Diversité s’il en est avec le choix de ces trois photographes. Willocq fait œuvre d’ethnographe plasticien et d’éclatant coloriste. Cornil se penche sur la vie de sa mère et son rapport à elle. Jacques Meuris rapporte des fragments de ses randonnées.
Ces trois perceptions du monde nous invitent dans la mémoire des traditions ancestrales à perpétuer, dans l’intimité familiale de citoyens ordinaires confrontés au quotidien difficile de l’incertitude des jours à venir, dans la curiosité journalistique et esthétique d’une découverte du monde. À travers ces univers nous parcourons une part des problèmes d’aujourd’hui : la conservation de valeurs qui participent à l’enracinement en terre natale ; le témoignage d’une existence passée à combattre les conséquences de choix personnels et des inégalités sociales ; un inventaire anecdotique mais significatif de l’évolution des décors de l’environnement et, du coup, des manières de vivre.
Une Afrique luxuriante
Patrick Willocq a vécu une bonne part de son enfance et de son adolescence en République démocratique du Congo. Il y est retourné pour mettre en images, au cours d’un long séjour, une coutume traditionnelle chez les pygmées.
En bref, il s’agit, pour les jeunes femmes devenues une première fois mères, de vivre en recluses afin de ne s’occuper que de l’enfant, assistée par des servantes et des gardes. Elles en acquièrent un statut particulier susceptible de durer plusieurs années. Durant cette période, elles prépareront un spectacle chorégraphié et chanté destiné à prouver auprès du clan qu’elles sont les meilleures.
Songs of the Walés se présente d’abord sous l’aspect d’une série de portraits en gros plan des jeunes femmes recouvertes de la poudre rouge censée les protéger contre les maladies, les hommes, les mauvais esprits. Ensuite, de monumentales photos inscrivant la visualisation des reléguées que Willocq met en situation dans des décors conçus à la façon d’installations géantes de plasticien au moyen d’éléments trouvés sur place. Ceci en fonction des chants, danses et récits que la ‘walé’ (allaitante) prépare pour le jour de sa libération publique.
La luminosité et la polychromie étincelante dégagent une sorte d’envoutement. Elles attirent le regard, le magnétisent. Nous voici au milieu d’une pratique qui est celle de l’art. Une façon de s’emparer du réel, de le figer en image, de le transcender en métissant la réalité brute et un façonnage sophistiqué. Tout ici est vrai dans la mesure où tout est combiné, agencé, réinventé.
Les matériaux, les personnages sont indigènes. Le résultat est métamorphose du brut : flore, gens sont la base mais se voient devenus porteurs de sens c’est-à-dire fantasmes, imaginaire, mise en scène et en scénario, réflexion critique sur le vécu et les codes institutionnels qu’ils soient fondements de cette pratique ancestrale, qu’ils soient critères esthétiques des pratiques créatrices du contemporain, qu’ils soient clichés inscrits dans la mémoire collective à propos des colons et des colonisés, des blancs et des gens de couleur, des racines du passé et de la modernité supposée du présent.
Sans omettre l’indirecte influence de l’économique puisque Willocq rémunère ce qui est travail d’élaboration des installations à photographier et participe à la libération des recluses qui est liée au règlement de dette (sorte de dot) à payer par les maris en vue de clore la période d’isolement. Le projet du photographe aboutit donc une perspective d’ethnologue, de conservateur des traditions en voie de disparition, de plasticien de l’éphémère, de philosophe en réflexions sur la condition humaine autant que la nécessité de l’art, un art qui va jusqu’à rendre perceptibles des détails minuscules soudain révéler par la luminosité ambiante.
Un quotidien contraint
Olivier Cornil photographie l’ordinaire. Ce qu’il montre, c’est le quotidien, la vie journalière. Pas de recherche esthétique apparente. Une vision plutôt rudimentaire. Comme dans un reportage pris sur le vif. Et le vif, précisément est celui d’une personne très quelconque, n’importe qui en sorte.
Sauf qu’il s’agit de sa mère à qui il a désiré rendre hommage, dont il a voulu montrer la vie. Car souvent, que savons-nous de nos parents ? Surtout s’ils ne sont pas diserts. Si leur vécu a ses inévitables zones d’ombre. Ici, Cornil exprime son admiration pour l’obstination de sa maman à trouver le bonheur malgré malheurs, obstacles, vicissitudes, échecs.
La démarche de Cornil est de nous mener vers l’empathie. Non vers une sorte de compassion pour des individus étrangers en actionnant les mécanismes de l’émotivité facile, factice. C’est d’autant plus difficile que des mots accompagnent ses photos. Ces mots sont le récit brut de la maman narrés par le fils ; ils ne légendent pas les images, ils les complètent.
Celles-ci sont de deux sortes. D’une part des clichés fort anciens, au format carré avec rognures déchiquetées très caractéristiques d’une époque. Des personnes et des moments saisis à l’instantané par l’un ou l’autre membre du clan familial, en noir et blanc ou, parfois, dans les tonalités délavées des premiers ‘multicolor’ ou des fragiles polaroïds. C’est l’aspect document originel.
D’autre part, les prises de vue en couleurs. C’est l’aspect documentaire démonstratif. Une succession de lieux, d’ambiances saisonnières liées au temps qu’il fait et au temps qui passe. Quelques résultats d’actions accomplies : lessive, élagage ou tronçonnage d’arbres, repas pris en plein air, baignade en rivière… Puis une sélection de personnes : mère, fiston devenu parent à son tour, gosses, compagnon de vie remplaçant le jeune marié immature de la jeunesse ratée et les autres conjoints successifs.
Toute une existence nous est étalée. Sans pathos. Sans fioritures. En représentations apparemment simples. En phrases aussi peu littéraires que possible. Un genre de roman-photos qui se déroule depuis une déchéance combattue jusqu’à une vieillesse apaisée dans un bonheur enfin construit.
Le livre qui témoigne en écho de l’expo joue sur les codes de mise en page. Encartées avec certaines de ses feuilles, d’autres en format réduit, dont quelques-unes en superposition de la photo précédente, deviennent de la sorte un fragment consultable d’un ensemble plus vaste, une façon presque interactive d’entrer dans un paysage, de s’inviter sous les apparences. Et de suggérer au regard de visionner différemment, de tendre des liens entre les endroits et la temporalité.
Un surcroît pour l’ordinaire
Jacques Meuris (1923-1993) est d’abord reconnu comme poète et critique d’art. L’écriture vient en primauté sur la photo. Celle-ci est influencée par les mots et le surréalisme puisque, parmi les sujets de prédilection de ce Liégeois, figurent les graffitis, les affiches, les enseignes commerciales ainsi qu’ « un souci avéré de dépassement de la réalité existentielle et du réel contingent, par détournement et déroutage, par défaut ou par excès ».
Sa prise de vue, comme le souligne Marc Quaghebeur, « a à voir avec le travail et la surprise de la lumière ». Outre les mots de ses poèmes, Meuris est devenu « poète des formes et des masses ». Ses séries urbaines misent volontiers sur une géométrisation qui se remémore une des formes de l’abstraction picturale. Celle qui est, selon Pierre Puttemans, capable d’évoquer « un pays entier à l’aide de deux pans de mur éclairés par un soleil brûlant ».
Les contrastes lumineux font surgir des détails, des espaces, des reflets. C’est vrai autant au Bois de la Cambre qu’en Turquie, au cours du passage entre les pierres d’un monument sicilien ou en ayant saisi de dos une femme voilée dans une venelle algérienne. L’insolite surgit d’une rencontre entre des matières et des présences : eau, sable et rocher d’une côte surplombée par une religieuse en uniforme noir que gonfle le vent. Diptyques ou triptyques verticaux se parcourent comme une promenade chronologique elliptique, espèce de haïkus iconiques.
Les contrastes colorés soulignent la massivité blanche d’un camion à proximité d’une élancée berline bleue. Les mailles de fer d’un grillage découpent en losanges juxtaposés l’arrière plan d’un chantier ou d’un parking à étages.
Ce ne sont pas à proprement parler des paysages ni des portraits. Ce sont des pans de réalité extraits d’une métropole célèbre ou d’une bourgade peu connue. L’inventaire porte sur des habitations, des murs recouverts de graffiti ou des publicités lumineuses. On y pressent peu la présence humaine parce que le décor l’induit sans l’expliciter.
Michel Voiturier
« Songs of the Walès – Dans mon jardin les fleurs dansent – L’expérience photographique », expositions visibles au Musée de la Photographie, place des Essarts à Mont-sur-Marchienne (Charleroi) jusqu’au 12 mai 2019. Infos : +32 (0)71 43 58 10 ou www.museephoto.be
Catalogues : Olivier Cornil, « Dans mon jardin les fleurs dansent »,Tavier, du Caïd/L’image sans nom, 2019, s.p.
Adeline Rossion, Marc Quaghebeur, « Jacques Meuris, l’expérience photographique », Bruxelles/Charleroi, Archives et Musée de la Littérature/Musée de la photographie, 2019,120 p.
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