Pour fêter ses dix années d’existence, le Centre Pompidou Metz offre une panoplie d’expos mélangeant les approches, conservant la qualité, affinant les confrontations. D’autres lieux aux alentours y ajoutent leur lien en réseau en périphérie de Fresnes-au-Mont et à Delme.
Explorer à Metz, en collaboration avec le MUCEM de Marseille, une partie du patrimoine folklorique permet de s’aventurer à travers une généalogie virtuelle où se démontrent des influences méconnues des arts populaires sur le travail de jeunes créateurs qui se révéleront ultérieurement d’avant-garde. Comparer au sein d’un quadrilatère géographique du département de la Meuse (Fresnes-au-Mont, Dompcevrin, Lahaymex et Pierrefitte-sur-Aire) les coopérations entre l’artisanat local et la créativité actuelle montre comment le folklore s’est intégré à travers les parcours pédestres de « Vent des forêts ».
Se replonger à Metz dans le foisonnement des années 1950-1960, en plein dans les « 30 Glorieuses », rappelle que ce temps fut fertile en expérimentations artistiques et scientifiques. Y découvrir ensuite l’illustration concrète du rôle de l’insertion spatiale de la sculpture démontre combien les volumes de sa présence nourrissent l’environnement. Ce à quoi répondent, à Delme, les parodies façonnées Zuzanna Czebatul en résidence au Centre d’Art contemporain.
Les traditions populaires en guise de nourriture
L’impact des traditions populaires sur la création novatrice, voilà un thème rarement abordé. C’est oublier que chaque artiste a vécu son enfance dans un milieu où des usages, des traditions ont imprégné la culture familiale ; c’est oublier que certains ont cherché, une fois adultes, à se confronter à des modes de vie dans des régions plus ou moins éloignées de leur entourage originel.Cette exposition est une façon d’illustrer, peut-être, la perception des surréalistes, entre autres Benjamin Péret, qui décelait dans le folklore « la conscience poétique du monde ».
Existe d’abord cette distinction établie, non sans un flou ambigu, entre artisans et artistes. Les premiers on les suppose prisonniers d’habitudes communautaires peu modifiables en leurs codifications formelles et professionnelles ; on ne distingue pas toujours l’authentique issu d’un passé local et le factice produit en tant qu’élément économique lié au tourisme ou utilisé de manière à entretenir un esprit national en liaison avec la politique dans sa dimension de propagande. On imagine les seconds, présumés inventifs, en quête de renouveau grâce à l’expression libre de leur tempérament individuel.
Un premier exemple d’observation directe du quotidien se situe fin XIXe siècle, chez les « nabis » avec Paul Sérusier qui peignit au cœur de la Bretagne profonde des tableaux où les costumes locaux, des légendes et des manifestations coutumières sont représentés comme dans certains travaux de Gauguin. Inspiré de chants russes pour des peintures figuratives, Kandinsky semble également avoir été influencé, dans son abstraction cette fois, par des motifs dessinés sur des œufs de Pâques ou sur des tambours de chamans sibériens. De même que dans la production de Grabriele Münter, compagne de Kandinsky, chez des membres de CoBrA, Constant Anton Nieuwenhuys se rapproche d’une mythologie populaire grâce à son « Animal sorcier », Asger Jorn avec « Le Seigneur des trolls montagnards », Oppenheim« Le Monstre du pain d’épices » et Nolde « Les géants de la montagne ».
Joseph Beuys (dont la présence est renforcée par une mini-installation de Susan Hiller lui rendant hommage), tente un rapprochement synthétique entre des divinités païennes et des figurations christiques à travers des scènes de métamorphoses ou de sacrifices. Marcel Broodthaers, au sein de son mémorable ‘Musée d’Art moderne Département des Aigles’, avait prévu une section folklorique en forme de cabinet de curiosités. À ces comportements s’ajoute l’expérience particulière de Claudio Costa. Il organise dans une maison ancienne découverte intacte quant à son contenu, une sorte de musée ethnographique où se côtoient les objets authentiques mis en valeur à proximité d’œuvres nouvelles dont des sculptures destinées à être volontairement envahies par la rouille. Des autres créateurs récents s’approprient des éléments telle une salle de classe désuète remise en perspective par Florian Fouché.
Le façonnage d’objets en bois et une légende d’oiseau magique de la région natale de Brancusi ont influé sur l’aspect de ses sculptures et leur portée symbolique. Son compatriote Mihai Olos a puisé dans les formes constituant des constructions du nord de la Roumanie en vue de réaliser ses assemblages. Natalia Gontcharova qui accompagna les « Ballets russes » en Espagne en 1915, reprend des motifs de tissus hispaniques dans ses peintures abstraites.
En Pologne, Janek Simon, grâce à un algorithme, travaille des ornements, des broderies courantes. Il les agence en tableaux géométriques polychromes. Ce qui rappelle le travail cinétique d’un Vasarely qui jonglait avec des permutations formelles présentées comme possibilité d’agencer entre eux des motifs géométriques en vue d’une sorte de « Folklore planétaire ». Quant à Julius Koller, afin de détourner les manœuvres de la censure instaurée en Slovaquie, il décore des maisons autochtones d’un village au moyen de signes proches du point d’interrogation, manière indirecte de se questionner à propos de l’avenir du pays lors du passage de vacanciers.
Ce type d’engagement se retrouve auprès d’artistes désavouant l’usage fallacieux de la couleur locale déviée en stéréotypes simplistes. Contestataire, l’Albanais Endri Dani s’est attaqué à des figurines destinées aux voyageurs saisonniers en grattant les enduits picturaux qui les enjolivent afin de ne garder que le brut de l’argile qui les compose. Rùri parodie la robe supposée traditionnelle des Islandaises : celle qu’elle a revêtue, elle l’a taillée dans le drapeau des Etats-Unis, façon déguisée de dénoncer l’américanisation de nos modes de vie et de notre système économique. Mélanie Manchot photographie et filme des images ironiques d’une idéalisation trafiquée de la Suisse. À son tour, le Valaisan Valentin Carron s’empare d’éléments significatifs pour les détourner en les reproduisant en matières synthétiques ; il imite des enseignes commerciales métalliques mais y décline sarcastiquement le mot « authent’ik » ! Ajoutons le « Mollah Nasreddine » du collectif Slavs and Tatars qui présente ce philosophe musulman un peu bouffon en jeu pour parc d’attractions : assis sur son âne à l’envers, il va vers l’avenir en regardant le passé et les enfants d’aujourd’hui (hors période de confinement) peuvent le chevaucher à loisir.
Il est probablement légitime d’établir un rapprochement entre peinture naïve, art brut et ce que le folklore développe de latent parmi les citoyens d’un territoire donné, ce que semblent perpétuer Marcus Gossolt et Johannes M. Hedinger. Une tapisserie d’Ernst Ludwig Kirchner et Lise Gujer ravive de couleurs une Montée aux alpages et conforte une appartenance régionale. Une huile de Mikhaïl Larionov, membre de la tendance néoprimitiviste russe, par sa facture, sa composition, son adjonction de texte écrit laisse pointer des réminiscences de pratiques artistiques autodidactes. Cela se repère encore dans les bannières et banderoles récemment composées pour des associations et des syndicats par Ed Hall, Jeremy Deller et Alan Kane.
Les années d’effervescence expérimentale
La décennie 1950-60 fut fertile en expérimentations. Nous sommes en plein dans les « 30 Glorieuses ». La seconde guerre mondiale s’est terminée par un bombardement atomique ; elle laisse derrière elle 60 000 000 de morts, d’incommensurables ruines ; elle a mis à mal les valeurs héritées de la prédominance de l’idéologie judéo-chrétienne censées maintenir l’humanité en équilibre moral. Désormais, il faut simultanément se débarrasser de tout ce qui a provoqué ce séisme sidérant et reconstruire un monde différent. Il faut admettre que la conception d’un univers susceptible d’être anéanti par le nucléaire contraint à revoir la pensée et le mode de vie des humains, selon le constat de Frédéric Migayrou.
Cette exposition et les diverses contributions qui composent le catalogue rendent compte des multiples mouvements, initiatives, controverses, contestations, innovations, interactions, performances… qui remuent les réseaux artistiques internationaux, notamment à travers l’Europe mais aussi, par exemple, au Japon ou en Argentine en ce milieu du XXe siècle. La pratique de l’art et ses finalités se voient totalement remises en question entre autres par deux tendances, celles des groupes Gutai et Zéro tandis que la décennie voit défiler moult tendances esthétiques et idéologiques concomitantes : CoBrA, art cinétique, op’art, pop art, computer art, nouveau réalisme, minimal art, fluxus, figuration narrative, art conceptuel, spatialisme, situationnisme, arte nucleare, arte povera, hyperréalisme, architecture utopique, etc.
Après et sur le vide imposé par les séquelles du conflit, c’est l’époque de tous les possibles sans entraves à l’imagination, ouvertes aux utopies les plus insensées et éphémères, ce qu’a symbolisé une unique fois la légendaire « Expo 58 » de Bruxelles (où Klein fut marqué par le pavillon Philips de Le Corbusier et Xenakis dans lequel Varèse mêlait musique et images), au-delà des tensions de la guerre froide, à travers les perspectives offertes par les sciences et la technologie. Même si aujourd’hui nous savons où tout cela ne nous pas menés, il importe de percevoir ce que nous avons dévoyé. Ce qu’illustrent d’autres œuvres aux techniques diverses : photos, vidéos et extraits de films, dessins, aquarelles, notes, manifestes, maquettes, invitations. De quoi affiner la vision et la compréhension du personnage d’Yves Klein (1928-1962), de ses artistes proches, de cette période.
Ce créateur apparaît comme l’artiste type de cette période où tout pouvait être contesté, où le saccage radical que fut la guerre pour nombre de pays augurait de reconstructions potentielles exorbitantes. Il s’empare de tous moyens d’expression afin d’aller au-delà de l’art tel qu’il fut pratiqué jusqu’alors ; il s’avère simultanément précurseur, pionnier, amplificateur et catalyseur. Il participe à des expositions, des revues, des performances, des installations, des projets architecturaux et urbanistiques, à des événements théâtraux et sportifs ; il investit des démarches intellectuelles… Il s’imprègne aussi du zen japonais « qui consiste à trouver de la richesse dans le rien » ainsi que l’indique Hasegawa.
Tout cela davantage proliférant que ce fameux « bleu » qui l’a rendu le plus célèbre. Cette couleur est largement incluse dans l’exposition. Elle apporte quelque chose d’immatériel, une ambiance atmosphérique, une dimension spirituelle. Elle est au service de la présence corporelle essentielle pour l’artiste qui va jusqu’à la substituer à l’outil pictural traditionnel qu’est le pinceau. Ses Anthropométries ou ses Grande anthropophagie et Suaire sont réalisés en effet au moyen d’empreintes de corps féminins enduits de couleur et se réfèrent à ces traces d’êtres humains disparus, imprégnées de manière indélébile sur certaines ruines Hiroshima. D’autres créations misent sur une sorte de pointillisme (Cosmogonie) ou sur une référence au réalisme (Pluie de mars).
Le choix de réaliser des œuvres dotées d’une couleur unique, position qui se situe de manière provocatrice entre les abstractions géométrique et lyrique en vogue, est une démarche liée à l’effet de table rase géographique et humaine provoqué par la guerre. En 1958, Klein présente un Monochrome blanc dont la picturalité s’exprime à travers les reliefs de matière synthétique qui réagissent à la luminosité.
Le travail de Klein avec des éponges bleues permet à la surface plane d’un tableau de s’agrémenter de proéminences et de se rapprocher de la statuaire. L’une d’elles, fichée sur une tige de métal, posée sur socle, prend des allures florales. Il avait conçu Pluie bleue, dressage vertical de bâtons en bois. Il créera par ailleurs avec la complicité de Tinguely (1925-1991) une sculpture mobile baptisée Excavatrice de l’espace.
Une partie des œuvres ont été finalisées par brûlage, une pratique que certains affectionnaient à l’époque. Ainsi, tel carton passé à la flamme dont la dominante jaune se nuance de traces brunâtres, déterminant une abstraction aux réminiscences solaires. Tel autre, bleu, s’avère une parfaite illustration de l’envie de « trouer le ciel ». Ce procédé à valeur symbolique « qui se nourrit de la matière qu’il consume pour créer une forme nouvelle séduit les artistes tant pour sa présence physique et concrète que pour son essence immatérielle » comme le souligne Colette Angeli.
Les découpages servent à sortir la toile de sa planéité pour Dadamaina (1930-2004). Les brûlages de Bernard Aubertin (1934-2015) sont présents dans l’action même par l’intermédiaire d’une vidéo qui permet de retrouver le rituel public d’un moment éphémère. La calcination de films plastiques par Alberto Burri (1915-1995) engendre des ensembles troués qui correspondent à des formes minérales de grottes, à des vestiges bouleversés de toiles d’araignées. Henk Peeters (1925-2013) se sert de la technique de pyrogravures pour ordonnancer de manière géométrique sur la toile des éléments réguliers. Une poétique visuelle surgit : elle éclate dans les coloris de La naissance de l’arc-en-ciel d’Otto Piene (1928-2014) ; elle se métamorphose en décomposition végétale dans une huile agrémentée de papier mâché par Shozo Shimamoto (1928-2013).
Claude Bellegarde s’investit dans la blancheur, concrétisation de sa méditation. Piero Manzoni (1933-1963) est représenté par deux œuvres blanches de tissu plissé baptisées Achrome et dont la lisibilité tient aux motifs que révèlent justement les plis. Une mini-sculpture au nom éponyme, emballage sous scellés, attend qu’on ne l’ouvre pas. Le même artiste réfléchissant à propos de notre espace dépose sur le sol un socle métallique retourné, inversant de la sorte sa fonction de porter un objet puisque devenue celle qui, de manière qu’on qualifierait volontiers d’antipodique, se transforme en socle sur lequel repose toute notre planète.
De Lucio Fontana (1899-1968) qui influença Klein et le rejoignit à travers la notion d’ « immatérialité de l’art », on verra ces légendaires peintures lacérées ou perforées afin d’aboutir à une dimension sidérale, d’annihiler la planitude de la toile. Deux Concepts spatiaux roses indiquent avec évidence cette recherche d’une nouvelle perception d’un tableau à regarder comme une matière insérée dans un univers et non plus représentation d’un fragment de celui-ci. « Mes fentes, dit-il, sont d’abord et avant tout une expression philosophique, une profession de foi en l’infini, une affirmation de spiritualité ».
De Liliane Lijn,que Klein épousera en 1961, on retiendra sa perception spatiale traduite par les boules mobiles de Reflets liquides. La rageuse gestuelle rouge de Kazuo Shiraga (1924-2008) du Combattant chinois à face de démon appartient aussi à la volonté de peindre avec le corps davantage qu’avec les outils traditionnels du peintre. Les papiers froissés qu’il dispose sont imprégnés d’une similaire violence, tout comme ceux déchirés et perforés d’Oskar Holweck (1924-2007), qui, en la nudité de leur matière, s’approprient la possibilité d’un paysage désolé.
Les installations qui terminent ce parcours condensent bien des démarches et aboutissent à une sorte d’ouverture vers des horizons teintés de l’optimisme des utopies. L’une rassemble en une explosion de couleurs des monochromes de 1957 peints par Sadamasa Motonaga (1922-2011). L’autre est un ensemble chorégraphié d’effets lumineux fascinants d’Otto Pienne (1928-2014) qui illustre le fait que « l’espace aérien est le seul qui offre à l’homme une liberté quasiment illimitée ».
Il faut visionner aussi le court métrage de Eiko Hosoe (1933), Le Nombril et la bombe atomique, celui de Fumio Kamei (1908-1987) Il fait toujours bon de vivre ou celui que Caradante consacre à Burri. Il faudrait sans doute relire Du déplacement de la problématique de l’art, édité en 1959 à La Louvière par les éditions de Montbliard du groupe de Balthazar, Chavée et Pol Bury (1922-2005).
L’espace voué à se meubler de présences
La sculpture est mise en valeur à travers un rassemblement d’œuvres significatives de la collection. L’objectif étant de démontrer qu’elle est devenue autre chose que ce à quoi, jadis, on la restreignait : être statue sur socle ou bas/haut-relief sur paroi et colonne ; se cantonner à représenter le réel de manière réaliste. Ses métamorphoses, désormais, lui permettent d’exprimer d’infinies possibilités en devenant un élément en dialogue avec l’espace. Conçue par Falke Pisano (1979), une introduction visuelle remarquable à portée didactique, apparentée à la bande dessinée, agrémentée de diagrammes et d’objets, illustre, explique, suggère le rôle et l’évolution de cet art particulier.
Des formes archaïques comme celles des pyramides mexicaines inspirent des artistes tels que Mathias Goeritz (1915-1990). Joseph Beuys (1921-1986) s’empare d’un tronc qu’il travaille sans en altérer la forme globale et dépose au sol cette masse faussement brute pour témoigner avant tout de sa présence.
Julio Lardera (1876-1942) évide le corps humain en le réduisant à des lignes en fer forgé qui ont des allures de dessin. Isabelle Waldberg (1911-1991) inscrit une écriture de rondeurs en vue de suggérer sans montrer. Robert Julius Jacobsen (1912-1993)s’en tient à un Graphisme de fer. Vantongerlo (1886-1965) oriente des axes en porte-à-faux dans l’étendue qui l’entoure. Gyula Kosice (1924-2016) lance dans le vide les contours d’un territoire imaginaire. Robert Smithson (1938-1973) bouscule la perception des trois dimensions au moyen de son Miroir Vortex, multipliant et fragmentant les reflets un peu comme cela se passe dans un kaléidoscope.C’est un autre effet optique qu’utilise Gerhard Richter (1932) en agençant des panneaux de verre de sorte qu’ils suggèrent une impression d’infini alors même qu’ils ne représentent rien d’autre que leur transparence. Au contraire, la boîte en laiton doré de Donald Judd (1928-1994) donne l’impression d’enfermer une part d’espace sans permettre de voir ce qui s’y passe. Quant à Tinguely (1905-1991), il invente un temps décalé avec les aiguilles désynchronisées spatialement et une progression ralentie dans la mesure où une minute en vaut trois.
Avec Colonne sans fin, Brancusi (1876-1957) inaugure une perception qui dépasse la traditionnelle dimension limitée à la mesure du corps humain.Loin de ses célèbres lièvres ironiques, le casb 1’67 de Flanagan (1941-2009) élève une colonne de sacs de sable entassé, sorte de réponse lointaine à l’élan spatial de son collègue italien. Carl André (1935) agence des segments d’acier préférant la forme pure à toute représentation concrète. Berto Lardera (1947) associe formes pleines et tiges ajourées, confrontation entre pesanteur et légèreté.
André Cadere (1934-1978) produit des bâtons ornés de bandes colorées réparties selon un système mathématique (comme Jean-Pierre Husquinet le fera ultérieurement selon une valeur musicale pour chaque coloris), abstraction pure. Avec son ruban de Moebius en granit, Max Bill (1908-1994) suggère l’infini.
Rasheed Araeen (1935) adapte la géométrie propre à l’islam au minimalisme occidental et ses structures cubiques colorées ont des allures de jeux d’apprentissage ludique pour enfants. Kasimir Malévitch (1878-1935) manipule des structures à partir du carré. Antoine Pevsner (1884-1962) se sert de la géométrie pour évoquer des concepts du genre Monument symbolisant la libération de l’esprit.
Lointain rappel des tapisseries d’autrefois, le feutre suspendu par Robert Morris (1931-2018) laisse pendre des pans de matière à l’instar de colliers imaginaires. Richard Serra (1939) prend pour matières premières le caoutchouc mais aussi un tube néon et sa lumière bleue, de quoi accrocher sur un mur une présence née simplement d’éléments associés. Ce qu’apporte Alexander Calder (1908-1976) c’est de mettre ses mobiles à la disposition des courants d’air mettant la sculpture en suspension et la rendant animée de manière particulièrement écologique.
Décombres de Monika Sosnowska (1972) relève de l’installation. Elle présente une pièce aux parois blanches dont le plafond laisse béante une ouverture et le plancher rassemble des débris géométriques, étranges morceaux dont la quantité semble dépasser le vide de l’espace brisé. La Couverture jaune et argent d’Edith Dekyndt (1960) suspendue à la façon d’un vulgaire essuie ménager combine des matériaux animaux et minéraux, une apparence banale associée à la préciosité des matières. La Maison des ancêtres de Heidi Bucher (1926-1993) accumule des substances empruntées à la réalité d’une habitation occupée autrefois par la famille, témoignage en quelque sorte géologique d’une époque révolue.
De Guillaume Leblon (1971), Chrysocale apparaît tel un tissage élémentaire d’un objet insolite abritant d’autres objets invisibles et mystérieux, à la limite du cocon d’un insecte, alliage quasi alchimique puisqu’il prend l’apparence de l’or. Une maquette de Giacometti (1901-1966) évoque un parcours circulaire que reprennent les Ronds de fumée posés au sol par Bruce Nauman (1941). Avec sa gigantesque Salle 101, Rachel Whiteread (1963) installe un lieu clos, apparemment inaccessible, aux parois plus ou moins brutes, blockhaus insolite et inquiétant.
En prolongement de cette immersion dans le monde de la sculpture, un étage accueille Susanna Fritscher (1960) envahit cette nef au moyen de milliers de fils de silicone suspendus occupant quasi tout l’espace. Ils sont brassés par les souffles venus du système d’aération du bâtiment, bercés par des sonorités étranges. Cette installation ne s’appelle pas innocemment Frémissements’car, outre le bruit, les caresses douces des fils sur les corps des visiteurs renforcent le dépaysement d’être ailleurs, autre part, dans un univers onirique et néanmoins reposant, déconnectant, intemporel, immatériel, presque aussi vivant que nous dans son immobile mobilité.
Le projet « Vents des Forêts » existe depuis 1997. Ses objectifs sont multiples et font intervenir de nombreux partenaires. D’abord des artistes en résidence qui viennent réaliser une sculpture et l’installer en forêt. Ensuite, des associations, des artisans et des entreprises locaux, des institutions scolaires, des bénévoles… participent. Actuellement plus de 200 réalisations, certaines éphémères, d’autres pérennes, sont réparties entre 7 circuits pédestres de longueurs diverses pour un total de 45 km.
En voici un échantillonnage un peu au hasard. Stefan Papco (1983) a conçu en métal peint une représentation de falaise slovaque à partir de codes cartographiques. Il offre un assemblage de cage à grimper aux lignes singulières. Bevis Martin (1975) et Charlie Youle (1977) ont intercalé en pleine nature des représentations en céramique de composants électroniques, contraste étonnant entre végétation et technologie de pointe. Marion Verboom (1983) plante une sorte de parodie baroque de cartouche géant en ciment, pièce de musée émigrée en plein bocage et Stefan Ring (1973) dresse un monstre à la denture faussement acérée qui amuse les enfants. Hiroshi Teshima a déposé au sein du paysage un stère de bois percé d’une ouverture, fenêtre unique ouverte sur l’horizon. Emmanuel Perin (1967) suspend dans les arbres des squelettes en acier illustrant la ‘Ballade des Pendus’ de François Villon.
Chrisian Lapie (1955) dispose une dizaine de silhouettes humaines issues d’un même chêne, individus calcinés, dressés noirs, impassibles au milieu d’un verger de mirabelliers, groupe formant un guetteur et des représentants de la communauté autochtone. Le collectif français None Futbol Club a dressé en guise de provocation un assemblage tubulaire reprenant le texte d’un graffiti anarchique lu sur les murs d’Athènes lors d’une manifestation revendicative. L’Exode de Joël Thépault (1960) en enterrant partiellement une série de voitures chargées de bagages évoque autant la fuite des habitants lors du second conflit mondial mais aussi les migrants actuels enlisés dans d’impossibles exils. Le Théorème des dictateurs de Vincent Mauger (1976) hérisse une sphère de pieux pointus de près de 4 mètres de diamètre, impressionnante boule agressive, inattaquable, vénéneuse, inoculée à la terre.
Les sept circuits sont de longueurs diverses. A chacun de les fouler à sa façon et à son rythme en n’ayant pas peur de revenir autant de fois qu’il le faut s’il/elle désire retrouver les deux cents œuvres dispersées, parfois cachées par une nature qui conserve ses droits.
À Delme, enfin, Zuzanna Czebatul (1986) renoue avec la statuaire ancienne par certaines techniques et par des statues en références à des esthétiques d’autrefois. C’est dire s’il y a chez cette artiste bien ancrée dans notre temps une part non négligeable de parodie distanciatrice.
Une première partie de cette expo est une installation au sol de formes en ciment agrémenté de pigments selon une façon antique de pratiquer le dallage. Elles s’agencent à la manière d’un puzzle géant aux pièces onduleuses, inspiré, comme le titre de l’exposition, par les mouvements du sable dans les déserts et le bruit que produisent les grains sous l’action du vent. La symbolique de l’ensemble naît de ce brassage de matière comparable aux phénomènes naturels qui bouleversent la planète, aux métamorphoses dues au temps, aux bouleversements subis par des lieux tels que cette ancienne synagogue, aux migrations que l’histoire a connus et connaît encore. D’où le titre de Vortex définissant bien le remous du matériau et tandis que le sous-titre (l’Aube d’un Nouveau Jour) incite à penser qu’un cataclysme est susceptible de mener vers une renaissance.
Une seconde partie disperse des statues inspirées de l’antiquité mais reprises des décors hollywoodiens des ‘Dix commandements’ de Cecil B. DeMille en 1923. Abandonnés dans le désert californien, ensablés peu à peu au point de disparaître, retrouvés voici 40 ans et déterrés par des archéologues, ces vestiges, imitations approximatives de l’Egypte ancienne sont typiques des pseudo-vérités historiques qu’il est bon de véhiculer auprès des citoyens lambda pour accréditer le fonctionnement au présent des institutions de pouvoir.
Au moyen de polystyrène, d’acrylique et de sablon, Czebatul dresse des bustes, têtes, pattes, dos de statuaire supposés d’époque mais dotés avec malice d’éléments historiques faussés. L’intitulé générique de cette série minutieusement réalisée, ‘Leur Nouveau Pouvoir’ est la clé de son ironie d’autant que le style des pièces possède toutes les qualités plastiques pour réussir l’illusion. Hormis le fait que ces fragments monumentaux de personnages mythologiques ou historiques censés avoir imposé leur prétendue puissance gisent au sol, couché sur du sable, inertes, dépareillés, dépendant de la volonté d’archéologues dépourvus de toute naïveté.
Michel Voiturier
Au Centre Pompidou, 1 parvis des Droits de l’Homme à Metz [F] : « Le ciel comme atelier » jusqu’au 1 février 2021, « Frémissements » jusqu’au 14 septembre 2020, « Folklore » jusqu’au 4 octobre 2020, « Des mondes construits » jusque 23 août 2021. Infos : +33 (0)3 87 15 39 39 ou www.centrepompidou-metz.fr#c
Au Centre d’Art contemporain ‘La Synagogue’ , 33 rue Poincarré à Delme [F] , « The Singging Dunes » jusqu’au 20 septembre 2020. Infos : +33 387 01 43 42 ou www.cac-synagoguedelme.org
‘Vent des Fôrets’, Espace rural d’Art contemporain, 21 rue des Tassons, Fresnes-au-Mont, [F] en permanence. Infos : +33 (0)3 29 71 01 95 ou http://ventdesforets.com/infos-pratiques/bienvenue/
Catalogues : Jean-Marie Gallais, Marie-Charlotte Calafat, Manuel Charpy, Arnaud Dejeammes, Ida Soulard, Anne-Marie Thiesse, « Folklore, artistes et folkloristes, une histoire croisée », Marseille/Metz/Paris, MUCEM/Pompidou-Metz/ La Découverte, 2020, 224 p. (35 €)
Emma Lavigne, Luca Massimo Barbero, Yuko Hasegawa, Antje Kramer-Mallordy, Frédéric Migayrou, “Le ciel comme atelier. Yves Klein et ses contemporains’, Metz, Centre Pompidou, 2020, 224 p. (39 €)
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