
Noël Dolla et Lionel Sabatté ou comment faire sens dans des expositions d’envergure muséale (ce qui n’est pas donné à tous les artistes…)
A priori, il y a peu de points communs entre le travail de Noël Dolla (né à Nice en 1945) et Lionel Sabatté (né à Toulouse en 1975). Le premier est peintre et fait partie de l’aventure Supports/Surfaces au tournant des années 1960-1970. Le second est essentiellement connu pour sa démarche de sculpteur proche de la nature, lui qui a passé dix ans de sa jeunesse sur l’île de La Réunion.
L’un expose dans le vaste espace muséal de la galerie Ceysson & Bénétière à Saint-Étienne, l’autre dans les lieux atypiques que la même galerie occupe dans le domaine vinicole de Panéry, non loin d’Uzès. Noël Dolla est confronté à un volume intérieur composé de quatre salles carrées se rejoignant au croisement de leurs cimaises communes; cette localisation centrale offre un panorama à 360° de l’ensemble des salles. Lionel Sabatté prend en compte l’espace ouvert du domaine à partir de sa cour principale. Sans le vouloir bien entendu, tous deux ont déterminé les points cardinaux des lieux qui les accueillent, tant pour construire leur exposition que pour induire à propos de celles-ci une approche et un regard qui se nourrit précisément de ces territoires. Les artistes ne proposent pas un parcours, mais plutôt une déambulation à la carte dans un espace physique, mais aussi mental, les axes de convergence restant toujours en mémoire visuelle (dans le volume clôt de la galerie) ou virtuelle (dans celui ouvert de l’exploitation vinicole).
La tarlatane comme prise en mesure des lieux et une peinture engagée
Cette exposition est l’occasion pour Noël Dolla de déployer son médium favori, la tarlatane, dans des portées exceptionnelles, c’est à dire à la dimension des lieux. Au cours des deux années précédentes, il a pris un soin particulier à visiter ceux-ci – lors d’expositions de ses confrères analysées dans la perspective de sa propre intervention – pour s’en imprégner, autrement dit choisir des oeuvres en fonction de ceux-ci, et en créer de nouvelles pour la circonstance. La souplesse de ce support spécifique lui permet d’envisager des pièces monumentales qui n’en demeurent pas moins frêles, qu’elles se déploient dans les volumes des lieux ou qu’elles partent à l’assaut de ses gigantesques cimaises. En effet, pour lui, «la tarlatane est un matériau à la limite de la toile, fait de coton pur, avec un tissage lâche, d’une grande simplicité d’utilisation, très léger et très malléable». Il l’a découvert dans une vie précédente, celle où il était encore un peintre en bâtiment, secteur où on l’utilise pour réparer les fissures murales. Proche de la peinture minimaliste ou fondamentale, la tarlatane se suffit à elle-même au point que la majorité de ces oeuvres ne portent pas d’autre titre que celui de leur matière.
La pratique de Noël Dolla ne se limite cependant pas à son matériau fétiche, les toiles ont aussi leur importance. Certaines sont d’ailleurs partiellement couvertes de tarlatane, comme la série des «Plis et Replis» (2018), faites de compositions maîtrisées d’allure cosmique; d’autres combinent acrylique et fumée, traitée comme des pigments. On retrouve ceux-ci, mêlés à de la cire, dans de superbes «Dessins de Fer». Malgré la diversité des techniques et des supports utilisés, le travail ne manque pas de cohérence et il en faut pour affronter une galerie de cette dimension.
Les choses prennent encore une tout autre ampleur quand le regard s’attarde sur les cartels. Les « Dessins de Fer » sont ainsi sous-titrés « Il pleut sur Gaza » (réalisés en octobre 2024). L’intitulé des compositions horizontales de la série « Gerni-Gazavirgule » parle pour lui-même. Celui des oeuvres verticales de l’ensemble « Iwo Jima. (Sniper 14 mai 2018) » est plus énigmatique. Il faut savoir qu’il s’agit de la date du transfert officiel de l’Ambassade des États-Unis de Tel-Aviv à Jérusalem, sous le premier mandat de Donald Trump. Ce jour-là, plusieurs dizaines de Palestiniens qui protestaient contre ce transfert ont été tués à la frontière entre la bande de Gaza et Israël. Pour Noël Dolla, qui affirme « avoir toujours essayé d’avoir une pensée humaniste », la peinture a toujours, idéalement, quelque chose à dire : « À la différence de certains de mes confrères, j’ai toujours pensé que ce qui faisait la force d’une œuvre c’était sa complexité et l’obligation dans laquelle elle mettait le regardeur de se déplacer par rapport à ses croyances et à sa conscience ». Il poursuit :« Pour moi, la peinture est avant tout une parole donnée à des gens intelligents – quels qu’ils soient et tout le monde est intelligent – à partir du moment où ils prennent la peine de regarder » (1).C’est effectivement ce qu’il convient de faire dans cette exposition et ne pas se fier aux apparences d’une peinture abstraite, non moins séduisante.
La pouzzolane pour une peinture tellurique
Lionel Sabatté, lui, poursuit un travail tout aussi personnel qu’intrigant sur le minéral, le pictural et l’animal. Il produit tantôt un bestiaire qui semble décupler la force de la nature – il faut le voir caresser et l’entendre parler de son « Sanglier de Bacchus », certes en bronze, mais qui paraît surgir des bosquets avoisinants – tantôt des peintures dont l’aspect tellurique accentue sa part de mystères et, plus loin, des chouettes monumentales qui ponctuent les points cardinaux du domaine, comme autant de refuges ou d’abris pour se protéger dont on ne sait quel cataclysme imprévisible. L’ensemble de l’œuvre du sculpteur et peintre français déborde d’une énergie et d’une vitalité intrinsèque, dues notamment à un usage hors norme des matériaux, dont beaucoup sont poussés à la limite de leur résistance et donc de l’équilibre ultime de la pièce. En découle un paradoxal sentiment de fragilité et parfois même de légèreté qui fait oublier la densité des matériaux utilisés.

À l’instar du titre de l’une d’entre elles, « Le cratère du lion », les nouvelles peintures de Lionel Sabatté possèdent cette même force de puissance, celle d’une explosion picturale d’ordre tellurique. Dans cette discipline, l’artiste est également un alchimiste des matériaux, n’hésitant pas à combiner à la surface de la toile une matière classique comme l’huile, une moins usitée dans ce contexte comme des fragments de tissu en soie et, enfin, une troisième des plus surprenantes, la pouzzolane. Il s’agit d’une poudre volcanique, rouge ou noire, qui entrait dans la composition du ciment utilisé en leur temps par les Romains. Cette poudre renvoie ipso facto à tout un imaginaire collectif associé aux volcans, à leurs éruptions des origines jusqu’à nos jours, aux régions qui en ont été victimes, bref à une histoire géologique, mais aussi générale qui traverse notre planète depuis les débuts de l’humanité, donnant naissance à autant de peurs que de mythes. On détecte dans ces peintures l’apparition d’un magma indéfinissable, car explosif: le temps est perceptible comme celui d’un instant décisif en photographie, instant à nul autre pareil et qui peut se répéter sous des formes dissemblables, à l’instar des différents tableaux de cette série. L’expérimentateur qu’est Lionel Sabatté ne néglige pas pour autant des supports plus classiques. En témoignent ces quelques oeuvres sur tissu où il mêle à nouveau les matières comme de l’huile et des fils de laine. Cette fois c’est l’animal qui y fait son retour, comme ce loup animé de la même vitalité que le sanglier en bronze évoqué ci-dessus et qui semble « crever l’écran » de la toile qui a du mal à le contenir.
On perçoit dans les différentes figures du bestiaire de l’artiste ce besoin de dépasser les limites, qu’il s’agisse de celles du matériau ou de la surface de la toile qui risque de les enfermer. Les hautes chouettes en ciment torturé qui veillent sur les extrémités du domaine ont manifestement trouvé ici un cadre propice à cette extension des limites, un peu à la manière de la fabuleuse installation de son démesuré squelette de poussière réalisé il y’a quelques années pour le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne. Sa finalité en était la destruction inéluctable, façon comme une autre de repousser les frontières d’un travail hors norme, même si ce n’est pas le cas ici, où les sculptures d’extérieur s’inscrivent dans le long terme.
Bernard Marcelis
(1) Toutes les citations sont extraites d’un entretien avec l’artiste, réalisé le 27 mars 2025.
« Noël Dolla. Peintures 2018-2024 », Saint-Etienne, galerie Ceysson & Bénétière, du 28 mars au 24 mai 2025.
« Lionel Sabatté. Sappho Patera », Pouzilhac-Panéry, galerie Ceysson & Bénétière, du 19 avril au 14 juin 2025.
À voir cet été au Domaine de Panéry : « Bernar Venet. Lines, Grids & Stacks », du 4 juillet au 27 septembre 2025, Route d’Uzès, F – 30210 Pouzilhac (www.ceyssonbenetiere.com)
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