Pour garder le Nord

Marinette Cueco, “Oseille, ail, poireau, rhubarbe derrière feuilles et pelotes de buis” ©Cathy Christiaen, Ville de Dunkerque

Parmi les expos nordistes, une sélection éclectique dont la diversité donne de notre monde une vision élaborée et mélangée qui s’empare aussi bien de l’ordinaire de proximité que du foisonnement de l’imaginaire, de l’émerveillement que de la réflexion critique. De la jeune création à des pratiques héritées et transcendées.

Au Fresnoy, un choix d’œuvres de Martinez et des aperçus fragments de la collection Pinault. Elles témoignent d’engagement. Elles parlent de nature et de sa richesse à protéger, du temps qui s’écoule, des déplacements volontaires ou contraints, de l’espace considéré dans sa dimension géopolitique. Elles sont vecteurs de réflexion au-delà du plaisir qu’elles donnent à être vues. Au LAAC, nature encore à travers les variations déclinées par Mauricette Cueco à partir de plantes familières. Au FRAC Grand Large, la photo est en exergue avec les reportages effectués auprès des migrants par Serralongue à Calais et les recherches paysagères de Garnier.

Traverser

Enrico Ramirez, “Cruz, mar del plata” © E. Ramirez, ADAGP Paris, 2022. Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris – Bruxelles.jpg.

À l’accueil du Fresnoy, en guise de prologue, une phrase de Gilles Clément en néon bleu donne le ton de manière  intrigante : « Pour construire / un jardin, /nous avons besoin  / d’un lopin de terre / et de l’éternité. » Elle est le choix de l’exposant principal, Enrique Ramirez, ancien étudiant du Studio des Arts contemporains de Tourcoing. Elle préfigure ce qui va suivre à propos d’espace et de temps, de nature et d’avenir, d’utopie et de concret.

 À l’intérieur, première œuvre avertissant le visiteur et lui suggérant d’avoir un regard curieux et sans œillères : une sorte de gros caillou sur lequel grouillent des centaines d’yeux en pagaille. Ils dirigent leur attention dans toutes les directions comme l’a voulu Jean-Luc Moulène (1955), accumulation silencieuse qui ne cille pas.  

Lucas Arruda (1983) peint des paysages en petit format. Ils possèdent un aspect figuratif. En réalité, il devient très vite évident que ces lieux mis en peinture sont essentiellement une recherche sur la lumière, donc sur l’ambiance imaginée et imagée à un moment plus ou moins précis qui s’étend de l’aurore au crépuscule. Chacun, en référence à l’horizontale inscrite sur la toile tentera de s’y repérer en y inscrivant une étendue se découpant dans la brume.

La série de photos couleurs proposée par Paulo Nazareth (1977) témoigne d’un parcours pédestre cheminant du Brésil à New York via Cuba. Chacune est un portrait de l’artiste, seul ou en compagnie d’indigènes. Chacune, grâce aux indices du lieu et à celles des habits portés, indique une part de la culture des gens du cru, suggère des liens avec de situations sociopolitiques vécues en tant que métis migrant provisoire.

Le même plasticien installe un espace de prière où il convient de vénérer des produits de consommation courante dont l’étiquetage contient des allusions à des saints. Là se développe une dérision face à la surconsommation de denrées ou de matières industrialisées au détriment de leur qualité. C’est également un avertissement engagé au sujet de peuplades d’Amérique du Sud menacées par une agriculture intensive monopolisatrice sur des territoires autrefois habitables ou cultivés artisanalement. 

Antoni Muntadas (1942) invente un dialogue métaphorique et allégorique concrétisé par la présence verticale tête-bêche d’une bougie et d’une ampoule électrique. Toutes deux sont allumées au sein d’une boîte sombre. Elles sont passé et présent, tradition et innovation, artisanat et production industrielle. Elles sont repères d’époques et de modes de vie différents. Elles semblent suggérer une notion de progrès. Mais la réponse est susceptible de changer lorsque la chaleur de la flamme fait éclater le verre de l’ampoule et métamorphose le dialogue en confrontation.

C’est une interrogation à propos de l’émigration et du nationalisme que pose la vidéo de Yael Bartana (1970). Le film raconte le trajet d’un rameur solitaire qui vient déplanter un drapeau israélien fiché sur un rocher en mer afin de le remplacer par un olivier. Il est chargé de signes emblématiques tant sur le plan purement politique qu’historique et sociologique.

L’amoncellement au sol de branchages par Danh Vo (1975) à de quoi troubler. Au premier abord, cela ressemble à un torrent tumultueux. Au second, cela se confirme. Comme l’eau des catastrophes naturelles, le mouvement esquissé par les branches charrie des membres humains en bois sculpté, notamment d’un Christ ancien démantelé. Il s’agit bien d’une calamité traduite métaphoriquement. Sorte de témoin à charge des changements climatiques, que quelques chaînes métalliques rouillées associent à une exploitation industrielle effrayante de la forêt.

Cette création en écho avec les préoccupations écologiques actuelles se poursuit par une branche de fougère que Daniel Steegmann Mangrané (1977) métamorphose en sculpture bonzaï, fragile et légère. Il lui fait écho avec une vidéo consacrée à des plans rapprochés de branches dont il est vite évident que certaines sont des phasmes, ces insectes à l’aspect de brindilles. Les similitudes d’apparences, quasi symbiose entre végétal et animal, constituent une passionnante rencontre entre deux formes du vivant, lien entre deux espèces d’essence disparates et, en quelque sorte, complémentaires.

La présence insérée dans le lieu par Latifa Echakhch (1974) est celle d’un fantôme en escapade dans un pays qui offre des colliers de jasmin. La conjonction de fleurs et d’une simple chemise de coton blanc, suspendus sur un même support éclairé de façon à posséder une ombre double suffit à donner corps à ce fantasme, à cette présence d’absence. Cette fois, c’est la réunion de deux objets dont l’un est d’origine végétale et dont l’autre pourrait être la matière du premier. Le voisinage d’un rideau translucide composé de bouts de laine et de fragments de baguettes signé par Vidya Gastaldon (1974) s’harmonise avec cette ‘apparition’. Ainsi se dresse une sorte d’arc-en-ciel, ténu, frêle, proliférant et néanmoins quasi immatériel. Alors que, pas très loin, Nina Canell (1979) met la science et la rationalité au défi en épandant sur des céramiques une certaine quantité d’eau maintenue à la surface au moyen d’une invisible couche de produit hydrophobe. Effet garanti de l’éclat pris dès lors par la matière support sous les projecteurs.

La part consacrée à Enrique Ramirez (1979) s’insère ici et là, liaison entre les travaux des autres artistes. Ses préoccupations pour notre planète se manifestent de plusieurs points de vue. Au point de vue écologique, il a conçu un logiciel susceptible de capter depuis les pôles Sud et Nord des variations de pression et de climat qui se transforment en sonorités diverses, musique naturelle aléatoire créant ici un décor sonore permanent. Une autre réalité se lit dans la silhouette de cette carte en terre cuite de l’Amérique du Sud considérée comme récipient d’eau douce, manière indirecte de rappeler que sur ce sous-continent se trouve près d’un tiers des réserves d’eau potable de la planète.

C’est une vidéo, « Punto de fuga al profundo horizonte » qui résume ce cycle aquatique, ce que Ganivet définit comme « une récurrence méditative ». Elle montre en continu des flots écumants se fracassant sur des rochers, va-et-vient perpétuel, composant d’éphémères géographies jamais au repos, hypnotiques ressacs astreints, comme Sisyphe, à la même sempiternelle action. Tandis qu’une autre création mêle liquide et permanence : un instrument sonore traditionnel péruvien est installé en équilibre sur des socles ; il se remplit peu à peu d’eau et bascule pour se vider avant de recommencer, recommencer, recommencer. À perpétuité.

Mais c’est une réalité politique historique qui se matérialise à travers la photo en noir et blanc d’une croix installée en pleine mer. Celle-ci rappelle par sa métonymie que c’est dans les flots que les sbires de la dictature Pinochet ont balancé plus de dix mille opposants au régime. Cette allusion se retrouve en partie dans « 4820 brillos », esquisse visuelle de la Méditerranée au moyen de l’assemblage de pièces de monnaies en cuivre issu des mines chiliennes.

Le monde maritime reste présent dans l’univers artistique de Martinez avec cet assemblage mi-brut mi-combiné de patrons destinés à la confection de voiles de bateaux, utilisés par le père de l’artiste. Cette « Archéologie n°1 » a le charme des papiers jaunis, avec notations crayonnées, pliures, coups de cutter, patchwork anarchique mais continu, rappel d’une embarcation en devenir, sans doute devenue, probablement disparue. Par contre, c’est une véritable voile qui garnit une embarcation suspendue à l’envers, comme si elle avait été engloutie. Condensé insolite de voyage ou d’exil, de navigation et de naufrage.

En vidéo, « Alerce » est un moment fort et vertigineux. Un lent et long travelling vertical filme le tronc d’un arbre réputé, estimé âgé de plus de 3000 ans. Sa progression permet au regard de voir les caractéristiques les plus infimes des traces de son évolution comme les rides de notre peau permettent de révéler les nôtres. Tandis que nos yeux suivent l’ascension, une bande son restitue des bruits de la forêt tropicale resituant par l’ouïe l’espace hors champ de l’arbre. Toujours en vidéo, une marche symbolique vers  la mort permet d’accompagner un homme nanti d’un masque traditionnel polychrome qui traîne derrière lui à travers sable et eau des costumes qu’il ne mettra plus. Promenade macabre mais vivifiée par la lumière du soleil, les couleurs environnantes et par les paroles chantées sur la frontière entre Bolivie et Chili, entre existence et décès.

Collecter

La nature est la matière même du travail de Marinette Cueco (1934). Ses compositions sont élaborées à partir d’éléments végétaux. Joncs tressés, graminées entrelacées, buis en pelotes, légumes intégrés, fagots de vigne vierge, magnolias en pétales… seront associés entre eux, ou avec du papier et des ardoises. Ce qui apparaît d’abord s’apparente à un travail de dentellière passé à l’agrandisseur.

Adoptant des formes simples (triangle, carré, rond…), la créative herboriste assemble des joncs en dessins abstraits qui se croisent, s’entrecroisent selon des lignes plus ou moins denses. Lorsque cela ne ressemble pas à du crochet délicat pour napperons, cela s’apparente parfois à des toiles d’araignées. D’autant plus si des éléments d’une grosseur autre s’y adjoignent tels des insectes capturés en plein vol.  

À l’instar de compositions d’abstraction géométrique, ces ensembles expriment des rythmes, harmonieux ou chaotiques. S’en approcher et les examiner de près offre des différences subtiles de matières végétales, exhibent du lisse ou du rêche, de l’uni ou du rayé, du rigide ou du souple. Le visuel s’accompagne du tactile même s’il est déconseillé de tâter la vulnérabilité du matériau. Ses entrelacs d’ampélopsis suscitent des réseaux plus bruts, plus proches de l’organique si pas de moucharabiehs fragiles.

De l’herbier qui est un instrument de connaissance, Cueco a donc construit une œuvre d’expression, de mise en valeur d’une beauté spontanée devenue image d’une réalité dont ce sont les qualités matérielles particulières qui sont soulignées. Elle a aussi rendu perceptible pour certains végétaux leur fragilité et est parvenue à figer leur éphémère dans des traducctions qui les rendent durables.

Se passe souvent une sorte symbiose entre le papier support et les éléments rustiques au point de ressembler à un travail d’ébénisterie. Étranges ces poireaux aplatis formant une sorte de ribambelle de formes similaires, teintées de nuances presque étalées du blanc cassé à l’ocre foncé, scansion verticale cadencée. L’oseille, l’ail, la rhubarbe ont leur propre gamme plus ou moins claire, leurs contours, leurs pigmentations. Une fois, se regroupent des acanthes, stimulation des nos souvenirs de colonnes corinthiennes. 

Ces installations convertissent l’espace muséal en territoires restitués à une nature mise en forme pour dire autrement vie et paysage. Le répétitif de tresses de graminées enroulées montre la variété des aspects visibles des plantes ; il montre également une apparence autre que lorsque la plante est fanée car, dans ce cas-ci, cette altération naturelle prend une allure de persistance. À moins qu’on n’imagine être face à une plage où se sont échouées des méduses.

Des feuilles et pelotes de buis prennent l’allure d’un boulodrome pour pétanque écolo. La terre rouge d’une arène imaginaire se dote d’une frontière de mini-fagots. Une allée, dallée de brisures d’ardoises joue les chaussées romaines pour insectes dont la circulation est régentée par une bande d’arrêt d’urgence en pétales de magnolias.

Associer végétal et minéral est en effet une autre manière de travailler de Marinette Cueco. Cette fois la rigidité des ardoises s’assemblera avec la souplesse des joncs capités.  Cette nouvelle union met en conjonction rigidité et souplesse, rudesse et délicatesse. Et par extension, puisque autrefois ardoise était utilisée comme support d’écriture, est née la tentation d’y apposer des signes d’un langage visuel. Alors, la pierre est percée et la plante est tressée ; la seconde est enfilée sur la première indiquant des lignes, des croix. Parfois, un simple lien qui entoure comme un garrot ou emballage cadeau. Message formel, rythme graphique, rébus insolubles, jeu de simplicité né du plaisir d’associer, d’user de gestes créatifs dépourvus d’arrière-pensée.

Témoigner

Le FRAC Grand Large héberge actuellement deux photographes. L’un est avant tout reporter intéressé notamment par les migrants et leurs conditions de vie. L’autre poursuit des recherches esthétiques.

Bruno Serralongue (1968) s’intéresse depuis déjà longtemps aux migrants de Calais qui croupissent dans des conditions peu compatibles avec les droits élémentaires. Il arpente donc le terrain dans lequel ils se trouvent et d’où les autorités républicaines tentent régulièrement de les expulser. C’est cet affrontement quasi permanent qu’il photographie.

Ses images présentent souvent un paysage encadré. Ceux qui rêvent de gagner l’Angleterre sont non pas face à de grands espaces mais à proximité de murs, de palissades, de grillages, de barbelés, d’arbres ou de fourrés, de colonnes de béton, de rambardes en ciment. Cet environnement exprime clairement qu’il n’y a guère ici de véritable liberté pour ceux qui s’efforcent de la trouver ailleurs que dans leur pays d’origine.

Certains clichés sont d’une forte efficacité visuelle. Ainsi ces files d’individus de chaque côté de rails à l’endroit d’un aiguillage censé permettre de choisir entre deux directions, rails séparant  les piétons par la rigidité de leurs lignes parallèles vers un quelque part imprécisé tandis que les barrières semblent canaliser les gens dans l’étroitesse d’un couloir qu’il leur est difficile de quitter. Ainsi cette porte grillagée qu’un individu tente de franchir, tandis qu’alentour poussent des buissons desséchés, l’herbe jaunie d’une butte.

Les photos du démembrement du camp provisoire par les autorités confirment à la fois les conditions d’habitation précaires, la détermination des forces de l’ordre, une certaine résignation. Les abris sont dérisoires, insalubres, chaotiques. Serralongue réussit à prendre des clichés qui attestent d’une objectivité de témoin plus que de militant, sachant que ce qu’il montre parle de soi-même, que dramatiser des situations elles-mêmes porteuses de drame risquerait de déforcer la portée du poids de la vérité vécue.

Marc-Antoine Garnier (1989) poursuit une démarche qui consiste, selon Etienne Hatt, à « amplifier le réel ». Sa perception de ciels plus ou moins nuageux est d’abord une captation de luminosité et de colorations choisies en fonction de la richesse de leurs nuances. Il les propose en petits formats, pans de paysages célestes dont les colorations dans leurs nuances infinies sont perceptibles. Au point de devenir des tableaux abstraits.

Une succession d’une dizaine de parallélépipèdes colorés dessinent la perception d’un crépuscule moins dans l’espace que dans le temps qui abolit peu à peur la clarté avant d’aboutir à l’obscurité. Cette expression de la temporalité rejoint celle de la spatialité. Il en va un peu de même pour « Nuage », dix pans à surface légèrement ondulée qui accompagnent l’effilochement d’un cumulus.

Qu’une photo soit apposée sur un support gondolé suscite un trompe-l’œil qui contraint le regard à imaginer concrètement le relief du sujet saisi par l’objectif. C’est le cas de « La douceur de l’eau » et de « Clair obscur ». Un travail de parcellisation met un pan de nature derrière une grille qui transforme une plante en objet qui passe du flou brouillé à une perception réaliste selon qu’on s’éloigne ou s’approche de l’œuvre, avatar inattendu du pointillisme de jadis. Des découpages en rondelles dispersés sur une surface recomposent un paysage en focalisant des parcelles de vision éclatée, puzzle incomplet à recomposer mentalement.

Dans la seconde partie de l’expo, celle qui se trouve au dernier étage, dit ‘le belvédère’, il s’éloigne plus encore de la démarche traditionnelle de la photo suspendue aux cimaises. Pour qu’on puisse  jouir visuellement d’autres ciels, il les enroule sous forme de colonnes déposées verticalement sur le sol. Il est loisible de tourner autour d’elles afin de percevoir l’ensemble à travers l’acte non pas seulement de regarder mais aussi de marcher.

Michel Voiturier

« Jusque là » au Fresnoy, Studio national des Arts contemporains, 22 rue du Fresnoy à Tourcoing [Fr] jusqu’au 30 avril 2022. Infos : +33 (0)320 28 38 00 ou www.lefresnoy.net

« L’ordre naturel des choses » au LAAAC, 302 avenue des Bordées à Dunkerque [Fr] jusqu’au 6 mars 2022. Infos : +33 (0)328 29 56 00 ou https://www.musees-dunkerque.eu/laac/histoire-du-laac

« Passer en Angleterre »jusqu’au 30 avril 2022 et «L’ombre des jours » jusqu’au 13 mars 2022 au FRAC Grand Large, 503 avenue des Bancs de Flandre à Dunkerque [Fr]. Infos : +33 (0)3 28 65 84 20 ou https://www.fracgrandlarge-hdf.fr/expositions/

Catalogue : Fleischer, Aillagon, Bourgeois, Pronnier, Boucheron, Ganivet, « Jusque_______là », Paris/Tourcoing, Dilecta/Le Fresnoy, 2022, 144p. (32€)

                  Etienne Hatt,  « Marc-Antoine Garnier », Dunkerque/Frac Grand Large, 2022, 20 p.

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