Il y a comme cela des anniversaires qui vous ont un fâcheux arrière-goût de consensus obligatoire, d’embrigadement ou de certitude, de stèle commémorative — alors même parfois que ce que l’on est censé célébrer, aurait plutôt deux fois qu’une voulu balayer tout ça, envoyer vigoureusement aux oubliettes la pompe et le fatras. Ainsi est-il écrit que personne, décidément, ne risquera en 2024 d’échapper, de près ou de loin, à l’incontournable « centenaire du Surréalisme ». Il y eut « Histoire de ne pas rire » à Bozar, colosse un peu friable, mais dont demeureront la justesse, la richesse et l’aplomb du catalogue (1)… L’expo « Surréalisme » court en ce moment même au centre Pompidou (si tant est que son poids de géant ne l’empêche pas de courir); et le Musée de la photographie à Charleroi vient lui aussi d’inaugurer sa contribution, non négligeable, au large concert. Encore a-t-il le bon goût de le faire dans la légèreté (il est vrai qu’en matière de surréalisme, l’institution et son directeur ont eu déjà maintes fois, et à bon droit, l’occasion de dégainer savoir-faire, expertise et artillerie lourde); en ouvrant des portes vers des à-côtés plus inattendus, fragiles et méconnus; et enfin en accueillant comme il se doit un digne héritier (bien vilain mot en l’occurrence), un continuateur acharné en tout cas, de l’inépuisable expérience de subversion des images par les mots aussi bien que des mots par les images.
Pol Pierart, en effet, pour qui ne le connaîtrait pas assez, poursuit depuis des décennies, en bord de Meuse (et Liège à cet égard est moins inspirant et déterminant que le fleuve qui l’irrigue) une œuvre essentielle et modeste, taillée à même l’os, bricolée à la sauvette ou avec les moyens du bord, et pourtant d’une justesse et d’une profondeur existentielle qui ne rencontrent, dans notre paysage culturel, guère d’équivalents ou de points de comparaison. Hors du temps, hors des modes et des usages convenus, loin des mirages technologiques ou des abîmes eschatologiques — encore que… pour ce qui est d’envisager la fin de toute chose (sens, vie, fleuve ou monde), on sera bien inspiré de s’aboucher avec lui.
Ses mots pourtant sont peu bavards: en grand et pas nombreux, sur toiles monochromes, ils se raturent, se dédoublent, s’effacent pour vous laisser passer, vous égarent. En petit, dans ses tirages noir et blanc immuablement argentiques, ils vous invitent à les suivre au gré d’aphorismes, de saynètes ou de dialogues faussement naïfs, obstinément retors, immanquablement déstabilisateurs. Ce petit monde a l’air familier, pourtant: c’est « lui » sans être lui (personnage plus qu’autoportrait), c’est l’enfance incarnée par un ours (ou deux), la mort figurée ou transfigurée (un squelette en plastique suffit), une incrédulité portative et universelle et, toujours, ces grandes questions incarnées dans de toutes petites choses (y compris ses bouquins, fidèlement et méticuleusement concoctés chez Yellow Now). Natures mortes, memento mori, vanités, si l’on veut rattacher cela à de grandes traditions; mais avec un humour et une autodérision qui désamorcent toute tentative de démonstration ou de classification. Aussi ses jeux avec les mots risquent-ils parfois de n’être pas goûtés, voire pas compris… que voulez-vous, comme le soulignait Cavanna, « expliquer une allusion culturelle, c’est comme pisser sur un ver luisant: ça l’éteint (2) ». Et ainsi y a-t-il moyen de passer à côté du génie de Pierart comme à côté d’un ver luisant, sans même remarquer sa discrète poésie, la petite lumière qu’il maintient dans nos nuits, son mélange unique de rareté, de proximité et d’étrangeté. Comme le souligne François de Coninck dans son joli texte pour le bulletin Photographie ouverte, « la question du sens, c’est souvent à une lettre près que ça (se) passe ». Et donc, tout aussi bien, que ça casse. Déplacement graphique que ne renierait peut-être pas Pierart lui-même, d’ailleurs, à caser (ou à casser?) aux côtés de ses « M’enf(o)uir (3) », de ses éléphants d’ « À fric » ou de ses constats doux-amers: « Nos faits blessent », « Une vie à peine éclose, une vie à peine est close » ou, bien sûr, l’aveu qui pardonne et autorise tout: « Je suis photorthographe ». La vérité sort donc de la couche des artistes autant que de celle des enfants, et si Pierart prolonge avec panache un certain esprit surréaliste, c’est bien dans cette liberté de parole absolue, à peine masquée, cette petite mèche éternellement rebelle — celle du vilain pétard toujours disposé à vous péter à la tronche, pas celle que l’on se gomine de côté pour plaire dans les salons.
Ainsi, si l’exposition consacrée au surréalisme — au sens large — s’intitule, plutôt joliment d’ailleurs, « Surréalisme, pour ainsi dire » (histoire de ne pas tout dire peut-être, en clin d’œil à Nougé?), tout l’œuvre de Pierart aurait sûrement pu s’appeler « Pour le dire autrement », tant il aura passé de jours et de nuits à trouver ou à nous faire trouver, entre les mots et les images, le chemin le plus courbe, souvent le seul qui vaille la peine, mais pas le moins épineux ni le moins mélancolique.
Hors du temps, disait-on plus haut. Ce n’est pas si sûr… Car si celle de Pierart est hantée par celui qui passe (et aussi, un peu, par celui qu’il fait), c’est tout l’ensemble des expos temporaires à Charleroi qui mêle avec bonheur passé et présent, chronologie, sautes d’humour et raccourcis. De manière inspirante, éclairante, le Musée nous rappelle par là qu’il n’est pas la simple et immense boîte à conserve des images: il est aussi, avec nous, derrière nous et parfois malgré nous, le précieux gardien du Temps; de ce qu’il nous fait faire et de ce que, de nous, en nous, il défait. Cher Pol, à dans cent ans, donc!… et à la santé.
Emmanuel d’Autreppe
- Le surréalisme en Belgique. Histoire de ne pas rire, Bozar Books / Fonds Mercator, 2024.
(2) Publiant en guise de carte de vœux une image de Pierart où un cadran d’horloge explique qu’il « ne fait que passé », le Musée récolta naguère moult remontrances pour son laxisme orthographique! Et qui se souvient que le « naufrage » de la vieillesse (transformé en nuage par l’artiste) est tiré d’une formule que De Gaulle chantourna à propos de Pétain?…
(3) « M’enfin », aurait peut-être répondu un autre anti-héros.
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