Rencontre avec Denis Gielen

Denis Gielen, salle Aline Bouvy

­Rencontre avec Denis Gielen, directeur du MACS Grand-Hornu et commissaire des expositions A Certain Decade de Gaillard & Claude et Cruising Bye d’Aline Bouvy. Interview menée par Clémentine Davin.

Pourriez-vous nous dire de quelle manière est née cette intention de présenter, en parallèle, deux expositions monographiques qui présentent de nombreuses similitudes tout en étant relativement différentes du point de vue de leur matérialité comme de leur discours ? Artistes de même génération aimant travailler en collaboration, ils critiquent, chacun·e à leur manière, la société contemporaine en axant leur dénonciation sur tout ce qui touche à la normalisation, à la globalisation et à la standardisation.

            « Le projet de départ, de manière assez pragmatique, était axé sur l’exposition solo d’Aline Bouvy. L’architecture du musée possédant, de fait, une structure résolument narrative, nous avions convenu ensemble de n’en occuper qu’une partie – les deux dernières salles et l’esplanade –, et je lui avais proposé d’être la co-commissaire d’une exposition qui aurait pu prendre place dans les salles antérieures et, ainsi, introduire son propos. Dans les premières conversations se dessinait l’idée d’une thématique autour du grotesque car c’est l’une des esthétiques qu’affectionne particulièrement Aline Bouvy. Et puis forcément les projets évoluent, tant du côté de l’artiste que du commissaire, et, à un moment donné, anticipant le fort engagement qu’elle allait devoir mettre dans la réalisation de nouvelles productions pour son exposition, je lui ai soumis l’idée de la décharger de cette tâche et, dès lors, me suis mis en recherche, je dirais, de l’association idéale ; un parti pris artistique qui pourrait pleinement entrer en conversation avec celui d’Aline Bouvy. J’avais gardé en mémoire l’exposition de Gaillard & Claude à Établissement d’en face[1] à Bruxelles, tant par l’étrangeté du propos que par le fait qu’il s’agissait d’une œuvre qui n’enfermait pas les concepts mais permettait, au contraire, à chacun/e de les interpréter avec beaucoup de liberté. Un travail abstrait relevant plus encore du symbolique, du langage et du discours dans son appréciation des normes sociétales que celui d’Aline Bouvy qui, lui, intègre des thématiques de manière résolument plus nette et franche, avec une revendication claire de la part de cette dernière. Il y a également, chez Aline Bouvy, une certaine franchise doublée d’une insolence virulente et crue dans sa façon d’aborder les problématiques qui la touche. C’est ainsi que j’ai initié cette petite rétrospective de Gaillard & Claude qui reprend une dizaine d’années de production et qui correspond, à peu près, au début de l’installation du duo à Bruxelles. »

 « Patrice Gaillard et Claude réalisent des postures, terme rare dans la sculpture mais qui pourrait leur être attribué tant leurs objets semblent avoir une attitude étudiée et maintenue. »[2] Êtes-vous d’accord avec cette citation de Jean-Paul Jacquet ? Pensez-vous qu’elle soit également applicable au travail d’Aline Bouvy ?

            « En effet, il y a une forme d’abstraction corporelle qui va même très loin chez Gaillard & Claude. Dans les marbrés, par exemple, nous sommes face à une vision psychédélique voire physiologique car l’on peut aisément imaginer que ce sont des flux sanguins ou taches entoptiques, quelque chose de très abstrait et, en même temps, que l’on peut rattacher au corps. Quant au paracétamol surdimensionné, c’est aussi un corps. Pour les Balooneys – que l’on peut traduire par foutaises ou encore balivernes – c’est sensiblement la même chose. Effectivement, dans ces boyaux en polyuréthane noués à la manière de lettres issues de l’écriture déliée, telle une esperluette très abstraite qui touche au langage charnel et argotique, on observe une posture alambiquée qui peut qualifier une sorte d’inconfort lié au corps mais également au langage. Et a fortiori avec les instruments de musique qui caractérisent les organes polymorphiques d’un corps d’orchestre et sont disposés dans l’espace suivant un principe de narration ou de mise en scène qui, indubitablement, fait référence à la fiction. Et cela est encore plus vrai chez Aline Bouvy car il y a tout le langage qui a trait au corps et à sa représentation et, plus spécifiquement, à son hypersexualisation. Pour la réalisation des imposants panneaux rassemblés au sein de l’installation Potential for Shame, produite pour l’occasion, l’artiste a effectué un important travail de recherche et s’est librement inspiré, entre autres, de l’iconographie d’une fresque circulaire intitulée Die Klarwelt der Seligen et réalisée par l’artiste allemand Elisàr von Kupffer (1872-1942)[3], ainsi que de celle présente sur le frontispice de l’Athénée Léonie de Waha à Liège. Procédant à une féminisation du corps de police, Aline Bouvy tente ici, avec audace et insolence, une déconstruction du modèle de domination masculine. »

         Tous trois développent également un travail pluridisciplinaire basé, entre autres, sur le détournement des objets dont ils interrogent les caractéristiques ainsi que la charge affective associée à ceux-ci. Pensez-vous que l’affect puisse ainsi être considéré à la fois comme un lien de correspondance et un élément déterminant dans leurs pratiques respectives ?

         « La charge affective est autrement marquée chez Gaillard & Claude car cela relève de quelque chose de peut-être plus abstrait, de plus complexe à décoder aussi mais, en même temps, il est vrai que l’on peut dire que c’est un domaine qui les rassemble. Chez Gaillard & Claude, comme chez Aline Bouvy, le malaise, par exemple, ce sentiment un peu inquiétant, étrange, est régulièrement convoqué. L’entre-deux, l’incertain chez Gaillard & Claude est un paramètre plastique qui nait de la fluidité des matières par le recours à des pratiques relativement souples au niveau des gestes, malléables de par le choix des matériaux et ambigües dans les interprétations. Les premières marqueteries en linoléum d’Aline Bouvy, semblables à des images mentales, résonnent avec les papiers marbrés de Gaillard & Claude. Et pour aborder l’affect selon la terminologie établie par Deleuze[4] qui l’associe à la création musicale, un sentiment qui s’empare du corps et qui active la mémoire de manière beaucoup plus directe et organique que ne peut le faire la vue, nous retrouvons ce paramètre dans le travail de Gaillard & Claude à travers la présence physique des instruments de musique, même silencieux et au repos ; et bien sûr, dans l’installation sonore et interactive d’Aline Bouvy, Potential for Shame qui est la version in situ et augmentée d’un projet antérieur intitulé Splendeur et Décadence des Sirènes[5]. »

Propos recueillis par Clémentine Davin


[1] Gaillard & Claude, Early development of calculus, 20.02 > 10.04.2016

[2] Citation de Jean-Paul Jacquet extraite de Text(e)s, Éd. Loevenbruck, Paris, 2009

[3] Cette fresque est conservée au sein de l’Elisarion en Suisse (https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/031029/2005-11-14/)

[4] Les affects sont « des devenirs qui débordent celui qui passe par eux, qui excèdent les forces de celui qui passe par eux » in Abécédaire – I comme Idée, 1996

[5] Les deux premières versions furent présentées à la New Space à Liège (25.10 > 05.12.2020) et à la Kunsthal Gent (29.01 > 14.03.2021)

-Gaillard-Claude_Orchestra.-Photos-Kristien-Daem

Gaillard & Claude. A Certain Decade

Aline Bouvy. Cruising Bye

27.02 > 18.09.22

Formes et figures de l’altérité s’invitent au MACS

Le duo de plasticiens français Gaillard & Claude ouvre cette exposition en rassemblant dans les premières salles, et pour la première fois dans un contexte muséal belge, quelques-unes de leurs productions communes ; une association débutée à l’aube des années 2000. Prenant pour point de départ la date de leur installation à Bruxelles en 2008, A Certain Decade expose ainsi, au travers de trois grands ensembles que sont Le Groupe et la Famille (2010), l’Orchestre (2015-17) et Talking Baloney (2020-22), une œuvre protéiforme résolument bavarde mais qui, pour l’occasion a, semble-t-il, été réduite au silence, ou plutôt, délibérément offerte à la libre interprétation des visiteur·euse·s. Sous une apparente incongruité, tant plastique que formelle, chaque ensemble renferme quantité de références et symboles visant à questionner les règles et valeurs imposées par la société aux membres qui la constituent. Pour ce faire, les artistes s’emploient à déjouer les codes de perception usuels en nous mettant généralement face à une vue micro hautement agrandie – pouvant s’apparenter à celle obtenue au moyen d’un microscope – voire amplifiée, et qui, non sans un brin d’humour assumé, peut induire chez certain/e/s un sentiment d’inconfort ; impression accentuée par le caractère pour le moins équivoque et ambivalent de chacun des « sujets » exposés, incitant le public à aller à leur rencontre pour tenter d’en percer les mystères. Tel « un orchestre ouvert à discussions »[1], le projet collaboratif porté par Gaillard & Claude est tout entier tourné vers la mise en exergue et le détournement des marqueurs de normativité, dont les artistes ne manquent pas de souligner le caractère absurde – pour ne pas dire aliénant –, en partie attesté par le recours généralisé aux prescriptions et consommations de substances médicamenteuses. « Le tube est l’emblème formel de la perception sous les effets de la drogue. Il est aussi celui de la navigation, des réseaux et de l’expérience des médias contemporains. Talking Baloney peut dès lors être conçu comme une représentation d’un voyage psychotrope et d’une immersion technologique, d’une errance dans une autre dimension à l’échelle réduite d’une maquette, ou d’un espace arpenté soudain vu d’en haut. […] On pourrait aussi bien concevoir notre cerveau à la fois comme un organe et une topographie. Ainsi, il est possible de voir dans la série Talking Baloney autant de représentations de notre capacité à naviguer à l’intérieur de notre corps, de voyager dans notre propre cerveau. »[2]

Dans une relative continuité, le parcours se poursuit avec une exposition personnelle de l’artiste belge Aline Bouvy, qui présente un ensemble de productions s’étendant, lui aussi, sur plus ou moins une dizaine d’années de création. Introduite par un bas-relief mêlant plâtre et urine, et représentant un chien occupé à faire sa toilette intime, l’installation Cruising Bye, conçue par l’artiste pour l’espace du MACS, a été pensée comme une déambulation au sein de sa pratique, en résonnance avec l’architecture du lieu. Dans le vaste corridor dédié à ses marqueteries de Linoleums (2014-18), elle a ainsi opté pour l’intégration de ralentisseurs qui ont pour but de ponctuer la marche tout en délimitant des zones, une démarche qui fait autant référence à l’usage commun dudit matériau qu’à ses errances personnelles en termes de recherche esthétique et plastique sur l’art du grotesque ou du « mauvais goût ». Sculptures, marqueteries et photographies semblent s’imbriquer et se répondre selon une organisation quasi-organique, disséminées dans l’espace tels les fragments d’un paysage que chacun/e serait libre de reconstituer à sa guise – si tant est que cela soit possible. À l’issue de ce que l’on pourrait qualifier de pérégrination onirique, une toute autre installation nous attend, comme pour nous sortir de l’état de semi-conscience dans lequel nous étions plongés depuis le début. Potentiel for Shame (2021-22) est, de ce fait, un imposant dispositif visuel, mobile et sonore qui habite l’entièreté de la salle qui lui a été attribué. Selon les mots de l’artiste : « Je voulais reproduire des figures policières sans tomber dans une espèce de cliché et, lentement, l’esthétique est arrivée, née de mes recherches sur la représentation homo-érotique dans l’histoire de l’art, essentiellement au travers de l’étude de dessins et peintures. La Jesmonite® est un matériau qui est beaucoup utilisé dans le cinéma, en particulier pour la réalisation des décors. Ce qui me plaît dans ce matériau c’est que, tout comme le linoleum, il n’a pas vraiment de noblesse dans le domaine de l’histoire de l’art, c’est pourquoi j’ai choisi de l’utiliser pour créer mon décor de figures policières. Le projet a débuté à l’occasion d’une invitation à exposer à la New Space en 2020 – ancien garage de la police judiciaire de Liège -, pour laquelle j’avais réalisé trois grilles de bas-reliefs, associées à de petites voitures téléguidées. Cette nouvelle implantation au MACS fut l’occasion idéale d’agrandir, de pousser l’idée plus loin. » Cette coproduction immersive, hautement symbolique et subversive, met nos sens en émoi en nous conviant, tantôt à prendre part à la chorégraphie partiellement interactive induite par les véhicules sonorisés, tantôt à nous en soustraire pour l’observer depuis l’estrade disposée à cet effet – tel un témoin se tenant au-dessus de la mêlée –.

Clémentine Davin

CATALOGUES

Gaillard & Claude A Certain Decade

Artistes : Gaillard & Claude

Éditeur : MACS / Musée des Arts Contemporains au Grand-Hornu

Auteurs : Yann Chateigné, Denis Gielen

Bilingue Français – Anglais

112 pages ; 60 illustrations couleur

Format : 19 x 26,5 cm

18 €

Aline Bouvy Cruising Bye

Artistes : Aline Bouvy

Éditeurs : Buchhandlung Walther König ; MACS / Musée des Arts Contemporains au Grand-Hornu

Auteurs : Denis Gielen, Milena Oldfield

Bilingue Français – Anglais

200 pages ; 91 illustrations

Format : 24 x 30 cm

39 €


[1] Citation extraite de l’entretien « Gaillard et Claude MACS expo » mené par Lino Polegato et visionnable en ligne : https://youtu.be/vvcSSdjwuEg

[2] CHATEIGNÉ Yann, « Mind Racing », in Gaillard & Claude A Certain Decade, catalogue de l’exposition, français / anglais, Musée des Arts Contemporains au Grand-Hornu, 2022, p. 53

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