Deux cents et quelques œuvres pour s’interroger à propos du temps. Cette matière impalpable et immatérielle. Parfois imperceptible mais toujours présente puisque nous sommes plongés dedans dès la première seconde de notre venue au monde. Et même auparavant puisque l’attente de notre mère nous la vivons avec elle en elle.
Il est impossible que nous percevions tout le temps le temps. Mais le fait que nous ayons inventé des cadrans solaires, des horloges et des chronomètres est bien là pour nous rappeler son existence, son exigence ou du moins celle qui jalonne notre quotidien des contraintes que nous nous sommes imposées et qu’agendas et calendriers nous redisent.
Le déroulement
La plus spectaculaire illustration de notre condition humaine est celle des 50 autoportraits de Roman Opalka, saisis à intervalles réguliers dans des conditions identiques de 1965 à 2010. Ils sont étalés côte à côte dans l’exposition et repris simultanément dans le catalogue. Lorsqu’on les parcourt les uns après les autres, nous percevons des différences entre chacun d’eux. Et arrivés face au dernier nous comprenons le chemin parcouru de la vie vers la mort. Lorsque nous les voyons réunis sur une double page, nous percevons visuellement la progression du temps sur le visage, ses détails, sa métamorphose. Et comment aurions-nous réagi si la scénographie de cette expo les avait placés dans un lieu circulaire ?
Le visage sert aussi à Édouard Boyer. C’est le sien à l’âge très juvénile de trois ans. Il a ensuite été transformé par un logiciel familier aux enquêtes sur des personnes disparues. À une nuance près : le regard initial a été conservé. D’où une impression d’étrangeté qui fait basculer cette réalité vers le fantastique.
Les ‘aubiers’ finement gravés par Muriel Moreau disent aussi cet accumulation de moments d’existence, sans exprimer de fin puisque les couches successives, comme dans la réalité des arbres, s’ajoutent en cercles, toujours plus larges, ne témoignant pas de dégradations mais seulement d’évolution.
Le journal intime de Kikie Crêvecoeur exprime le passage par des dates apposées sur des vignettes où sont inscrites des actes, des présences, des notes brèves. La diversité du quotidien s’y révèle et s’y condense par le choix privilégiant un moment plutôt qu’un autre.
Anne de Gelas, en son livre d’artiste, s’immisce jusque dans le plus privé d’une vie. Et M.M.C. Octave alliant texte et imagerie dessinée inscrit des moments datés et situés afin d’exorciser leur fugacité.
À travers ses hélios, Burkhard transcrit une nature destinée à se faner quelle que soitla chaleur des coloris qui l’animent. Mais on sait que ce végétal-là, laissée à elle-même, se survivra en renaissant à la saison propice. Ce qui est moins certain pour la plante en pot délaissée peut-être à jamais par un jardinier d’appartement qui négligera de l’arroser ainsi que le montre Christian Carez.
Le scarabée de José Maria Sicilia laisse supposer qu’il vient d’un milieu aquatique, cherche à s’en échapper au risque d’y revenir comme vers une destinée écrite d’avance. Les monotypes de Sandra Plantiveau s’interrogent sur l’éphémère au même titre mais avec d’autres illustrations qu’Anne-Emilie Philippe.
Les constatations
Le temps écoulé tient dans les cigarettes écrasées débordant d’un cendrier sérigraphié avec finesse par Tetsuya Noda auxquelles il ajoute un soupçon d’ancrage dans le passé par des tonalités ocre délavées, ternies.
Regarder avec recul comment furent employées certaines journées, l’agenda le rend possible. D’une part, il indique les occupations prévues ; par ailleurs, il accueille des notes succinctes. Les pages arrachées et hachurées par Pierre Buraglio attestent un besoin quasi rageur d’en effacer les indices. Tandis que Sylvie Canone jette en ses eaux-fortes des signes graphiques épars, accumulés, désordonnés liés à l’une ou l’autre journée transitoire dont il convient de décoder la confidence énigmatique. Démarche que Clareboudt entreprend en l’explicitant de textes, citations, réflexions, descriptions…
Vouloir figer le temps engendre une réalité immatérielle. Ainsi en est-il d’un paysage photographié derrière la vitre d’une voiture en marche par Christiane Baumgartner. Décomposé en les 25 images d’une seconde de prise de vue, le voici muté en perception floue, rayé par la relativité qu’engendre le déplacement.
Ce qui s’imprime sur le vernis d’une plaque métallique lorsqu’elle est plongée durant une période variable dans le courant d’un cours d’eau visualise l’impact de la force aquatique, son taux de morsure acide, sa réaction chimique. Bilan non schématique mais iconique constaté par Kevin Britte : un mouvement dilué, aux allures de déferlement, de cascade, de déluge. Dubuffet, lui, donne à la litho le rôle de conserver une trace évoquant ce qui a bien pu arriver à la matière pour la métamorphoser à ce point dans son apparence.
Se référer à la coïncidence problématique entre une excursion nautique à connotation romantique sur la Seine et un extrait de petite annonce d’une septuagénaire pour site de rencontres permet à Maja Sposova de susciter des réactions amusées, ironiques, désabusées ou dubitatives.
Les prolongements
La main surmontée d’un poignet autour duquel est enroulé un bracelet montre est un symbole généraliste. Agathe May l’installe dans la finesse d’une gravure sur bois. Mais elle se penche plus spécialement sur une plaie moderne, celle de la pollution considérée comme un phénomène dont la durabilité pèse sur l’avenir. Ses objets colorés sur fond de nature en noir funèbre font tache avec une violence nécessaire.
La nostalgie découle d’un passé regretté, considéré en tant que meilleur que le présent. Il arrive d’en conserver une partie. Christian Jaccard ne préserve que ce qui n’a pas été réduit en cendres après un début de combustion. En conséquence, l’objet sauvegardé n’est plus lui-même ; il se retrouve autre par son aspect, par l’usage qui peut en être fait. Tuymans se réfère au siècle XVIe de la peinture flamande.
Que demeure-t-il du fugace, de l’objet utilisé ou perçu ? Apparemment, selon Susumu Endo, une espèce de dilution dans la luminosité, un reflet jumeau tel un reste de mirage. Mais le matériau de la solidité même, que devient-il lorsque la violence de la nature le dégrade ? sans doute une pierre ébréchée ? plus probablement ce que devient ce qu’a bâti l’humain quand il l’abandonne ou le détruit au cours des conflits qu’il engendre ? Michel François paraît penser qu’il n’y a, en guise de dénouement à l’usure, que ruine pour archéologue ou pour rebâtisseur.
L’ambiance de lieux délabrés attire Thierry Wesel. Le débraillé d’un espace délaissé laisse percevoir qu’il fut, en une période improbable, occupé, rentabilisé, entretenu alors que le voilà désormais classé au rayon du fantomatique. Matsutani invite à se questionner sur ce qui est montré, frôlant presque toujours l’abstraction avec des figurations.
Des créations étrangement insolites de David De Tscharner, supposons qu’elles seront mobiles, vibratiles, fertiles pour nourrir dans le temps à venir l’imaginaire de qui les possèdera. Et des photogravures conçues par Carsten Höller, on présume que les larves qu’il a agrandies vont prochainement se lancer dans le flux temporel en devenant des insectes ayant devant eux toute une vie même si pour eux elle s’avère plutôt éphémère. Urs Luthi nous laisse répondre à la question de savoir ce qui reste de la clarté une fois le cliché pris.
Dès l’entrée à cette exposition, Ingrid Ledent résume sans aucun doute cette rencontre parmi plus de 200 œuvres. En une sorte de triptyque, elle sertit une reproduction en noir et blanc d’indices que le temps a laissés sur sa peau au centre d’un ensemble à la dominante verte, transcription métonymique de la vitalité végétale, allusion au fait que toute décrépitude, dans un monde – s’il ne s’autodétruit pas – où le vital prend toujours le dessus sur le périssable.
Dès la visite terminée, il est bon, de méditer avec Emmanuel Madec qui, dans le catalogue, nous rappelle l’essentiel : « Ce qui provoque cette nécessité indéniable de la représentation de l’écoulement du temps, c’est sans doute l’état de sidération que l’on éprouve face à son irréversibilité. »
Michel Voiturier
« Bientôt déjà hier » au Centre de la Gravure et de l’Image imprimée jusqu’au 8 septembre 2019, 10 rue des Amours à La Louvière. Infos : +32 (0) 64 27 87 27 ou https://www.centredelagravure.be/
Catalogue :Catherine De Braekeleer,Emmanuel Madec, Rainer Michael Mason, « Bientôt déjà hier », La Louvière, Centre de la Gravure, 2019, 190 p.
Poster un Commentaire