
TURRELL, je me disais, je le connais depuis longtemps, son nom est désormais gravé en lettres capitales dans l’Histoire de l’art, il a intégré le circuit du marché, il appartient au passé. En quoi serait-il concerné, à plus de 80 ans, par les transformations de notre civilisation et toutes ses formes de ségrégations ?
A la lumière de la vaste exposition de ses œuvres chez Gagosian, au Bourget, j’ai réalisé que ma question était déplacée.
On a beaucoup écrit, réfléchi aux intentions, interprété la portée métaphysique, supposé une finalité mystique aux créations de l’artiste : toute la puissante simplexité du minimalisme ! On peut pourtant croire l’Américain (né à Los Angeles en 1943) quand il confie que « my work has no object, no image and no focus ». Rien à voir, rien à savoir. Abstrait, l’intellect seul n’a aucune prise sur la réalité d’un phénomène qui ne passe pas par le langage.
Un Quaker, solitaire mais pacifiste et humaniste, en quête de sa lumière intérieure ? Il est vrai qu’il nous donne à éprouver le trouble identitaire d’une telle lumière, phénomène physique et indicible expérience d’un sacré dont la dimension connecterait ciel et terre par le biais de la vue et du toucher des initiés. Rien à voir ni à savoir d’autre, donc, que l’incandescente profondeur d’espaces sans fond aux contours voués à l’effacement…au contact desquels s’ouvrent les portes de notre perception. L’ascension d’un escalier nous trouve d’emblée désorientés. Car si l’on entre comme dans un bain dans la géométrie d’architectures immatérielles qui flottent dans l’air, c’est précisément là que jaillit notre intuition d’un mystère. Aucune photographie, aucune peinture ni sculpture ne parviendront jamais à représenter le pressentiment, la préscience du Voyant, l’œil grand ouvert sur la béance du monde, auquel Rimbaud a fait allusion dans sa poésie. C’est le vide, une absence parfois aussi massive qu’un mur, aussi minérale qu’une statue, qui sont rendus visibles et tendent à nous envelopper. L’exposition s’intitule « At one » : les limites qui nous tiennent à distance de notre environnement s’estompent, nous ne faisons plus qu’un avec le Grand Tout. Et c’est, paradoxalement, la contrainte du cadre qui rend possible cette expérience de l’infini.

Dans le Painted desert de l’Arizona où, pilotant son avion au-dessus d’un territoire Hopi en 1974, Turrell a trouvé son « Roden Crater », le sable jaune contraste avec le bleu cobalt du ciel et les cendres du volcan couleur rouille. Un paysage coloré, à la fois immuable et changeant selon les heures du jour et de la nuit. A l’intérieur du cratère éteint, l’artiste a aménagé 21 espaces de visualisation des phénomènes célestes, dynamisés par 6 tunnels : le lieu et la formule de ses expérimentations. Des plans, photos, maquettes, estampes et autres documents d’archives enrichissent l’exposition, en marge des deux nouvelles installations monumentales.
On se souvient que l’homme est le fils d’un ingénieur aéronautique et d’une mère médecin, qu’il a étudié la géologie, l’astronomie et les mathématiques, et obtenu une licence en psychologie de la perception avant d’entamer des études d’art. Ses premiers travaux, proches de ceux du groupe « Light and Space », datent de 1965-1966.

S’ensuivront sa célèbre série des « Skyspaces », ses « Wedgeworks », les effets « Ganzfeld » de ses champs visuels massivement saturés de couleur atmosphérique, parmi d’autres réalisations proposées dans des espaces clos, hôtels, villas, temples ou musées disséminés aux quatre coins du monde.
On se rappelle nous être, plus près de chez nous, pareillement dissous dans les brouillards colorés d’Ann Veronica Janssens. On se rappelle encore comment Dan Flavin, minimaliste américain lui aussi, s’était intéressé au médium de la lumière à travers de spectaculaires installations de néons fluorescents au siècle dernier. On songe, d’ailleurs, que si James Turrell est Quaker (comme les fondateurs d’Amnesty International, d’OXFAM et de Greenpeace), Dan Flavin avait étudié la prêtrise au séminaire préparatoire de l’Immaculée Conception de Brooklyn durant son adolescence. Que si, en tant que géomètre et architecte, Turrell peut être considéré comme une figure du « land art », Flavin s’était formé à la météorologie durant son service militaire. Signalons enfin que des œuvres de Flavin et de Turrell ont été exposées à la villa dont le comte Giuseppe Panza di Biurno, collectionneur d’art américain du XXe siècle, avait fait don au Fond Italien pour l’Environnement en 1996. Manoir du XVIIIe siècle perché au sommet d’une colline dans un cadre de verdure surplombant la ville de Varese, la Villa Panza a été convertie en 2001 en musée ouvert au public. Nul besoin de courir jusqu’aux Etats-Unis, en Australie, sur une île du Japon ou ailleurs en Europe.
Le blanc de titanium utilisé par Turrell… La nature granulaire de l’énergie lumineuse des photons… Les ondes électromagnétiques et ces particules élémentaires de masse nulle… Ondulatoires et corpusculaires, la lumière, le sommeil, l’oubli, les rêves sans contenu, dits « blancs »… Le cratère et les sites à ciel ouvert comme autant d’utérus… Le rhéostat qui règle l’intensité du courant et la lucidité terminale comme manifestation du divin…
Cet art serait-il à comprendre comme un pacte passé entre l’expérience mystique et un rigoureux travail scientifique ? Encore une question déplacée à laquelle Lacan a fait écho : « L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise, elle est faite pour produire des vagues ». Les propos de Jacques Lacan ne sont pas toujours d’une clarté éblouissante mais il s’avère, en l’occurrence, que toute Promenade au phare (1) avec Turrell en éclaireur est un voyage expérimental qui ne laisse personne indifférent.
Catherine ANGELINI
(1) « To the Lighthouse » et « The Waves » sont des romans de Virginia Woolf
(avec mes remerciements à l’équipe du « Dire de l’art » et particulièrement à Nathalie Jaudel)
James Turrell
At One
14 octobre – été 2025
Gagosian Gallery
26, avenue de l’Europe
93350 Le Bourget
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