Selon toute vraisemblance, Marc Trivier (Bruxelles, 1960) appartient à cette catégorie d’artistes qui font totale confiance au medium dont ils se servent. Ses photos, prises parfois avec un appareil endommagé, il ne les retouche pas. Fidèle au noir et blanc, il les propose telles qu’elles ont saisi ce vers qui ou quoi il a fait se braquer son objectif.
Il en résulte une vision du monde très particulière. Elle tient d’abord dans le choix des motifs. En l’occurrence : des abattoirs, des portraits d’individus célèbres ou inconnus, des paysages, des natures mortes de lieux. Elle se caractérise par le fait que Trivier présente ses clichés, la plupart du temps, comme des planches contacts c’est-à-dire entourés d’un bandeau noir sur lequel apparaissent certaines données techniques comme des chiffres, la marque de fabrique ou la qualité de la pellicule…
La bande sombre qui cerne chaque photo joue un rôle de mise en exergue, d’isolement par rapport au fond sur lequel elle sera posée. C’est un cadre en supplément de celui qui la protège effectivement et lui donne statut d’objet exposable dans un musée, une galerie, une pièce d’habitation, un lieu de travail ou de passage. On serait tenté devant certains d’entre elles de parler d’un bandeau funéraire tel qu’il en est des avis mortuaires.
Abattoirs
Les abattoirs et les animaux qu’on y mène sont bel et bien en rapport avec la mort. Les bêtes avant leur fin programmée sont fixées dans la nudité de leur présence. Les cadavres accrochés ou abandonnés au sol offrent une part intime de leur anatomie : flasques peaux découvrant la chair dépouillée, viscères entassés, os plus ou moins rattachés au corps, têtes décapitées, masse suspendue à des crochets…
C’est une solitude totale renforcée par l’environnement d’un matériel métallique indifférent, hormis une fois où la silhouette d’un bourreau s’avance, couteau à la main. Il y a quelque chose de sordide dans l’étalage de ce qui fut du vivant avant d’être inerte et deviendra sous peu nourriture pour d’autres vivants. C’est un constat. Aucunement une utilisation de l’émotif en vue de revendiquer une amélioration des conditions mise à mort ou de l’hygiène des équarrissoirs.
Portraits
Les portraits concernent des célébrités culturelles mais aussi des anonymes ordinaires ou aliénés. Ils sont conçus selon une apparence similaire. Le personnage est au centre ; il est assis ; il regarde vers l’appareil (autrement dit vers nous qui le regarderons à notre tour). Il s’agit de poser entouré d’un minimum de décor, avec toutes les positions imaginables des mains, voire des jambes, selon les individus. Libre à nous d’en tirer interprétation.
D’Andy Warhol à Nathalie Sarraute, de Steve Lacy à John Cage, de Bernard Noël à Alan Ginsberg, d’Emmanuel Levinas à Michel Foucault, de Paul Delvaux à Emil Cioran, etc., ces icones culturelles sont prises au piège d’une image, de leur propre image. La photographie ne sert pas en cette occurrence à immortaliser un instant de vie. Elle témoigne d’un moment qui, quelquefois, sera confronté à un autre moment lorsque Trivier revient, des années plus tard, vers le même être et permet une comparaison des marques que le passage temporel a inscrites dans la peau d’un visage, a courbé dans la position d’un torse.
C’est sans aucun doute cette constatation de la fuite acharnée des secondes autant que des années que le photographe fige trompeusement. Nous rappelle avec obstination que nous sommes dans l’éphémère.
Paysages
Cet écoulement est davantage encore perceptible dans les paysages. La majorité d’entre eux est proposée en série de planches contacts. Le dessein n’est pas, en dépit de l’aspect apparent du procédé, de servir de trame à une quelconque narration. Les différences perceptibles ou peu manifestes entre chaque photo ne prétendent à rien d’autre, une fois encore, qu’à l’observation d’une durée, d’une saison, d’une période.
Qu’il y ait ou pas la présence d’un être vivant n’y change rien. Seule semble importer la place que s’accorde la lumière et d’où elle provient. Elle est susceptible de ronger des fragments de nature, de les effacer sous la puissance du halo blanc qu’elle impose au cadrage. De nouveau, même s’il est question d’endroits sensibles et chargés d’émotions diverses parce qu’ils ont acquis une valeur qui les rattache à l’histoire – par exemple Sarajevo, Gaza ou Ramallah ou bien le cimetière londonien Hardy Tree -, ils ne servent pas une cause, une idéologie, une croyance. Ils ont été vus ; ils sont montrés, zones visitées un jour, celui de la prise de vue.
Les ateliers, Trivier les traite, davantage encore à la façon de natures mortes. Ce qu’il nous démontre c’est qu’une image n’est qu’une image. La charger d’émotions, de subjectivités, de commentaires n’ajoute rien au fait qu’elle est image. C’est que son existence ne change pas essentiellement lorsqu’on on glose à son propos. Comme si tout ce qu’on lui adjoint n’est qu’un leurre, l’illusion de croire donner du sens à ce qui devrait être observé avec une imperturbable objectivité.
Michel Voiturier
« La lumière et les choses » au Musée de la Photographie, avenue Paul Pastur 11 à Mont-sur-Marchienne (Charleroi) jusqu’au 22 avril. Infos : +32 71.43.58.10 ou http://www.museephoto.be
Catalogue : Marc Trivier, « Photographies 2 », Bruxelles/Charleroi, Maison européenne de la photographie, Musée de la photographie, 2017, 360 p.
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