où immédiat et passé se conjuguent avec un décor au présent composés d’éléments visuels d’autrefois.

Ainsi cette ‘Calypso’, dos vêtu de blanc barré d’une verticale de cheveux foncés, arrimée à deux mains sur les montants d’une béance de bastingage ouvert vers l’océan, légèrement déhanchée selon l’érotisme qu’on lui prête dans la mythologie. Il lui reste à lever un pied pour franchir la chaîne lâchement tendue en guise d’illusoire frontière et de s’embarquer vers un ailleurs de sirène.

Car il y a les gens. Les images de leur solitude. Cette autre Calypso, sur un pont de rouille et d’éléments métalliques, unique silhouette éclairée dans la nuit, unique présence charnelle entourée de nuit. Cet homme – du moins le devine-t-on tel – presque caché, dévoré en quelque sorte par une cloison d’acier percée de trois ouvertures arrondies.

Cet homme âgé, assis contre un mur. Son visage buriné s’accorde avec les traces laissées sur les briques par un temps inexorable. Cet autre, droit sur une coursive, sous une luminosité verdâtre de lune ou de projecteurs, la figure rayée par la fumée d’une cigarette, regard perdu vers on ne sait quel rêve intérieur. Et ce gros plan sur un visage basané où des clartés s’attardent sur des sueurs de travail en train de se faire. Puis encore ce couple, sans doute sans lendemain, marin et prostituée, qui chassent l’ennui, l’isolement, le manque avec un peu de plaisir.

Quant aux lieux maritimes, quoi de plus étrange que cet îlot sorti de l’eau, sculpté devant un ciel de grisaille et dont les rochers aux arêtes tranchantes ont pris la teinte du fer livré à la rouille. Derrière ces images, Kranioti nous parle d’errance, de temps passant, de séparation, de mythes éternels, de confrontation des hommes avec les éléments naturels ou avec les transformations que les humains leur ont fait subir.

Détourner le rebut

Acte de Naissance est une association indépendante, particulièrement active depuis trente ans dans le domaine vivant de l’art contemporain. Elle organise des expos, accueille des artistes en résidence, collabore avec des écoles à l’H du Siège, une ancienne menuiserie dont l’espace permet des cimaises au rez-de-chaussée et des ateliers à l’étage.

Claude Briand-Picard (1946) y expose une partie de son parcours créatif, celui d’œuvres réalisées à partir de ce rebut polluant, dévalorisé et bientôt interdit légalement que sont les sacs plastiques des superettes et hypermarchés ou bien des éléments signalétiques de lieux en travaux. Il les assemble par soudure thermocollée pour constituer des tableaux abstraits aux allures de sculptures.

En effet, la matière des sachets ou d’éléments empruntés au balisage de chantiers ou de conduites souterraines ne s’accommode guère des deux dimensions de la peinture. Elle conserve une certaine indépendance que restitue difficilement toute représentation photographique. La façon dont ces assemblages prennent la lumière est primordiale pour les percevoir dans ce qu’ils ont de particulier. Plis, replis, boursouflures, transparences ou translucidités, vides et pleins agissent sur le regard, attisent l’envie de toucher.

Briand-Picard est un coloriste. Le choix de ses matériaux de base détermine la tonalité dominante de chaque composition. Selon les cas, l’observateur y reconnaîtra ou non des noms d’enseignes commerciales connues. Les mots ne sont dès lors pas absents et, outre les marques, il arrive que l’artiste y ajoute des vocables en harmonie ou en ironie avec l’impression qu’un de ses agencements dégage.

L’étrangeté résultant de la démarche naît surtout de la fusion de ce qui est prosaïquement marchand, utilitaire dans l’éphémère et fabriqué à la chaîne avec ce qui est un travail artistique, unique, pérenne, à grande valeur ajoutée. Un désarroi initial se traduit par l’impression de regarder quelque chose de familier sans pour autant parvenir à retrouver dans sa mémoire de quoi il s’agit.

Évidemment, le passage de l’utilitarisme à une fonction esthétique transforme la banalité première des matériaux. Ils sont éloignés d’un usage domestique ou industriel pour devenir sujets de contemplation, supports de plaisir visuel, prétextes à imaginaire, métamorphoses poétiques. Les voici hors de toute utilisation liée à l’économique. Ce qui leur confère un autre statut que celui d’être transitoires même s’ils ne sont pas biodégradables.

Animer l’image

Au Moulin à Eau de Maroilles, dans le cadre des journées Eclectic Campagne(s), ce sont des productions visuelles qui sont soumises à l’attention des spectateurs. Se retrouve, à cette occasion, le problème des ambigüités qui coexistent entre vidéos originales, documentaires, fictions… Il est en effet souvent difficile de discerner ce qui appartient à une forme d’expression qui se veut particulière et les réalisations du cinéma proprement dit conçues selon des schémas traditionnels du récit narratif destiné au grand public. Les intervenants présents pour expliquer les démarches et répondre aux éventuelles questions n’ont guère servi le propos. Ils ont tout mis de leur côté pour que leurs interventions soient inefficaces : discours d’autant plus décousus que les voix étaient souvent inaudibles, manque patent de présence, positionnement en bordure de salle dans une semi-pénombre, temps de parole trop étiré, impression générale d’un échange entre eux plutôt qu’avec la salle…

Ce sont, du coup, les films de fiction qui ont séduit d’emblée. Le Un train pour la France, fablette ironique de Pierrick Chopin et Corentin à propos de l’invention du cinéma, compense une réalisation un peu brouillonne par un humour parodique plutôt grinçant. Mourir ici et maintenant de Max René mêle un jeu dramatique à une impression de reportage en période de troubles violents. Ce qui ne va pas sans artifice.

Le clip de Tim Moreau, Baltimore Club Danse, est un montage nerveux en hommage au hip-hop. Il met en scène des jeunes de quartiers abandonnés pour montrer l’importance de la musique comme moyen d’expression en milieu défavorisé. Une cavalcade chorégraphique sur fond de rues décaties.

François Engrand, en une sorte de flânerie, entraîne sa caméra à saisir des pans de paysages au gré de sa marche À pied et des intempéries. De près, de loin, il se faufile en Ardèche, en ponctuant son itinéraire de rencontres brèves avec des habitants du coin et quelques animaux de hasard, du chat à la chenille en passant par le chien. Entre balade écologique et document sociologique un peu brut. Comme les brumes qui se délitent, la lumière qui varie, l’eau du ruisseau qui s’écoule, un troupeau qui dévale, il s’agit d’un passage d’un endroit à un autre, de la naissance à la vieillesse. Quelques jours ordinaires qui se suivent accrochés par un objectif curieux de tout.

Un parcours à travers les Bains Douches est construit de manière similaire : une alternance de lieux, d’objets inertes et de personnes vivantes. D’un côté, un décor aux formes géométriques qui rappellent l’art construit ; de l’autre, des individus précarisés. Les apparences de l’endroit sont lépreuses ; l’aspect des gens est de l’ordre de la défroque. En quelque sorte, une analogie entre la décrépitude des lieux et celle des individus qui sont de passage aussi bien géographiquement que temporellement. Aucun commentaire, seulement le constat, en une succession de plans fixes accentuant le contraste entre rigidité et mobilité, soulignant la divergence entre ce qui transparaît d’un passé plus présentable et un présent délabré.

S’installer dans l’éphémère

Le weekend Eclectic Campagne(s) se tient à la Chambre d’Eau sur le territoire de Le Favril aux alentours du Moulin des Tricoteries. L’ambiance y est champêtre et festive, avec dégustations diverses dont de bière locale et de fouées. Et, dispersées à travers le site, des installations éphémères, même si la ‘main’ géante réalisée précédemment par Tar Falfan Robinson se dresse toujours avec ses doigts d’osier.

Comme souvent, les propositions sont si chargées de références, de symboles, d’allusions qu’elles sont rarement perceptibles d’emblée par les visiteurs, ce pourquoi, et c’est heureux, des ‘médiateurs’ et parfois l’artiste en personne sont préposés à renseigner les visiteurs. Il est vrai que le courant conceptuel nous a familiarisés avec des discours qui ne parviennent pas nécessairement à lever tout scepticisme.

Au beau milieu de l’herbe, une construction de Karolina Brzuzan (1983) en bois et plastique brûlés, abri précaire et frêle, à l’image des lieux dont les migrants doivent se contenter. Elle y montre des nourritures de fortune inventées pour ne pas mourir de faim, composées d’éléments bruts de la nature, expédients, substituts. Par ce biais, elle incite à réfléchir sur la faim dans le monde, la misère qui s’abat sur des populations entières.

Evelyne Bonduelle (1981) a conçu des sièges baptisés « Adaptateurs ». Ils mettent celui qui les utilise dans des positions propices à regarder autrement un paysage. Ainsi le promeneur ou le voyageur peut-il prendre le temps d’observer sous des angles divers le spectacle d’une nature qu’il ne voit souvent que distraitement et partiellement.

Le ‘Laboratoire des Hypothèses’ (Eddy Godeberge et Fabrice Gallis) a imaginé une station de transport d’eau adaptée à cet endroit qui comporte deux étangs dont l’un a tendance à être à sec, afin que le liquide de l’un puisse passer à l’autre. Leur élucubration, sous couvert d’un discours qui doit énormément au ‘mentir vrai’ est censée fonctionner grâce à des panneaux solaires mais sans doute est-ce le récit qui, ici, avec l’arrière-plan de son second degré distanciateur, est une œuvre à part entière.

La yourte construite par Sylvie Marchand et Lionel Camburet (Cie Gigacircus) est accueillante. Elle introduit dans le monde des Mongols. Une partie des parois sert d’écrans pour la projection simultanée d’images documentaires qui mêlent diverses situations d’approche des manières de vivre de ces peuples nomades dont la perception géographique du monde est loin de la nôtre. Il y a là une sorte envoûtement que casse un peu la technologie des ordinateurs projecteurs car manifestement la technique informatique ne fait pas bon ménage avec les traditions ethnologiques indigènes.

Pascal Simonet (1957) articule son installation à partir de gabions, ces réceptacles en fil de fer qui servent aujourd’hui à être des sortes de remparts protecteurs en étant remplis de cailloux. L’artiste les utilise comme symboliques des frontières que doivent traverser les migrants.

L’assemblage alterne des cages vides et pleines. Ces dernières reçoivent, par exemple, les oripeaux qu’on abandonne en changeant de pays et de mentalité, ou des éléments naturels qu’il faut retrouver pour continuer à vivre ailleurs autrement. De quoi insérer les notions de frontières, d’exils dans la perspective d’une actualité que les médias couvrent seulement de façon dramatisée.

Michel Voiturier

« 50° Nord », 9 rue du Cirque à Lille. Infos : + 33(0)6.89.27.38.44 ou http://50degresnord.net/
« Les feux d’Ulysse » au Centre régional de la Photographie du Nord Pas-de-Calais, place des Nations à Douchy-les-Mines jusqu’au 29 mai 2016. Infos : +33 (0)3 27 43 56 50 ou http://www.centre-photographie-npdc.fr/
« Claude Briand-Picard : exposition parcours » à l’H du Siège, 15 rue de l’Hôpital de Siège à Valenciennes jusqu’au 25 juin. Infos : +33(0)327 36 06 61 ou http://www.hdusiege.org/
« C.A.P. (Collectif des Associations de Production) » : http://www.capcinenord.com/presentation-du-cap/
« Eclectic Campagne(s) « , Moulin des Tricoteries, 61 rue du Moulin à Le Favril. Infos : + (0)327 77 09 26 ou http://www.lachambredeau.com/

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