Roy Lichtenstein trameur du fictionnel

Roy Lichtenstein, CRAK ! , 1963, Lithographie offset, collection Lex Harding © Estate of Roy Lichtenstein / SABAM 2020

Si  prédomine le réalisme figuratif dans la production de Lichtenstein (1923-1997), rien n’y est réel dans la mesure où tout y devient fictionnel en passant de l’existence à l’image, de la présence à sa représentation. Cet univers est un reflet constatif du monde occidental et plus précisément étasunien de la seconde moitié du XXe siècle.

Au moment où l’artiste est en pleine possession de ses techniques, nous sommes au milieu de ces années que Jean Fourastié avait baptisées « trente glorieuses ». L’après-seconde guerre mondiale se caractérise alors par une croissance industrielle considérable nourrie en grande partie grâce à la production de masse d’objets de consommation inondant les marchés commerciaux. Ce fonctionnement économique va engendrer une appétence de possession matérielle liée au prix rabaissé permis par la fabrication en série.

Catalogue de choses muséalisées

Lichtenstein est un des artistes qui, avec Warhol, a exprimé le mieux l’omniprésence de l’objet dans la civilisation occidentale de consumérisme exacerbé. Les œuvres réunies en cette exposition, pour la plupart, sont des exemplaires de multiples obtenus par xylogravure, aquatinte, sérigraphie, lithographie, impression offset, tapisserie, porcelaine émaillée…

Leur sujet primordial se centralise sur des choses, des accessoires du journalier. Ils sont traités de manière décantée, selon un graphisme remanié, souligné par des traits noirs identifiant leur silhouette ou des lignes obliques synthétisant ombres et reflets. Ce sera des éléments mobiliers. Ce seront des ustensiles ordinaires comme assiettes, plats, verres, bouteilles, cafetières, pots, vases… ainsi que des nourritures appartenant à une production alimentaire mais non intégrés à la nature. Cette dernière se résume en quelques paysages dont les composants (soleil, lune, nuages, mer, plage) n’ont d’identité que graphique, ni plus ni moins que monuments et immeubles.

Même lors de la représentation d’humains, il ne s’agit nullement d’êtres charnels mais de la transposition d’une de leurs images extraite d’une bande dessinée. En effet, l’artiste s’est emparé de vignettes dont la popularité aux Etats-Unis a découlé  initialement  des ‘comics’ longtemps imprimées et diffusées dans des quotidiens ou des brochures bon marché dont le support papier était de piètre qualité. Il les a épurées, fixées sur des supports plus proches de l’habitude que nous avons en Europe d’éditions sur des feuilles de meilleure qualité.

Simultanément, elles perdent leur valeur narrative étant hors contexte de tout scénario pour devenir objet pour musée ou amateur d’art. Elles s’avèrent mise en exergue du stéréotype sociétal de personnages exprimant soit leur virilité au moyen d’actions violentes, soit leur féminité grâce à leur sensualité et leur sentimentalité.

Lichtenstein va par ailleurs donner à la trame originelle des vignettes – très apparente dans les dessins colorés des bandes dessinées populaires – une importance plastique considérable, avatar du pointillisme et de l’op art. Convertie en points de diamètres variables, elle devient travail sur l’espace,  ponctuation rythmique caractéristique de son style. Il en tirera d’abondantes variations en jouant avec la dispersion, la prolifération, voire leur aspect décoratif.

Emprunts à l’histoire de l’art

Comme le souligne Mercurio, Lichtenstein « s’est toujours intéressé à la dynamique sous-jacente de la transformation d’une copie en un original.»  Avant la bande dessinée, au cours des années 50, Lichtenstein pratique la gravure, procédé qui permet justement la duplication. Il s’inspire de la culture amérindienne et de celle des héros du Far West. Il puise également dans un fonds narratif plus large, comme, par exemple, la légende de saint Georges et du dragon ou des allusions à des combats médiévaux légendaires. Sans oublier ses réminiscences de Paul Klee. Ultérieurement, il empruntera aux impressionnistes et à la peinture chinoise classique, à Degas, Picasso, Mondrian, Calder, Picabia, De Kooning…

Il s’inspirera forcément aussi de la publicité, de ses images imprimées, de ses procédés que le monde artistique, critiques et collectionneurs compris, a tendance à déprécier. Démarche qui lui permettra, écrit Catherine De Braekeleer, de donner un « reflet d’une société de consommation totalement inféodée au monde des représentations et à leur réalité illusoire ». C’est d’une façon critique que les œuvres de ce pop artiste sont choisies. Elles ne sont pas conçues dans de la provocation idéologique mais plutôt selon une certaine rationalité qui évite indirectement les contenus émotionnels. Elles ont valeur de constat, de prise de position en recul, induction à recourir à la réflexion plus qu’aux réflexes impulsifs des sentiments.

Compléments didactiques

Clairement agencée, cette exposition a, au surplus, le mérite d’ajouter au travail de Roy Lichtenstein un triple volet didactique. Le premier est un film montrant l’artiste au travail, ce qui permet de voir notamment de quelle manière il posait, au moyen d’un ruban adhésif, les lignes noires qui délimitent les sujets de ses œuvres.

Le second est une démonstration de plusieurs techniques de reproduction (lithographie, sérigraphie, gravure) au moyen des presses qui permettent leur réalisation. Des œuvres sont d’ailleurs réalisées sur place par Bruno Robbe, Olivier Sonck, Raphael Decoster, Fanny Alet et Rodrigue Delattre. Chaque visiteur a la possibilité de voir soit sur écran, soit en réalité lors des animations, comment se fabrique une estampe.

Enfin, une dernière salle étale des créations satellites du pop art, de son rapport avec le jazz, des parentèles européennes que sont la Fiction narrative et le Nouveau réalisme appartenant à la collection permanente du BAM. Une partie de cette section décode un des procédés chers à ce mouvement artistique : le décadrage et s’attarde sur différentes représentations de la femme.

On y retrouve l’américain Peter Saul (1934) (Peter Saul, une exubérance comico-tragique en technicolor – Flux News Online (flux-news.be ) qui vécut un moment sur le vieux continent. Il est en compagnie de Martial Raysse (1936), Peter Klasen (1935), Valerio Adami (1935), Bernard Rancillac (1931), Eduardo Urculo (1938-2003), Carmelo Carrale (1945), Alejandro Marcos (1937) et du belge Pol Mara (1920-1998).

Bonus en forme de cabinet de curiosités

Au sous-sol, dans la salle des Piliers, un ensemble de photos dues à Marie Cannella (1979) et Laurence Vray (1973). C’est un peu comme si on feuilletait deux herbiers dans lesquels, à la place de plantes, on voyait une collection de lieux, d’itinéraires, d’êtres, d’atmosphères, de gestes… évoquant un monde dont le témoignage s’intitule « La saveur des sentiments ».

Les clichés s’accumulent, s’entassent, se répondent, s’opposent, se dispersent, se rejoignent. Les présentations sont hétéroclites, encadrées de diverses façons ou épinglées, intégrées dans des livres. Elles sont muettes ou accompagnées de mots. C’est invitation à déambuler, à glaner, à picorer de l’œil. 

Les formats passent de la miniature au poster. Les techniques explorent aussi bien l’instantané que la pose et même la durée étirée du sténopé, l’argentique ou le numérique. Les images sont brutes ou travaillées, directes ou à contenu analogique voire métaphorique. Le reportage côtoie la subjectivité d’une perception poétique ou sentimentale, d’un parti pris de dévoiler ou de rester dans le flou de l’autobiographique privé de ses références. Le réalisme ne craint pas le voisinage de l’abstraction.

La disposition générale de l’invasion d’un espace laisse totale liberté au visiteur de combiner son parcours. Il lui est loisible de s’attarder, d’accélérer, de revenir en arrière, de comparer, de rêver ou de douter, d’adhérer ou de rejeter. Il a eu droit à une palette de perceptions. Il a perçu l’envie d’un double univers à partager entre la liberté et le confinement, la nature et l’artifice, l’humain et le matériel. Contrairement au déferlement iconique de la télé, il a disposé d’une durée personnelle pour choisir et ressentir.

Michel Voiturier  

 « Visions multiples » au BAM, 8 rue Neuve à Mons jusqu’au 14 avril 2021. Infos : 0032 (0)65 33 5580 ou www.bam.mons.be

Catalogue : Gianni Mercurio, Roy Lichtenstein, Kenneth Tyler, Catherine de Braekeleer, Avis Berman, «  Roy Lichtenstein Visions multiples », Milan/Mons, ORE Cultura/BAM, 2020, 208 p. (38€)

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