Prendre corps !

LA RIBOT © Júlio Silva Castro

 La Bâtie 2018 Festival de Genève

En cette chaude rentrée à Genève, les diverses scènes du festival la Bâtie nous font vibrer sur des ondes bien plurielles. Petits récits de quatre moments forts choisis sur ces deux semaines de riche programmation éclectique. Quatre approches du corps, du mouvement, dansé ou non ou presque, ou comment des auteur-e-s radicalement singulier-e-s habitent la scène selon les lois de leur univers propre.

D’abord, une expérience qui marquera durablement : celle issue de la rencontre entre l’artiste hispano-suissesse La Ribot et la compagnie « Dançando com a Diferença », dirigée par Henrique Amoedo sur l’île portugaise de Madère où il développe l’approche de la danse inclusive depuis plus de quinze ans. La troupe de performeurs aux handicaps divers inonde la scène et sa projection vidéo de leur vivacité, de leur malice et de leur sensualité débordante. Une œuvre cathartique à bien des égards, aussi bien pour les artistes, qu’ils-elles performent ou mettent en scène, que pour le public, très directement impliqué. Car il s’agit en premier lieu de notre regard sur ces corps discriminés qui exultent ici leur énergie vitale et leur grâce pendant septante minutes de séquences oniriques et burlesques, sur la scène et à l’écran. Une large projection vidéo trouve en effet sa juste place dans la dynamique de ce projet scénique, le rythmant de séquences filmées en amont, comme autant d’étapes de travail et de jeu en collectif qui donneront forme à la performance. Ces scènes mêlent l’esthétique fantastique des sombres paysages insulaires aux arbres tortueux pris dans la brume avec le registre de la comédie dans ces improvisations de groupe où les corps jouent, se cherchent, feignent de se poursuivre et de se déshabiller dans un ballet spontané, aux rythmes des cris de ravissement et de soulèvement. La Ribot affirme encore ici son regard tragicomique sur la vie, se saisissant de cette collaboration pour poursuivre autrement ses propres interrogations aussi politiques que poétiques sur l’humanité, le désir, la marginalité. “Happy Island” constitue une belle réussite de collaboration où chacun trouve la place d’exprimer une part de soi en affrontant les obstacles de la vie qui paraissent les plus insurmontables. On salue la justesse de ce projet qui, au lieu d’uniquement les problématiser, agit directement sur les questions d’inclusion par le biais d’une œuvre collective vibrante.

Sur la fastueuse scène du BFM, l’univers crépusculaire du “Grand Finale” de l’acclamé chorégraphe et compositeur israélien Hofesh Shechter s’impose avec force. Plongés dans un décor minimaliste composé de suggestifs monolithes qui s’agencent tels des gratte-ciels ou des ruelles en impasse, la troupe de dix époustouflant-e-s danseuses-eurs s’élance dans un ballet aux semblants chaotiques, orchestré pourtant avec le plus grand soin. Troublante grâce dans la violente mise en branle des corps. Les mouvements d’émeute sont suggérés au travers de citations chorégraphiques provenant de multiples horizons culturels se rencontrant ici, entrecoupés de duo plus explicitement macabres, avec des corps désarticulés tombés à terre. Pendant une heure trente, les corps se soulèvent, s’entrechoquent ou s’harmonisent, les bandes se solidarisent ou s’affrontent dans une furieuse énergie collective. Alors que la puissance visuelle, performative et symbolique de la pièce est à son comble, le registre vire malheureusement vers le pastiche et les images fortes proposées se répètent, insistantes, jusqu’à perdre de leur fascination. Regrettable scission pour une deuxième partie de spectacle qui explicite un peu trop ses sources et désactive l’envoûtement premier.

L’influence du « krump » est omniprésente. Cette danse, née dans les quartiers pauvres noirs américains au début du millénaire, se retrouve ici en fil rouge, comme ralentie, découpée et retranscrite pour l’environnement scénique. On ne peut s’empêcher de repenser à notre émotion devant le court-métrage de Clément Cogitore réalisé cette année sur le plateau de l’Opéra Bastille de Paris où il convie un groupe de krumpers le temps d’un extrait du ballet “Les Indes Galantes” de Rameau (qui donne le titre au film). Dans le court métrage de Cogitore comme dans la pièce de Shechter, on revit le décalage entre l’histoire de ces plateaux distingués et celle de ces danses de rues naissant dans la violence quotidienne des ghettos. A la différence évidente que les danseurs conviés par Cogitore sont les représentants de ce mouvement noir américain, alors que la troupe internationale du “Grand Final” se compose de professionnels parfaitement entraînés à réinterpréter ces puissantes sources d’inspiration. Au sein de ce tumulte haletant, une interprète nous hypnotise particulièrement par sa profonde transe. Il s’agit de la danseuse et chorégraphe coréenne Yeji Kim.

Tout au long de la pièce, de fulgurantes allusions aux diverses danses traditionnelles, en outre grecques, russes ou encore irlandaises, nourrissent cette esthétique métissée, très inspirée aussi par la dystopie fantastique qui a marqué une grande partie du cinéma d’anticipation et continue d’être on ne peut plus actuelle. Malgré un tableau final permettant d’imaginer une voie de sortie, si ce n’est en fait un recommencement vers le même déclin, Shechter admet être un “pessimiste absolu” et confie : “Je crois que nous n’avons pas la possibilité de faire quoi que ce soit de bon pour notre monde. Ce que je trouve intéressant cependant, c’est la beauté qui se niche dans la difficulté à accepter une telle réponse. Cela raconte quelque chose de la beauté et de la puissance de l’esprit humain.”

D’autres corps hurlants, cette fois dans une proximité redoutable, cherchent à occuper leur place autour d’un mur de briques articulant l’espace performatif immersif de “ Everything Fits In The Room ”. Selon les mots introductifs des auteures que je m’essaie à traduire ici : “ Un mur autonome, un îlot de cuisine mobile et des corps décadents composent une écologie perturbatrice demandant un réajustement constant. La sorcellerie rythmique entraîne l’effort malgré la non-gouvernance de tous les éléments de la pièce. Est-ce un chantier de construction ou une émission de cuisine ? ”.

Sous l’impulsion de Simone Aughterlony et Jen Rosenblit, les cinq performeurs donnent tout, testant les limites de leur animalité, du grotesque au tragique. Dans une ambiance survoltée par les sonorités des cuistots-musiciens, Miguel Gutierrez et Colin Self jouant en direct une bande sonore implacable, les corps sont habités et répandent leur énergie dans toutes les directions. L’audience n’est pas ménagée et n’a nulle part où se cacher. Il faut vivre avec et dans cette scène à 360 degrés. Les différentes générations LGBT sont au rendez-vous ainsi que d’autres créatures de divers poils, plus ou moins surprises de se retrouver propulsées au cœur de cet étrange rite collectif. L’envoûtement opère pourtant assez vite et on s’embarque pour septante-cinq minutes de performance à un rythme général rondement régit. Les actions suscitées par un nombre restreints d’objets et d’accessoires présents taquinent avec l’improvisé tout en conservant une structure qui permet à l’ensemble de garder sa forme. Un admirable équilibre est trouvé entre le spontané et le chorégraphié. Les gestes gardent leurs contours imprécis et s’emparent pourtant de l’espace et du temps. On est convié à cette fête exutoire, où l’on s’amuse et l’on heurte, où l’on se vide en purgeant quelque-chose de non-dit, quelque chose de l’ordre de la bienséance et du civilisé. Nos silhouettes de spectateurs propres-sur-eux font alors bientôt tâches. Place à l’animal, au subconscient, au fantasme.

Une des propositions les plus ambivalente et indéfinissables reste sans doute la nouvelle création de Dimitris Papaioannou sur la scène du Château Rouge à Annemasse, côté français. “The Great Tamer” nous laisse dans un étrange état, entre le rire et la mélancolie qui pointent tout autant sans qu’aucun ne s’impose jamais tout à fait. Dans ces tableaux oniriques tour à tour cruels et doux, les Hommes et leurs chimères s’affairent sur un plateau-jeux de cartes en perpétuelle métamorphose d’où s’extraient terre, eau, corps ou membres. On passe d’un code et d’un registre à un autre, de l’univers du mime et de la magie à celui du film de conquête spatiale, de la mythologie grecque au fantastique d’un Frankenstein en passant par la peinture et ses multiples remises en scènes hallucinées. Les corps, au centre de l’œuvre, sont fragiles et forts, démembrés et recomposés, réparés ou torturés, habillés et déshabillés, exhumés et ré-ensevelis. Ils apparaissent et disparaissent, usant autant de la prestidigitation que de la répétition, désactivant alors la force première du spectaculaire pour nous amener vers une dimension plus entêtante et universelle d’un éternel cycle de vie et de mort. Le chorégraphe grecque issu des Beaux-Arts et de l’univers de la bande dessinée présente sa création comme l’exploration d’une thématique archéologique : “Il s’agit de creuser et d’enterrer, puis de révéler des actions métaphoriques pour parler de l’identité, du passé, de l’héritage et de l’intériorité subconsciente. Creuser, c’est s’offrir la possibilité de découvrir le trésor que l’on renferme, de trébucher sur son héritage culturel sans le savoir.”

Ce projet ambitieux ne pardonne aucun écart. Et si notre attention se détache par moment lors de cette longue fresque d’une heure et quarante minutes, son univers à la fois austère et fantasque exige pourtant un emprise absolue. On replonge alors dans ces eaux troubles, dans ces sables mouvants où l’absence de mot règne et où les chairs cherchent à prendre corps.

Marion Tampon-Lajarriette

Septembre 2018

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